Gérard Pommier La poésie brûle

Éditions Galilée, 2020

Luminitza CLAUDEPIERRE TIGIRLAS

Psychanalyste à Montpellier, membre de l’Association Lacanienne Internationale, Docteure en Psychopathologie Fondamentale et Psychanalyse de Paris-Diderot Paris 7, est auteure entre autres de livres de poésie : Noyer au rêve (2018), Ici à nous perdre (2019), Nuage lenticulaire, (2019), Foherion (2019) ; des essais : Rilke-Poème, élancé dans l’asphère (2017), Avec Lucian Blaga, poète de l’autre mémoire (2019), Fileuse de l’invisible – Marina Tsvetaeva (2019) ; d’une fiction : Le Pli des leurres (2020), etc.

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Sauter en l’air et se retourner la tête à l’envers avec Gérard Pommier

« Brûle-t-elle avant d’être brûlée ? » – Gérard Pommier met en exergue sa question poïétique sur la poésie. Il y répond en prose : « C’est un affrontement du début à la fin. » Ainsi est condensé le contenu des 338 pages de ce nouvel ouvrage de l’auteur – psychanalyste qu’on apprend poète – qui nous entraîne dans la confrontation entre l’infini potentiel de la numération et de la pensée qu’il appelle prose et l’infini actuel de la poésie, « son éclair intérieur ». Pris dans les deux infinis d’Aristote, Gérard Pommier montre une façon de se tenir « entre ». Pour ce qui le concerne, Adorno a raison, dit-il, « il m’a été impossible – non pas d’écrire, mais de signer de la poésie. J’en ai écrit beaucoup, par fragments sur des bouts de papier, bonne ou mauvaise, je n’en sais rien. »
Pommier s’avoue en retard sur la poésie qu’il aurait pu signer, mais « qui ne s’est fait entendre que par hasard, à l’intérieur des démonstrations. En quelque sorte concentrationnée dans les barbelés de la Raison. » La veille de sa mort Gérard lit à sa mère le poème Vents de Saint-John Perse et cette petite fille d’un rabbin d’Odessa s’en va sans faire signe à son fils qu’elle l’entendait même si les arbres derrière la fenêtre ne lui disaient plus rien. Il ne sait pas non plus pourquoi s’est-il tu si longtemps à propos d’une lettre qui lui apprenait, suite à sa demande de renseignements, que ses grands-parents, Haïm et Milka, furent gazés à Auschwitz en 1942, un an après sa propre venue au monde. « Peut-être parce que l’imminence de l’extermination, toujours suspendue, me laissait dans la clandestinité. Ce qui aurait pu être ma poésie est restée au maquis. » Lorsque Gérard a décidé qu’il dira, c’est qu’il fallait écrire les noms de Haïm et de Milka « au chaud dans les pages d’un livre ». L’urgence d’écrire criait à travers la vérité implacable d’un lapsus entendu dans la voix de l’infirmière de garde lui annonçant que le corps de sa mère avait été mis en « chambre chaude » (au lieu de chambre froide).
Alors Gérard Pommier intitule la première partie de ce livre « Des nouvelles du front » et prend la main tendue de Paul Celan sur la ligne de feu, là où « il soutint que la poésie elle-même brûle ce qui la porte, et elle doit le brûler deux fois : elle jette l’art au bûcher… » La main tendue du poète, je l’avais aussi prise, il y a longtemps que je ne la relâche plus et maintenant je relis avec Gérard Le Méridien celanien, je le suis dans le poème, « incendie qui brûle deux fois de l’intérieur », nous suivons « le salto avant avec retournement en l’air » dans la Contrainte de lumière (Lichtzwang), dernier geste poétique après lequel Celan se jeta dans la Seine. Et ce n’est pas seulement du regard que nous lisons par-dessus l’épaule du poète, son cri résonne dans nos tempes Ententu ?, car « Celan écrit Hörstdu en un mot. Il a lié « l’entendre » avec le « tu ».
