Gorana Bulat Manenti Comment fonctionne une cure analytique?

Point hors ligne Editions Eres

Françoise Decant à lu …
Publications :  » L’écriture chez Henrik Ibsen » : Un savant nouage. Essai psychanalytique Ed Arcanes Eres dec. 2007. Parution dans le prochain numéro de La Clinique Lacanienne (N°22) ”Un nom du père parmi les noms du père: trois inventions”

« Comment fonctionne une cure analytique ? » C’est un titre très  audacieux que Gorana Bulat Manenti  a choisi de donner à son livre à une époque où la psychanalyse est régulièrement mise à mal par les médias, mais aussi par les psys de tous genres qui ont pris le parti « de ne pas s’avancer dans l’espace freudien ».
Audacieux aussi car il convoque une question centrale de la théorie psychanalytique : Comment peut-on transmettre quelque chose de cette aventure si singulière que représente une cure analytique lorsque l’on sait que ce qui est opérant, c’est le transfert ?
C’est justement le défi que relève Gorana Bulat Manenti qui a choisi comme sous titre de son livre «  A l’écoute du sujet toujours singulier ».
En effet, c’est à partir de la singularité de chaque cure que l’auteur questionne l’efficacité de la psychanalyse dans ses effets de parole prise dans le transfert. Elle va même plus loin, en osant proposer une définition de la psychanalyse comme science du particulier (c’est une hypothèse) par opposition à la science qui elle, objectivise et suture le sujet.
Un fil court tout le long du livre et ce fil concerne ce que Freud a appelé « le complexe paternel », à savoir la duplicité paternelle (père vivant, père mort), complexe que Lacan a développé à partir de l’œuvre de Freud en mettant en place les concepts de Père Réel, Imaginaire et Symbolique.
Comment repérer le dysfonctionnement de la fonction paternelle dans le surgissement des symptômes morbides qui amènent les sujets en souffrance à  frapper à la porte du cabinet d’un analyste qui a le courage de ne pas reculer devant l’ampleur de la tâche (en recevant les  toxicomanes ou les patients atteints de maladie grave), quelque soit les ravages que ne manque pas d’inscrire sur le corps du patient –pas encore analysant- la pulsion de mort.
Si la jouissance mortifère tapie derrière la souffrance occupe le premier plan de la scène, et ce, de façon très violente comme le montrent les exemples cliniques relatés par Gorana Bulat Manenti, c’est bien le réel de la pulsion de mort qui se donne à voir et à entendre, non seulement sur le corps, mais aussi sur l’Autre Scène, dans les rêves, lapsus, actes manqués, dans ce savoir inconscient qui est un savoir sans sujet, qui coule dans la rainure du dire vrai et qui est du réel, un dépôt, comme nous l’enseigne Lacan.  
Réintroduire du sujet là ou il s’est absenté : c’est à cela que s’attache l’acte analytique, l’acte qui va permettre la construction du fantasme (passer de la pulsion au fantasme) un fantasme qui inscrit sur l’une de ses faces la jouissance maternelle et sur l’autre le meurtre du père, deux faces impossibles à réunir tels les deux bords de la bande de Moebius comme nous le rappelle l’auteur de ce livre.  
Le défaut de symbolisation de la fonction paternelle responsable de bien des ravages ne manque pas de s’accompagner très souvent de  la figure  souvent féroce du père primitif, en place de père Idéal, ce père dont Freud nous dit bien dans son œuvre « Totem et Tabou », qu’il s’agit d’un père mythique. En permettant la symbolisation du meurtre du père, le travail analytique- travail qui permet aux différentes instances de la paternité de glisser de l’une à l’autre-  va avoir pour effet d’opérer au niveau du symptôme et de faire reculer la pulsion de mort.
Le travail clinique avec des sujets atteints de maladies graves, (P. 29) qui semblent être englués dans l’Autre, et dont les signifiants ne glissent plus, ne circulent plus, comme s’ils étaient bloqués, voire gelés, amène l’auteur à évoquer l’hypothèse d’une position quasi mélancolique, se référant au travail minutieux et fécond de S. Freud «  Deuil et mélancolie ».
Le rôle de l’analyste va consister, via le transfert, à permettre grâce aux lapsus, aux rêves, actes manqués amenés sur le divan de lever  le refoulement portant sur le désir inconscient de l’analysant, et de lui permettre de se décoller d’une identification imaginaire aliénante.
