L’Invité du 14 février 2012 – Gérard Haddad pour

La psychanalyse face aux camps Grasset, 2011 Présentation Serge Sabinus


Gérard Haddad

Le titre du livre évoque ce magnifique film de Patricio Guzman Nostalgia de la luz (nostalgie de la lumière). L’auteur, chilien emprisonné sous la dictature de Pinochet en 73 puis exilé à Paris, nous conduit dans le désert d’Atacama là ou la pureté de l’air, son absence de pollution lumineuse, son extrême sécheresse en font un site d’observation astronomique privilégié. Les scientifiques y recueillent la lumière voyageuse de ces étoiles mortes il y a longtemps. Guzman nous montre que, dans le même lieu, il y a des femmes vivant en nomades, qui creusent le sable depuis presque 30 ans à la recherche de restes humains, des victimes de la barbarie militaire chilienne. Inlassablement, elles fouillent le sable pour

Serge Sabinus

recueillir quelques morceaux d’os, de tissus provenant de leurs disparus ; c’est au cours de ces fouilles –aiguilles dans une botte de foin – qu’il n’est pas rare que vienne au jour d’autres traces, d’autres souvenirs, ceux des civilisations indiennes massacrées par l’envahisseur espagnol lors de la « conquista » du Nouveau Monde.

C’est une lumière noire qui nous vient de ces étoiles mortes, de ces « trous noirs », et GH cherche là à y apporter quelque lumière de vie ; c’est un rayonnement mais un rayonnement nucléaire… C’est le poète Paul Celan qui, écrivant jusqu’à sa propre mort l’intensité de ces rayons noirs demande si on peut y survivre ; Comme le poète GH interroge : pouvons nous cesser de repérer les traces toujours vives qui nous traversent aujourd’hui encore venus du temps mort de la barbarie nazie, pouvons nous les métamorphoser en éclats de vie, pouvons nous en repérer les traces et les effets subjectifs dans les corps et la psyché : C’est la question d’un psychanalyste engagé dans une position éthique (et non seulement théorique) à l’écoute de ce qui se transmet dans la parole au vif de chaque analysant. Le livre de GH témoigne de cet engagement personnel, comme un cri, malgré la forme précise, toujours stylée, de l’écriture à la recherche d’une formulation théorique. Pour GH « il faut écrire le livre »

Le livre pose la psychanalyse face aux camps de la mort ; les camps d’extermination nazie sans oublier les camps qui ont proliféré (la Kolyma) comme ceux qui continuent de se répandre encore de par le monde… et ceux à venir… Les camps, martelait Lacan, sont le réel de notre temps, et le livre de GH donne à cette formulation toute son amplitude.



Delia Kohen

Il ne s’agit pas, pour l’auteur, de lire ou interpréter l’histoire, mais d’apprécier au plus juste, au plus vrai, les effets de cette lumière noire sur celles et ceux qui viennent chez l’analyste dire leur souffrance au présent. La position de GH, analyste à l’écoute de ces plaintes, est celle qui repère toujours et encore chez chacun, déporté, enfant de déporté, survivant, enfant de survivant, mais aussi et encore dans tout sujet sans exception – on échappe pas au rayonnement vivant du passé -les effets des camps de la mort, invention sublime de la pulsion de mort nourrie de la Science à l’œuvre dans le vaste champ de l’homme.

Le livre est un livre clinique. Plusieurs cas sont décrit avec soin, avec style (et ce n’est pas le moins remarquable que de lire une prose fluide, « agréable » pour dire l’horreur) pour nous conduire au vif de sa position d’analyste et sn éthique. Le requis d’avoir à détecter – comme un enquêteur qui cherche activement ou reçoit passivement les traces, les marques encore vives de la douleur barbare passée : marque dans les symptômes, dans la langue et, très souvent, marques en plein corps : le non-dit, le silence, la honte caractérisent, selon GH, une clinique quasi spécifique qu’il cherche à établir sous la forme d’une nouvelle clinique voire d’une nouvelle métapsychologie : l’hypermnésie, le « feuilletage » de la mémoire, propose GH, on le lira avec profit.