Heidegger a fait la sourde oreille à l’Ententu ? de Paul Celan venu vers lui en personne. Pommier ne pardonne pas au philosophe de n’avoir dit un mot de condamnation du nazisme : « Heidegger n’a jamais brûlé. Il s’est toujours soumis au dieu obscur. […] Son silence est à lui seul un four crématoire. ». À Heidegger qui assure : « Le parler à l’état pur est le poème. », Pommier oppose son observation que la parole glisse dans l’entre-deux où « la prose et la poésie se divisent entre affirmation de l’être et lâcher prise du désêtre ». […] C’est l’entre-deux d’un sujet qui refoule prosaïquement l’Être, « Il répudie ainsi la poésie qui pourrait le tirer hors de lui. Prose et poésie sont dans un rapport crucifié : la musique des mots ne s’entend plus dès que la parole s’explique. Pour parler, nous l’aplatissons au profit d’une signification quelconque. C’est le rapport crucifié du signifiant intelligent au signifié artiste, tapi dans ses coulisses : la prose surfe sur la poésie au risque de la noyer. ». Gérard Pommier remet en question la lecture que Heidegger fait de Trakl qui, selon lui, « n’a pas appelé les choses pour qu’elles viennent, mais pour qu’elles ne l’avalent pas. »
Un autre exemple de la confusion insistante que fait Heidegger de la prose et de la poésie est cité à la page 52 : « Le contraire du parlé à l’état pur, c’est-à-dire du poème, n’est pas la prose. La pure prose n’est jamais « prosaïque ». Elle est aussi poétique et aussi rare que la poésie ». Pour Pommier il s’agit encore de la confusion du signifiant et du signifié et cela, dit-il, « témoigne de la lutte acharnée de Martin pour se rejoindre – au bout de vocables qui, en dépit de ses efforts, résistent au Begriff. Ils préfèrent la musique. »
Défié, Heidegger reste prisonnier de son Begriff (terme), tandis que Gérard Pommier poursuit avec les mots qui riment, les mots qui abolissent leur sens dans leur musique. Ces mots qu’il aime le tiennent proche de Rimbaud, de son « A… Noir ! », du cri et de sa « hâte de brûler cet horrible père déréglé, qui encrapule son fils », père absent devenu une présence surpuissante, « ce père halluciné a commis un crime – une sorte de crime aussi grand que de laisser grandir son fils loin de son amour. » Rimbaud est mort à Marseille, ville où Gérard a poussé son cri de naissance, ce cri lui revient des décennies plus tard sous forme interrogative : « Ma vie aurait-elle été la même, si je n’avais pas connu Rimbaud ? » Il nous confie : « Je me suis battu en écrivant de gros livres, qui questionnaient le pourquoi. Je n’ai pas écouté le commandement Hier ist kein Warum, ici il n’y a pas de pourquoi » (c’est la réplique d’un SS, dans un camp). La poésie n’explique pas, elle dit. »
Déjà auteur de nombreux livres, qui m’ont soutenue au long de vingt années de mon activité de psychanalyste en France, Pommier semble avoir écrit La Poésie brûle, aussi pour s’avouer que même si certains de ses ouvrages précédents étaient « plutôt inventifs […] je n’y étais pas ». Sa présence subjective est tout à fait remarquable dans ces nouvelles pages où il prend et tient près de son cœur la main d’autres poètes. Nous y rencontrons Khlebnikov et son « tu seras » futuriste, son Zaoum, langue d’outre-entendement, parlée par des « fils de Dieu » qui « allaient supplanter le père primitif, l’Urvater –en parlant une langue plus universelle que la langue maternelle ». Gérard ne lâche pas Vélimir, bien là, le psychanalyste-poète-dans-l’âme entend Khlebnikov et s’exclame lui-même : « Lecteur ! Se déploie maintenant sous tes yeux les trois étages qui font la magnificence de l’œuvre de Khlebnikov : d’abord la poésie, puis la langue fondamentale, et le chiffrage enfin. […] ces trois écritures successives devinrent toujours plus visuelles, et toujours plus muettes : poésie, Zaoum, chiffrage. La répétition des rimes fait naître le rythme, qui est la matrice du nombre. La poésie est ainsi la mère reniée de la science. Cette dernière répudie la musique tout en gardant son rythme, qui lui apprend à compter. Elle mesure tout à l’égal de Dieu… »
