Gérard Haddad Le complexe de Caïn. Terrorisme haine de l’autre et rivalité fraternelle

Edition Premier Parallèle, janvier 2017

Françoise Hermon

Psychologue clinicienne et psychanalyste membre du Cercle Freudien exerçant à la consultation médico- psychologique de Chaville a publié dans la revue Patio N° 3 L’inconscient à l’œuvre, « Trajectoire orale ».
En 2008, dans le bulletin du Cercle Freudien « La destructivité en psychanalyse ».

« Le péché est tapi à ta porte » lit-on dans  Berechit (genèse).

Gérard Haddad avance « Le crime de Caïn est le véritable péché originel des hommes tapi dans chaque âme humaine, la fable du fruit défendu …n’est peut-être là que pour faire diversion et servir de paravent devant l’abomination du fratricide »

Dans ce manuel à l’usage de nous tous frères humains taraudés par la jalousie et l’envie, Gérard Haddad rend compte avec simplicité et clairvoyance des  paradoxes d’une fraternité tant meurtrière que solidaire.

L’image de Remus et Romulus abandonnés tétant la louve  dans le mythe de fondation de Rome, plus récemment et de manière  plus actuelle et tragique pour l’auteur de ce livre, l’antagonisme des musulmans et des juifs au sein du monde arabe, ce lien  pathologique et redoutable qui caractérise l’union discordante des frères ennemis, voilà qui est au cœur de ce propos que  l’on sent vibrer  d’une implication revigorante et bien vivante.

Être l’élu du père comme Abel ou Joseph dans l’ancien testament, c’est être désigné à la vindicte des frères ravagés par une haine irrépressible tenace et meurtrière.

Joseph parvient à renverser la situation en pardonnant le crime dont il a fait l’objet et s’est sorti vivant, ainsi nous avons dans l’ancien testament un exemple de réconciliation qui augure d’une possibilité de paix civilisatrice.

Mais Caïn aurait-il dû être le gardien de son frère, comme le suggère la réponse  en forme de question dé-négative qu’il donne à dieu qui lui demande des comptes?

La vérité patente de ce récit est que le premier être issu d’humains se révèle être l’assassin de son frère et que là se situe l’origine de toutes les autres générations.

Ainsi, le complexe d’Oedipe,  pilier de l’inconscient Freudien en cache, nous dit l’auteur, un autre peut être plus difficile à accepter et encore plus fondamental, puisqu’il concerne tout un chacun en bute à son prochain, le complexe de Caïn.

En effet pas trace d’interdit de l’inceste dans l’ancien testament mais l’interdit majeur du « tu ne tueras point. », suivi du commandement de ne pas désirer le bien du compagnon.

On peut d’ailleurs noter que la première des dix paroles indique que Yahvé pour sa part  ne supporte pas de rival, il est le seul des Elohim digne d’être obéi et craint. Lui-même, le dieu jaloux de ses prérogatives, il nous ordonne de ne pas tuer notre semblable ni convoiter son bien.

Si le judaïsme à travers la torah nous met en garde par des exemples multiples et sanglants de sauvagerie fratricide (les fils de David  à travers Absalòn, de Salomon à Faulkner, en sont de pathétiques représentants), l’avènement de la figure du Christ rédempteur reprend, écrit l’auteur, l’essai de dépassement sublimatoire opéré par Joseph.

Ainsi Jésus serait le représentant de celui qui tué par ses frères  juifs et romains se sacrifierait pour les racheter de leur passion fraternelle meurtrière; Gérard Haddad choisit cette thèse plutôt que celle consistant à poser comme l’a fait Freud, que dieu le père, tué par les fils de la horde s’était vengé en demandant à Abraham de sacrifier le sien.

A ce propos la critique des thèses de René Girard nous offre  l’occasion d’un débat éclairant la différence entre désir mimétique et désir selon la psychanalyse, débat au cours duquel la conception de ce dernier est traitée de blasphématoire car on ne peut badiner avec le désir selon Lacan, en le rabattant sur la convoitise. L’auteur nous en convainc  par sa propre expérience et vient clore le sujet de manière magistrale par cette interprétation lumineuse et « précieuse » du dixième commandement selon Lacan,  « tu n’empièteras pas sur l’intimité de ton prochain, cette intimité selon laquelle toute vie devient cauchemar, et sur la jouissance que celui ci est en droit d’en tirer. »

Le chapitre intitulé l’angle mort de la psychanalyse, réunit les  qualités de discernement, de modération et d’honnêteté dont fait preuve cet ouvrage.

En effet, après s’être arrêté sur les mots de Wladimir Granoff qui écrivait à brûle pourpoint
« Lacan était pour moi un frère aîné. Et par rapport à un frère aîné il est banal, la tragédie nous le montre, qu’arrive un moment où l’on est amené à dégainer »,

Gérard Haddad conclut que l’aveuglement des analystes actuels quant à la dignité du complexe fraternel serait un legs du fondateur, et que si peu brillant qu’ait été l’élève Adler par rapport au maitre Freud, ses thèses peut être un peu simplistes n’en sont pas moins susceptibles d’éclairer  le  monde actuel en butte au terrorisme fanatique. Il semble que Freud fût peu prêt à tolérer les apports de ses disciples et à les reconnaître, même si comme son successeur Jacques Lacan, il ne manquait pas d’affirmer vouloir trouver un héritier jugé digne de l’héritage, ce qui implique bien sûr de laisser à l’héritier quelque marge de liberté.

Il reste remarquable que Gérard Haddad, lui qui se reconnaît croyant en religion et respectueux de  certains maitres, après avoir stigmatisé Adler comme étranger « aux clefs de voûte de la psychanalyse », puisse reconnaitre  cet hérétique pour l’éclairage  que donne sa théorie au phénomène actuel du fanatisme Djihadiste.