L’émotion de l’homme – analyste- est grande et dévoile, à travers les récits de cure de l’engagement dans le transfert. Le transfert est l’épreuve du savoir dans l’acte de la parole qui s’adresse, savoir que Anne Lise Stern avait nommé – et je l’avais reçu ici pour son livre – « savoir déporté » : Elle m’entraîne dans le camp, nous invite à comprendre GH dans son récit tragique du cas de Sonia, au risque d’y rester, dirai je dans l’ambigüité de la formulation. Voilà une question clé pour ce soir : comment – dans cette lecture obstinée, passionnée des effets de la Shoah dans l’appareil psychique – comment rester analyste sans y rester, sans à tout le moins « rester » dans le camp. Il n’est pas possible de ne pas s’interroger sur cette nécessité d’une nouvelle lecture du trauma et de ses effets centré sur les camps laissant croire que le réel du trauma des camps s’imposerait à la réalité sexuelle traumatique freudienne. En effet, si c’est bien la barbarie de la première guerre qui a conduit Freud à inventer la pulsion de mort, c’est l’horreur des camps qui à soutenu la promotion par Lacan de la catégorie du Réel (en tant que nouée/dénouée aux deux autres ordres, symbolique et imaginaire). Ces « inventions » métapsychologiques, pulsion de mort et Réel, ne sont elles pas par essence transhistoriques c’est-à-dire ancrées à l’histoire individuelle en tant que celle-ci est traversée par les jeux pulsionnels et leur écriture selon les époques, les temps de la grande histoire ?


Philippe Beucké

C’est à ce point du nouage des trois instances que GH repère les effets de l’irradiation par l’Histoire des camps. Il suffit de relire Primo Levi, Antelme, Amery ou Kertesz pour s’en convaincre. Et cette destruction -voulue, organisée et instrumentalisée – se répète en écho à travers les générations à l’intérieur de chaque corps en vie. Son effet majeur est  celui de la destruction du symbolique – énucléation du signifiant de l’identité, de l’être au monde, énucléation du signifiant du Nom du Père. Cette énucléation – comme la forclusion – fabrique des morts, des psychoses, des morts-vivants. Voilà ce qui engage le travail de l’analyste vers les formes nécessaires de renouage des trois instances ainsi libérées, folles, « out of joint ».

GH –au plus près de ce sentiment d’urgence et de nécessité de rapporter les cures à l’horreur qui a zébré notre histoire et nos histoires – est en proie à une vive colère. Sa constatation du mépris plus ou moins affiché du monde analytique pour « le réel de notre temps » l’engage dans une voie qui me semble délicate. GH veut alerter les analystes, les éveiller comme s’ils étaient endormis ! C’est faire peu de cas des travaux de nombre d’analystes, seuls ou en groupe, qui font de ce repérage du Réel de notre temps – les camps – l’axe centré de leur préoccupation, jusqu’au vertige parfois ! Certes GH n’a garde d’oublier le travail d’Anne Lise STERN que j’avais moi-même reçue il y a quelques années pour son livre « le Savoir déporté ». Tant d’autres sont à l’œuvre, me semble-t-il, au point parfois de rendre captif le ça freudien du ça de la chose nazie… Mais peut être l’implication, la force passionnée que déploie GH dans son livre répond en partie à cet étonnement. Il s’agit bien de faire de la barbarie des camps nazis et de ses effets d’irradiation une affaire personnelle, intime, unique. Chacun peut y retrouver les effets symptomatiques de la lumière noire que GH décrit… L’implication de l’auteur analyste aux prises avec ce Réel pour chacun de ses patients, mais aussi avec ce réel qui sous tend tout fonctionnement des institutions analytiques au risque de leur survie, de leurs déchirements, n’est elle pas l’indicateur que la question du deuil est ici centrale ? Quel deuil pour la mélancolie née de la Shoah ?

On ne s’étonnera pas alors que le livre se poursuive pour se clore sur des considérations aussi passionnées que partisanes sur le conflit israélo-palestinien et, tout spécialement, sur l’attitude de l’état d’Israël (où l’auteur a séjourné durant 3ans) en proie à une douleur qu’il vient à peine de découvrir ! comme l’ont écrit Primo Levi, Améry, Wiesel, Kertesz et tant d’autres, la possibilité de la parole, d’un temps de deuil, implique la traversée préalable des temps sombres de silence, de honte et de déni qui sont autant de matériau morbide. Morbide pour les corps et les âmes de chaque humain, morbide tout autant pour le corps des états-nations. C’est dans cette morbidité que GH situe l’état d’Israël aujourd’hui… Peut être sur cette question du deuil gardée à l’horizon de ton livre peux tu ce soir commencer et présenter ce livre qui, magnifiquement, te tient…

SERGE SABINUS

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