Danièle Epstein, psychanalyste, a travaillé de nombreuses années avec des adolescents pris en charge dans le cadre judiciaire. |
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La Chine sur le divan Ceux qui s’attendent à un livre sur la clinique psychanalytique en Chine seront déçus. L’interview du premier psychanalyste chinois, Huo Datong, réalisé par Dorian Malevic, journaliste à La Croix, et grand connaisseur de la Chine, n’a pas cette ambition. En revanche, il nous éclaire sur les particularités de « l’Empire du Milieu », et de ses un milliard trois cent millions d’habitants . Il brosse les contours et les reliefs d’un paysage chinois, empreint de traditions à la fois vivaces et meurtries. des familles chinoises hier déstructurées par la Révolution culturelle de Mao, aujourd’hui éclatées sous l’emprise d’une croissance économique sans précédent, faisant des campagnards des exilés de l’intérieur. En émigrant vers les villes pour survivre et faire survivre leurs familles à n’importe quel prix, ils assurent l’urbanisation et les grands travaux (on se souvient du film « Still life » sur le barrage des trois Gorges), dans une totale déréglementation. Familles mises à mal par l’extraordinaire croissance qui profite à quelques uns, familles mises à mal par la politique de l’enfant unique, mis ainsi en position d’enfant idéal. D’un côté la lutte pour survivre, de l’autre le business et le dieu argent font s’effondrer tous les repères culturels, villageois, familiaux. Bien que ces problèmes intérieurs ne soient qu’effleurés, évoqués qu’à demi-mots, ces entretiens nous laissent ainsi entrevoir l’ampleur des conséquences psychiques d’une telle déconstruction. Outre cette approche de la Chine d’aujourd’hui, Huo Datong nous parle de son trajet hors du commun. Ecartelé entre la tradition chinoise et l’influence intellectuelle occidentale, il réussit à venir en France en 89, avec un objectif de recherche pour mieux comprendre la Chine. Lui qui interprétait les rêves de ses collègues étudiants à l’université après avoir découvert certains textes de Freud, se mit à la recherche de Lacan dès son arrivée en France. Apprenant sa mort 7 ans plus tôt, le hasard lui fit rencontrer un analyste français, lacanien, Michel Guibal. Il fit alors l’expérience, particulièrement étrange pour un homme chinois habitué à taire ses affects, d’un « espace de parole libre et intime avec une personne neutre », même si les séances se déroulèrent en leur début en chinois, avec un analyste ignorant de sa langue, mais passionné par la Chine. Entre le savoir chinois façonné par la vie quotidienne et le savoir théorique du monde occidental, il cherchait un pont sur un mode que l’on peut qualifier encore de…totalitaire : « une nouvelle théorie de l’histoire chinoise, …dans son ensemble, dans sa globalité ». Là où la pensée marxiste, d’origine occidentale, insiste-t-il, lui semblait avoir été plaquée sur la tradition chinoise, et l’avoir détruite, il cherchait à « vérifier si les théories de Freud et de Lacan pouvaient correspondre à l’inconscient chinois ». L’idée de devenir un bon théoricien, dit-il, qui avait guidé son parcours analytique se transforma en désir clinique : « J’ai compris que devenir clinicien signifiait être heureux »(sic)… « de ce jour précis mon analyse était terminée ». L’aventure analytique aura duré 5 ans. 5 années à l’issue desquelles il revint en Chine, et décida de transmettre la psychanalyse à l’université. Premier psychanalyste en Chine, il s’installa dès son retour, en 1994. Il ouvrit un cabinet au sein de l’Université de Chengdu, avec pour patients, essentiellement ses étudiants, dans le cadre d’un cursus universitaire obligé pour devenir analyste : « l’université offre des cours théoriques, mais l’analyse doit se faire chez moi, hors du cursus universitaire ». A l’image de sa propre analyse, Huo Datong écrira : « Si vous commencez votre analyse de cinq ans, en même temps que le DEA… » Celui qui, jeune étudiant, passionné de lecture, s’exerçait à interpréter sauvagement les rêves de ses amis pékinois, dut, pour exercer officiellement, louvoyer entre les règlements, manœuvrer pour avoir l’aval des autorités. Mais dans un pays où il reconnaît que la corruption est de règle et admise comme un mal nécessaire, Chengdu, « loin des centres officiels de pouvoir », semblerait bénéficier d’un statut à part, et « le Sichuan, une des régions les plus développées sur le plan culturel et économique » échapper au contrôle du pouvoir central : « le ciel est haut, l’empereur est loin » dit un proverbe chinois. Cependant, Huo Datong, pour exercer en paix, dans un pays marqué par une culture séculaire de la soumission à l’ordre familial et hiérarchique, eut à persuader les officiels des bienfaits de la psychanalyse. Alors que Freud -selon la rumeur- prétendait apporter la peste aux américains qui en firent, comme l’on sait, une thérapie adaptatrice autour de l’ego-psychologie, Huo Datong mise sur la fonction réparatrice de la psychanalyse, aussi eut-il à plaider auprès des autorités pour une psychanalyse utile pour l’harmonie sociale et familiale. Dans un pays non démocratique, où l’intérêt général décrété par un seul, efface le particulier, où le poids du collectif voudrait évacuer l’intime, où l’espace privé est inexistant, on voit pointer là le paradoxe que représente la cure analytique, même si, selon son expression « notre voûte céleste est percée d’innombrables trous ». L’histoire chinoise, son organisation culturelle, sociale, familiale mises à mal, ses traditions bafouées -et pourtant silencieusement vivaces au cœur de chacun- ses règles de vie bousculées par les directives politiques et les exigences économiques sans contrepoids éthique, le silence imposé à chacun dans un pays où les Droits de l’Homme sont inexistants, amènent Huo Datong à un certain pragmatisme : » à partir de mes observations cliniques, je vais pouvoir élaborer une nouvelle théorie », une « psychanalyse adaptée au monde chinois ». Huo Datong, de retour en Chine, a ainsi témoigné en acte d’un des versants du Désir d’analyste, en introduisant à sa façon dans son pays l’expérience du divan découverte en France. Les conditions d’exercice de la psychanalyse, les modalités de la cure en Chine, et spécifiquement à Chengdu, en sont à leurs prémisses. La lecture de ces entretiens permettent de mieux comprendre le chemin à parcourir pour que la psychanalyse s’exerce, s’inscrive, et finalement s’invente et leur appartienne. Grande aventure, en cours de gestation, c’est ce à quoi contribuent (cours, séminaires, contrôles) très régulièrement un certain nombre d’analystes français lacaniens qui s’impliquent dans la formation des psychanalystes en Chine. Ce livre nous donne l’occasion de nous introduire à des rudiments de culture chinoise, mais aussi et surtout à prendre la mesure de l’acculturation en cours, qui laisse un milliard trois cent millions de chinois en désarroi, désemparés et encore bien loin de l’intime des cabinets feutrés freudiens et lacaniens. |
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Danièle Epstein |