Cette clairvoyance il l’attribue à l’importance qu’accordent les théories d’Adler aux phénomènes sociaux en référence au narcissisme que néglige, nous dit l’auteur, la psychanalyse contemporaine,

« ce narcissisme blessé, exacerbé, en un mot malade, qui caractérise selon moi les personnalités qui basculent dans le fanatisme. »

La pertinence de ce que j’appellerai  modération ou tempérance consiste en cet avis modeste: « la psychanalyse se renouvellerait et gagnerait peut être en efficacité en croisant l’axe vertical de l’oedipe régulateur des générations avec l’axe horizontal du complexe de Caïn, élément fondamental du lien social. »

La trouvaille de l’auteur  qui elle aussi paraît toute simple, sans prétention, c’est d’avancer  comme une lapalissade éblouissante et évidente:
« la difficulté tient à ce que cet axe horizontal se déploie dans un présent permanent indépassable quand l’axe vertical est appelé à se résoudre dans un futur envisageable, le père n’étant pas éternel. » C’est moi qui souligne car il me semble  que cette remarque ne manque pas d’un certain humour par rapport à la problématique religieuse dont ces mots sont empreints et l’on pense à Prévert qui priait ce père éternel qui est aux cieux de bien vouloir y rester.

En effet c’est à juste titre mais à double tranchant que l’auteur qui revendique le droit et l’importance du religieux en dénonce les méfaits.

C’est avec une douloureuse lucidité qu’il fait la liste des anathèmes qui à travers des luttes fratricides et sanglantes ont décimé les rangs des troupes analytiques. Jung, Adler, Ferenczi, Reich, Anna Freud et Mélanie Klein, Lacan……que de guerres intestines, que d’excommunications!

« En un mot, on tue l’adversaire que l’on ne considère plus  comme un collègue mais comme un hérétique à effacer de la planète, que l’on ne cite plus et dont le nom lui-même sent désormais le souffre luciférien.

La reconnaissance de Gérard Haddad pour Lacan en tant que père adoptif ne l’empêche aucunement de dénoncer le débordement de ce denier par son complexe de Caïn, bien qu’il eût fait la découverte fondamentale du stade du miroir, siège de la rivalité, fraternité et agressivité.

Après s’être ri des héritiers  qui dès la mort du maitre « ne se supportèrent plus, se déchirèrent, affirmant….détenir un morceau de la vraie croix, un fragment d’un testament oral. Chacun, surtout aspirant à devenir calife à la place du calife défunt. » Gérard Haddad en arrive à sa conclusion en ce qui concerne les dérives terroristes fanatiques et guerrières de l’islam

Les « mon frère, » proférés par les jeunes français des quartiers, tout comme les Frères musulmans et frères et soeurs en Jésus Christ, nous interpellent  en ce que, comme le souligne l’auteur de cet essai, ce mot de frère détermine un dedans et un dehors de la fraternité.

Le concept d’ « universel » appartient à l’ordre de l’utopie en tant que justement, il implique que les frontières soient abolies et il est nécessaire à la sortie d’une barbarie en acte, même s’il nous faut admettre qu’il reste inaccessible  à ceux  qui sont détruits par le flottement identitaire et qui n’ont pas accès à suffisamment de sublimation pour réfréner leur envie primaire et meurtrière de frère toujours potentiellement rival.

Gérard Haddad évoque Jean Jacques Rousseau et son fameux mythe du bon sauvage pour l’infirmer, mais il le réhabilite partiellement du moins en fin de ce petit ouvrage, en s’appuyant sur l’expérience acquise par Anna Freud et certains de ses collègues pédagogues, qui se sont occupés de tout petits enfants rescapés ayant vécu les camps nazis.

Cet exemple paradoxal s’il en est, rejoint le constat du début de l’ouvrage, constat de la fréquence des frères activement présents dans les récents attentats que nous avons subis, « frères issus  familles brisées de foyers délabrés » écrit Gérard Haddad;

Pourrait-on dire avec et contre Jean Jacques Rousseau, que dans l’exemple cité par l’auteur, celui des enfants des camps nazis, c’est la barbarie ambiante qui  a conditionné une certaine conception de  fraternité, solidarité indéfectible envers les  frères, mais menaçante pour tous  les adultes vécus comme des bourreaux. Ainsi, cette fraternité pleine d’un espoir utopique se révèle surchargée d’une haine contre l’adversité qui par mécanisme de projection finit toujours par donner forme à l’adversaire.

Afin de poursuivre la tâche qu’il s’est fixée et de comprendre les racines du fanatisme, c’est à travers d’inlassables manœuvres que Gérard Haddad s’emploie à explorer et déminer ce territoire nommé « férocité »;  il considère néanmoins que le complexe de Caïn n’est surmontable que sous le joug de la loi paternelle, par crainte et pour l’amour du père, et cela constitue un fait éminemment préoccupant pour la psychanalyse actuelle où le déclin de la figure du père phallique s’avère concomitant de ce « Féminin, révolution sans fin» dont avec son promoteur Gérard Pommier, on aurait  bien  aimé n’avoir qu’à se réjouir.

Avec son petit livre, Gérard Haddad  n’apporte pas de solution, mais il éclaire un champ  tant politique que psychanalytique, un territoire en forme d’ellipse dont un foyer serait Oedipe le parricide, l’autre le fratricide Caïn, et ce faisant il conjugue la loi paternelle de l’interdit d’inceste qui concerne la mère avec un difficile mais incontournable commandement: « Tu vivras avec ton frère! »

Françoise Hermon

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