Guido Liebermann La Psychanalyse en Palestine 1918-1948

Aux origines du mouvement analytique israélien Préface de Elisabeth Roudinesco Editions Campagne Première

Léa Sand
Psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle a travaillé en service de Maternité et en Protection Maternelle et Infantile en Seine-Saint-Denis durant 25 ans; elle est psychanalyste et membre praticien à la Société de Psychanalyse Freudienne, et exerce à Paris 11ème. Elle a publié, entre autres, deux articles, dans la collection « Mille et un bébés » chez Erès : « Le Psychologue et l’Intime: entre la commande sociale et la tentation analytique » et, «Psychologue dans les lieux d’accueil du Jeune Enfant: pour qui le prend-on? ».

Léa Sand a lu « La Psychanalyse en Palestine 1918-1948 »

Lorsque, cherchant l’adresse d’un psychanalyste à Tel Aviv pour une personne de mon entourage, j’appelai Guido Liebermann, je ne me doutais pas qu’il préparait alors la sortie de cet ouvrage, en français, qui plus est aux Editions Campagne Première. Par courtoisie, c’est en hébreu, certes rudimentaire, que je m’adressai à lui, pour m’apercevoir qu’il parlait parfaitement le français. Quant aux coordonnées d’un analyste à Tel Aviv, j’allais découvrir, quelques mois plus tard, que Guido Liebermann était en mesure de me fournir les coordonnées et le parcours de tous les psychanalystes vivant ou ayant vécu en Palestine et en Israël depuis plus d’un siècle. C’est avec un vif intérêt que je me suis plongée dans cet ouvrage historique richement documenté qui retrace de manière vivante, les méandres de l’aventure de la psychanalyse dans cette région en plein bouleversement entre 1918 et 1948 : la Palestine, alors sous mandat britannique.
Ce livre est issu de la thèse de doctorat de Guido Liebermann, soutenue à Paris VII, en 2006, sous la direction d’Elisabeth Roudinesco, qui en signe la préface. En introduction à ce travail, Guido Liebermann reprend l’histoire de la médecine et de la psychiatrie dans ce territoire ; il relate les conditions de la création en 1894 à Jérusalem, du premier asile psychiatrique,  Ezrath-Nashim (nashim signifie femmes, en hébreu), à l’initiative d’un groupe de femmes juives, l’une des plus anciennes institutions, proche du courant conservateur, traditionnaliste ;  Il met en évidence les résistances des courants conservateurs et religieux au progrès de la médecine, et les met en parallèle avec les résistances du Yishouv (l’establishment pré-étatique de la communauté des Juifs de Palestine), 30 ans plus tard, à la « modernité » de la clinique, qui s’appuyant sur la psychanalyse, venait déranger les traditions du courant religieux orthodoxe.  Nous suivons avec lui les pionniers de la psychanalyse, venus d’Europe, fuyant le nazisme et les persécutions, et qui, en sauvant leurs vies,  poursuivaient aussi leurs recherches et leurs découvertes. Ils allaient ainsi féconder le projet sioniste, de l’idée toute neuve de l’inconscient freudien.
Par ailleurs, nous sommes invités à approcher la complexité de l’attitude de Freud ; il affirme qu’il n’est pas sioniste, cependant ce qui se passe en Palestine l’intéresse. Et réciproquement, ses découvertes intéressent vivement les « khaloutzim » (pionniers) qui se lancent dans l’aventure sioniste. Cet intérêt produira, comme nous allons le voir tout au long de cet ouvrage, des ramifications dans tous les domaines de cette société en train de se construire : dans la médecine (la formation du personnel soignant), l’éducation (formation des pédagogues, des puéricultrices), l’organisation de la vie dans les kibboutzim (la conception de la famille – remise en question de la famille bourgeoise – et des rapports entre les hommes et les femmes). Mais les religieux du Yishouv sont, à ce moment de l’histoire, très réservés, voire hostiles quant à l’œuvre de Freud, et à l’avancée de son influence dans les différentes instances de la société des Juifs en Palestine ; ils maintiendront d’ailleurs cette hostilité après 1948. Néanmoins, cette résistance ne saura empêcher, comme nous le découvrons dans les nombreux documents d’archives produits par G. Liebermann, l’accueil fait à la psychanalyse, par les militants socialistes, sionistes, laïcs qui structurent le pays. Ceux-ci vont ainsi tisser son histoire et ses infrastructures en puisant dans la théorie freudienne ; ils bénéficient de la présence épistolaire soutenue de Sigmund Freud, en lien permanent avec les acteurs de la psychanalyse en Palestine.