Dans les cas de maladie à risque vital, la remise en circulation des signifiants bloqués permet souvent de mettre en lumière  une dette à la mère, dette imaginaire venant se loger dans la livre de chair cédée à la mère. (P.36)Cette problématique est centrale dans les exemples cliniques d’une grande richesse qui fourmillent dans le livre de  Gorana Bulat Manenti, que ce soit des pathologies liées à des maladies dites psychosomatiques ou bien encore liées à l’anorexie, « maladie » qui nous enseigne beaucoup sur la question de la livre de chair, lorsque ces malades acceptent «  de s’avancer dans l’espace freudien ».
Tantôt à l’écoute des patients hospitalisés (à leur chevet), mais plus couramment reçus à son cabinet, où lui sont adressés des patients atteints de maladie grave, l’auteur, qui dirige depuis de nombreuses années un séminaire analytique sur l’articulation entre le corps et le langage, consacre la première partie de son ouvrage au corps dont elle parle en des termes que je trouve très beaux:  «  Le corps n’est pas une donnée chez l’être humain. Le corps est plutôt un arrachement ou un ouvrage, une construction, une création, jamais un acquis. Ce corps humain, différent de l’organisme, se construit et se déconstruit au rythme de son rapport à la demande de l’Autre, de son rapport à ce que la psychanalyse désigne comme le complexe de castration. » (P.18)
La castration – celle de la mère, dont le père est l’agent, puis celle du sujet- cet outil  théorique précieux (souvent relégué aux oubliettes par les psychanalystes eux-mêmes), que nous a légué Freud en même temps que le complexe paternel et qui nous permet d’entendre un petit peu autrement les pathologies dites nouvelles liées à l’angoisse : spasmophilie, crise « d’attaque de  panique » etc…
Quant à cette autre  « maladie des temps modernes »-  la dépression- Gorana Bulat Manenti s’y intéresse également, en prenant  bien soin de différencier cette pathologie «  four- tout » de celle de la mélancolie. Dans un chapitre intitulé « Cliniques de la dépression, abords de la mélancolie », l’auteur qui parle des cliniques (au pluriel) de la dépression propose « d’essayer de distinguer les deux entités cliniques, la dépression névrotique et la mélancolie »  en les référant à la question du manque, (P.158), avant d’aborder la question de la mélancolie.
Le chapitre intitulé « Fantasmes et activités sexuelles dans un cas de mélancolie » met en relation le livre de Joseph Kessel «  belle de jour » et le cas clinique  d’une jeune fille qui n’hésite pas à mettre sa vie en danger en s’offrant à tous les hommes.
Le livre de Gorana Bulat Manenti nous enseigne qu’un analyste n’a pas à reculer devant la psychose et qu’il ne doit pas avoir peur d’endosser les différents habits taillés dans l’étoffe du transfert par son analysant. Ainsi la cure d’Aude (Chapitre «  Le sujet psychotique en analyse ») a permis, grâce à ce que Freud a appelé « L’affect consciemment accordé » de « faire tomber une à une, telles des marionnettes, les identifications aliénantes,  ces figures cruelles qui la menaçaient et l’empêchaient de vivre. » car si le Nom du Père est forclos dans la psychose, l’auteur nous rappelle sur les pas de Gérard Pommier combien la forclusion « élève le père jusqu’à une position d’Idéal, sans partage, écrasant ».(P.186)
En acceptant de se laisser enseignée par ses analysants, l’auteur n’a pas peur d’interroger sa position dans le transfert, pas seulement dans les cures qui se sont bien passées, (La cure de Gaby par exemple) mais aussi celles qui se sont arrêtées prématurément.
Par ailleurs, si Gorana Bulat Manenti se réfère à l’enseignement de Sigmund Freud, de Jacques Lacan et de Gérard Pommier (entre autres), elle tient à différencier une démarche qui vise à s’approprier des outils théoriques articulés à la clinique du transfert, d’une démarche qui vise à réciter un dogme et à transformer ainsi une pensée vivante en constante évolution, en un carcan figé derrière lequel on pourrait se protéger . Je la cite : « S’aventurer dans notre propre parole, articuler la théorie avec les moments cliniques, comme Freud l’a toujours fait, en son nom, en continuant à approfondir dans sa propre lecture le travail de nos maîtres, n’est ce pas l’aventure risquée, mais passionnante de notre métier impossible ? » (P.125)
N’est ce pas là la meilleure façon d’inviter les psychanalystes à découvrir ce livre ?

Françoise Decant

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