Gisèle Chaboudez Ce qui noue le corps au langage

Paris, Hermann, 2019

Olivier Douville psychanalyste

Association Française des Anthropologues, E.P.S de Ville-Evrard (93).
Directeur de publication de Psychologie Clinique.

 

Le livre de Gisèle Chaboudez, Ce qui noue le corps au langage, est riche d’un enjeu majeur pour la pensée psychanalytique. Il est heureux qu’après quelques autres (Siboni, Zennoni) Gisèle Chaboudez, reprenne à nouveaux frais cette question  de la nature des liens entre le langage et le corps. Ce livre, de plus, se situe dans le prolongement de deux  ouvrages majeurs de l’auteure « Que peut-on savoir sur le sexe ? » paru il y a deux ans chez le même éditeur et « L’équation des rêves et leur déchiffrage psychanalytique » paru, lui, en 2000 chez Denoël. D’une part, il explore en quoi la psychanalyse ne vise pas à réparer la logique phallique et ses systématisations mais à les rendre contingentes, d’autre part, il établit que le rêve traite inlassablement cette jouissance de l’Autre.
Gisèle Chaboudez pense le travail du psychanalyste dirigeant des cures et elle nous aide également à dépasser un certain formalisme obsolète sur ce que serait la sexualité, le féminin et l’ordre symbolique, ce qui est plus qu’utile dans la mesure où, sur bien des aspects et dans bien des polémiques, l’opinion psychanalytique semble ne pas avoir pris la mesure des dernières avancée lacaniennes et fige trop souvent la pensée à une doxa arrêtée aux années 1960.
Par l’abord topologique (borroméen) employé par l’auteure, se marque un écart entre organisme et corps, écart dont rend compte la notion même de pulsion. L’hypothèse majeure qui nous est proposée noue les deux termes de l‘alternative suivante :
– l’absence d’un rapport inscriptible fondé sur la jouissance sexuelle serait première et donnerait lieu au langage
– elle est seconde et causée par le langage
Toute assertion qui privilégierait l’une ou l’autre de ces deux branches de l’alternative, qui trancherait au vif, risquerait de faire retour à une naturalisation de l’inconscient et/ou à une lecture religieuse de l’imposition du symbolique ; de fait la topologie nous libère d’une telle dépendance à la pensée chronologique et développementale. Les deux assertions sont nouées, ce qui ordonne progressivement le dégagement d’une hypothèse centrale à ce livre que nous schématiserons ainsi.
S’il s’agit bien de nouage entre trois ordres et non d’un surplomb du symbolique sur les deux autres alors se répartissent et se nouent les registres :
– de la jouissance et de ses déperditions
– du corps, et de ses images
– du langage qui, aux déperditions de jouissance répond  d’abord en les radicalisant (ce qui est la thèse central du Discours de Rome de Jacques Lacan) puis en « engendrant des processus susceptibles de retrouver des formes de jouissance des plus-de-jouir tenant lieu de ce qui a été perdu et retrouvé » (p. 67)
Chaque déperdition de jouissance n’est pas une perte sèche (et c’est peut-être, à rebours, l’absence d’une déperdition qui fait compact le corps du mélancolique délirant). Ce qui  noue le corps au langage ne cesse pas d’inventer ces suppléances, ce dans une liberté de ton possible qu’on espère liée à la lente dévaluation des lois  sexuelles religieuse. C’est sans doute un espoir, qui a au moins la vertu de nous affranchir des vitupérations commodes sur le déclin du symbolique en nos temps très vite qualifiés de « post-modernes ».
Ce livre est exemplaire pour penser et écrire avec la topologie. La topologie, dois-je le rappeler, n’est pas une illustration, un pense-bête ou un brevet de lacanisme, elle est occasion d’un effort de rigueur pour penser le trinitaire RSI et les inventions de suppléances qui font tenir ce trinitaire  pour chacun. Dans une des présentations les plus élaborées que Lacan a fait du nouage borroméen dans son séminaire R.S.I, il établissait que nous avions à notre disposition deux modes de lecture de l’objet dit « a » : soit celui produit par la coupure, et aussi celui produit par le serrage des trois ordres R.S et I. Qu’en est-il de l’objet a du rapport sexuel ? Il ne peut être alors uniquement considéré comme relevant d’une mortification du corps par le langage, comme la résultante d’une coupure, mais bien comme l’effet d’un corps jouissant sur le langage, ce par le truchement de la fabrique d’un plus de jouir.
Cette répartition jouissance/corps/langage qui est donc une façon de rendre compte d’un nouage, ne fige rien. Toute topologie est aussi une cinétique. Ce nouage ne fixe plus la scène du deux comme l’appareillage d’un sujet et d’un objet, mais comme la condition d’une suppléance restaurant « dans le couple sexuel un deux que les lois sexuelles n’inscrivent aucunement ». Si la jouissance sexuelle ne se prête pas à inscrire un rapport, cet échec est fondateur de suppléances – c’est une thèse centrale de ce livre.
Ce livre, en ce sens, peut être lu comme un hommage à la plasticité de la vie de l’inconscient, à son inlassable travail de production de formations, dont, éminente, celle du rêve qui sépare le sujet de la jouissance de l’Autre et tisse des valeurs de jouissance substitutives, formant des lettres.
Le corps alors n’est en rien réductible au réel mais n’est pas sans rapport avec le réel. D’où la constante présence de la physiologie, et pas uniquement de l’anatomie. La dimension toujours passionnée et socialement reprise de l’identité sexuée n’est pas assurée, loin de là, par la seule anatomie. Avoir le pénis ou ne pas l’avoir, ne garantit pas cette identité. Découle de là une thèse qui reprend des aspects peu étudiés de l’enseignement de Lacan, et qui implique que « la coupure de la détumescence » fait exister une limite à la jouissance sise dans le corps lui-même. Il est remarquable que cet échec de la réciprocité ordonnée des jouissances, réciprocité qui ferait rapport, soit comme le soulignait Lacan, « le pivot de l’idéologie sexuelle et des lois sexuelles ». Que de telles lois connaissent aujourd’hui un chamboulement est non seulement quelque chose à penser pour le psychanalyste, lequel ne saurait se fossiliser comme le garant des équilibres patriarcaux d’antan au nom du symbolique, mais pourrait aussi être un effet de la diffusion de la psychanalyse, au-delà des psychanalystes eux-mêmes.
Si les formules de la sexuation proposées par Lacan ont encore une actualité brûlante, ce n’est guère parce que s’y écrit un mode masculin et un mode féminin de jouissance c’est aussi que fait trou l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel. Les logiques d’identification sont le fait de sujets divisés, composant chacun dans une façon de solitude ses ambivalences Et pas davantage donc, la psychanalyse n’irait se ranger sous la houlette d’une religiosité en posant le phallus comme médiation entre les « parlers » de quelque sexe anatomique qu’ils soient.
« Repérer l’incidence du biologique dans les constructions de l’inconscient, non seulement le roc bien nommé mais aussi le ressort de chaque objet en sa coupure, permet d’identifier le matériau que le langage emprunte avec celui qu’il exclut et celui qu’il modèle » (p. 210)
Le matérialisme de la pensée de l’auteur est ici bien assuré par le cheminement topologique et la référence à ce réel du corps en ses limités fondatrices.

Olivier Douville

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