Guido Liebermann nous offre ainsi le privilège de côtoyer ces  psychanalystes, pionniers du sionisme, dans leurs débats et leurs combats, pour fonder les institutions de la pratique analytique, et dans le même temps, l’organisation d’une société qui puisse en bénéficier. Et parmi eux ressort particulièrement la figure de Max Eitingon : il met en place à Berlin en 1920 le premier institut de formation à la psychanalyse, le BPI, Berliner Psychoanalystisches Institut, qui servira de modèle dans le monde entier. Plusieurs dates importantes dans l’avancée de la psychanalyse en Palestine sont mises en relief par G.Liebermann. Tout d’abord celle de 1922 à laquelle se forme, à l’initiative de Dorian Feigenbaum, et de Montague David Eder, le premier groupe de travail centré sur la psychanalyse  « le Groupe d’Etudes Psychanalytiques ». C’est un véritable acte fondateur du mouvement freudien en Palestine. Puis en 1924, une initiative de taille va marquer l’histoire du Foyer Juif en Palestine:  la création de l’Université Hébraïque de Jérusalem, dans laquelle deux psychanalystes seront membres du Conseil d’administration : Eder et Freud.
G.Liebermann insiste particulièrement sur la position de Freud par rapport à cette fondation et nous fait découvrir ainsi des données passionnantes et peu connues, me semble-t-il. Il nous rapporte un extrait du courrier du 27 mars 1925 que Freud adresse 5 jours avant l’inauguration : « Une telle entreprise témoigne magnifiquement du progrès vers lequel notre peuple s’est frayé un chemin en deux mille ans d’infortune. Il m’est pénible de ne pouvoir, à cause de ma mauvaise santé, être présent aux réjouissances qui président à l’ouverture de l’Université Juive de Jérusalem ».  G. Liebermann constate que « Ni Freud, ni la psychanalyse (…) n’étaient donc absents des projets de Haïm Weizmann »  et que Freud «n’hésite pas à faire valoir sa position de membre du C.A. lorsqu’il s’agit de soutenir la candidature d’un psychanalyste à un poste d’enseignant. » (p245) Mais Freud ne se rendra jamais en Palestine.
G.Liebermann retrace les méandres de cette institutionnalisation de la psychanalyse sur fond de  l’opposition religieuse qui fait barrage aux idées de Freud. Finalement, inaugurée le 5 mai 1934, date de l’anniversaire de S. Freud, la CPEI (Chewrah Psychoanalytith B’Eretz Israël, Société Psychanalytique en terre d’Israël) est la 12ème association psychanalytique nationale, reconnue par l’AIP. En octobre de la même année, Eitingon crée l’Institut de Psychanalyse de Jerusalem et incarne ainsi, de 1933 à 1943, l’institutionnalisation de la psychanalyse en Palestine. En suivant Guido Liebermann sur tout le territoire de la Palestine, nous découvrons en particulier les effets de l’arrivée massive, en 1938, de Juifs fuyant l’Autriche. La psychanalyse se développe alors largement dans le monde médico-social avec des initiatives non seulement de médecins mais aussi d’éducateurs, d’assistantes sociales, et de puéricultrices. Parmi eux, des « passeurs de la psychanalyse » comme le pédagogue David Idelsohn, qui créent de nombreuses institutions consacrées aux enfants. G. Liebermann nous montre comment la psychanalyse bénéficie alors du soutien des pédagogues, qui viennent réciproquement se nourrir à l’aune de ses travaux: « C’est la collaboration très étroite entre Mosche Wulff,  David Idelsohn et Schmuel Golan qui a permis à la psychanalyse de prendre son essor en Palestine/Israël entre 1933 et 1953, de connaitre un succès exceptionnel, et de bénéficier de la reconnaissance des pédagogues qui travaillent dans les institutions éducatives et sociales du pays ». (p194)  Mais là-bas comme ailleurs dans le monde  de la psychanalyse, les conflits d’influence sont tenaces. En 1952, lorsqu’ après d’âpres débats, internes au mouvement analytique en Palestine, la psychanalyse fera alliance avec la psychiatrie et la médecine, le Séminaire pour Pédagogues devra fermer ses portes ; la psychanalyse pour les pédagogues ne correspondra plus aux options de la nouvelle orientation de la CPEI. Les débats autour de la question de la psychanalyse pratiquée par les non-médecins auront en effet été très houleux en Palestine, puis en Israël.