Pommier fait un bout de chemin avec l’Artaud du Père étrange à la renaissance des cendres, il fréquente les Finnegans d’un Joyce « glossographman », celui qui va plus loin par rapport au père lorsqu’il écrit ses glossèmes : « il lui cloue le bec et multiplie le parricide par deux. » Il donne la main « en kanji » dont « la répétition du signifié pulsionnel qui monte le son jusqu’au regard » le fait ressembler à une langue fondamentale en besoin d’une voix.
Parmi les autres compagnons de Gérard, je retrouve mon Rilke, cité abondamment, car c’est un éclaireur du « retournement » dans l’infini actuel qui est « l’infini des pulsions, et donc aussi celui du poète, qui est en concurrence avec Dieu. » C’est ici que mon collègue entend la solution : « L’hyperclarté naît de ce choc premier : savoir lequel des deux brûlera l’autre. » Ce n’est pas pour autant que disparaît « Le discord irrémédiable de la prose et de la poésie », car « Lorsque le désir court, celui du poète arrive en tête », mais ce n’est pas pour le plaisir de la course que Pommier en parle, il a l’intuition que le désir est musique d’un mot bigarré, or « la musique d’un mot peut se retourner sur ce qui consonne avec elle : une rime quelconque. » Baudelaire, Valery, Mallarmé, Bonnefoy et tant d’autres y sont convoqués pour témoigner sur leur allure de survivants, car ils sont restés poètes au-delà de la poésie analphabète de l’enfance poursuivant le temps où « le visible et l’audible sonnent ensemble. »
Le chapitre Rondeur du sein et nuit de la fente est un délice que chacun pourra déguster-lire-téter personnellement dans la solitude. Je ne donnerai qu’un seul indice : lisant à haute voix un poème de Guido Cavalcanti, à la première ligne, au lieu de « Beauté de femme au cœur plein de sagesse » Gérard prononce« au corps plein de sagesse » et ce lapsus l’amène à regarder ses mains et comme découvrir leur creux paumé et avoir une illumination poétique : ce creux est à combler par l’orbe des seins… attention, ça brûle ! puisque « ça fuse dans les fentes des phrases, entre les syllabes ». Alors « mieux vaut marier un mot avec un autre que d’épouser son père ».
J’ai oscillé dans mon texte entre le nom propre et le prénom de l’auteur comme un clin d’œil au chapitre qu’il a intitulé « Saussure, ingénieur de la prose, contre Ferdinand, prince des poètes », aux considérations sur le saturnien, la dispersion anagrammatique et la certitude de Ferdinand, travailleur clandestin à ses quatre-vingt-dix-neuf cahiers, « d’avoir trouvé ce principe poétique, selon lequel le nom propre doit se dissoudre au fur et à mesure que le vers naît. » Il va de même pour Gérard qui laisse sa moitié féminine faire « des vers de mirliton » malgré lui et probablement contre Pommier qui doit écrire des choses sérieuses comme ceci : « quand je me relis, j’étouffe quelques rimes, j’élimine les métaphores les plus clinquantes pour ne pas éparpiller le lecteur qui est la rime principale. » Très touchée, cher Gérard par votre flûte à l’oignon dont le son s’arrime au cri de départ et par le soin que vous portez à « la rime principale », je reste votre lectrice qu’heureusement « La Poésie brûle »…

Cantilène de sainte Eulalie de Merida, traduite par Gérard Pommier

Luminitza C. Tigirlas

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