Doit-on voir un lien entre l’hostilité du Yishouv à l’avancée de la psychanalyse, et l’agitation interne au mouvement analytique, qui aboutira à ce rapprochement opéré vers la médecine et la psychiatrie ? Ce débat interne au mouvement est-il en lien avec le débat qui entoure le mouvement analytique ? Un chapitre particulièrement intense nous permet de traverser les turbulences qui agitent le Yishouv, quant aux travaux de Freud au fur et mesure de leur arrivée et de leur traduction en hébreu. G.Liebermann nous livre des données très intéressantes sur les positions de Freud quant aux difficultés de traduction et à son rapport à la langue hébraïque. A propos de l’expression traditionnelle « la langue sacrée » qu‘utilise Freud pour parler de l’hébreu, Liebermann remarque qu‘elle a pour lui « quelque chose de difficilement  définissable, qui semble osciller entre l’intime et l’étrange, entre le familier et l’inquiétante étrangeté ». (p265). Ceci apparait bien également dans la préface de Freud à l’édition hébraïque de « Totem et Tabou » : « Aucun des lecteurs de cet ouvrage ne pourra saisir facilement le climat émotionnel dans lequel se trouve son auteur, qui ne comprend pas la langue sacrée, qui reste si éloigné de la religion de ses pères, et de toute autre religion, qui ne peut pas non plus partager les idéaux nationalistes, et qui néanmoins, n’a jamais renié son appartenance au peuple juif, se sent juif, et ne souhaite pas qu’il en soit autrement ». Le « climat émotionnel » mentionné par Sigmund Freud ouvre sur des questions encore à l’étude aujourd’hui et, à cet égard, l’ouvrage de Liebermann se référant à des éléments de la correspondance de Freud est particulièrement fouillé et pertinent. Un autre exemple m’a semblé particulièrement éloquent. Liebermann précise que « Freud est en effet resté étranger à tout sentiment nationaliste, quel qu’il soit ». Cependant, en 1936, dans un courrier adressé à Dwossis, traducteur en 1928 de « Psychologie des Masses et Analyse du Moi ». Freud utilise l’expression : « Palästina (E.I.) ».  « E.I. » signifie « Eretz Israël » (pays d’Israël), et cela ne désigne pas seulement un espace géographique. Cette utilisation du sigle ne peut laisser indifférent. « E.I. signifie  pour des milliers de Juifs de la diaspora depuis deux millénaires, le retour espéré dans le pays d’origine » (p270). Peut-on y lire l’expression d’une ambivalence ? Freud accorderait-il un crédit moins « illusoire » l’égard des entreprises culturelles du sionisme, au moment de la montée de l’antisémitisme le plus virulent ?
L’accueil fait à la parution de « L’Avenir d’une Illusion », laisse craindre une hostilité plus forte  encore du public juif en Palestine et dans le monde, à la sortie de « Moïse et le Monothéisme ». En février 1939, Eitingon, faisant fi de ses inquiétudes, se montre très curieux de la publication dans son intégralité : « tout le public attend la parution du Moïse de Freud ». Tout le monde « attend » : certains avec une impatience intellectuelle,  pour venir enrichir une position résolument laïque et athée, et  d’autres… comme  on attend  quelqu’un au tournant…Le public est familiarisé, semble-t-il, avec le travail de S. Freud, car diverses traductions de l’œuvre de Freud en hébreu sont alors éditées, y compris dans la presse à grand tirage, témoignant de la diffusion de ses idées, à la fois dans la culture hébraïque et dans la société juive de Palestine. Il est difficile d’imaginer, aujourd’hui, comment en 1939, les Juifs de Palestine, et du monde attendent la sortie d’un livre de Freud sur Moïse. Eitingon  recevra l’ouvrage tant attendu et redouté le 10 avril 1939 et fera remarquer à Freud que, coïncidence du calendrier, c’est précisément le 1er jour de Pessah, qui commémore la sortie des Hébreux d’Egypte sous la conduite de Moïse! Le livre fera effectivement scandale. Guido Liebermann nous rapporte des échanges de courriers entre Freud et ses  détracteurs, mais aussi avec des freudiens, qui souhaitent poursuivre la discussion avec Freud. Le débat se poursuivra après la mort de Freud le 23 septembre 1939. Tous cependant lui rendent hommage, y compris ceux qui l’avaient violemment attaqué.
Tout au long de ce parcours turbulent et émouvant de la psychanalyse dans cette région bouleversée, on peut constater que le Foyer Juif en Palestine qui deviendra l’Etat d’Israël en 1948 se construit avec la psychanalyse…ou contre la psychanalyse, mais pas sans la psychanalyse…Le corpus théorique de la psychanalyse et la pratique clinique semblent, à la lecture de cet ouvrage,  pris, au fur et à mesure de leur avènement, dans la sédimentation des institutions fondatrices du futur jeune état, en train de se constituer.
Merci à Guido Liebermann pour  ce travail passionnant. Il ne nous a pas échappé qu’une note en bas de page (3 p 243), nous annonce la publication de son prochain ouvrage, analysant « dans toute sa complexité, la question du rapport de Freud au sionisme ». Nous sommes dans cette attente.

Léa Sand

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