L’Invité : 8 novembre 2011 – Henriette Michaud pour

Freud et Shakespeare PUF, 2011 Présentation Serge Sabinus


Henriette MICHAUD

Dans le lit où s’invente la psychanalyse, Henriette MICHAUD découvre Freud dans son costume de scène, en bourgeois amoureux des sciences et des lettres, curieux de « tout ce qui n’est pas ce qu’il semble », mélangeant sa langue à l’accent viennois à celle de son héros, son fantôme, son double élisabéthain, William Shakespeare.
Sa passion pour l’Anglais – l’homme autant que la langue – le renvoie à sa jeunesse, à ses origines, aux particularités de sa filiation et à l’énigme du dichter, l’énigme de la création, l’énigme qui fait le poète, l’énigme du texte et de son auteur.

Dès ses premiers balbutiements la psychanalyse a souligné, avec humilité et envie, combien poètes et écrivains s’entendaient à devancer toujours les lentes découvertes des psychanalystes et autres laborieux médecins de l’âme. Il suffisait de lire – Sophocle, Goethe, Shakespeare, Cervantès – et de puiser à pleines mains dans les textes : le dichter sera toujours déjà là où le chercheur tâtonne dans les ombres des coulisses.

Passion pour l’anglais donc et Henriette MICHAUD de nous montrer par le menu comment les aléas de la généalogie – de Freud – inscrite dans le « paysage anglais » l’ont entrainée vers l’autre langue, paradigme de l’étranger au cœur du familier. C’est en Angleterre en effet qu’émigrent Emmanuel et Philippe les deux demi-frères de Sigi. Avec un neveu (plus âgé que lui !) il perd alors un précieux compagnon de jeu… Langue de l’exil, de l’enfance blessée, (le petit Sigi quitte au même moment sa Moravie pour Vienne)… Et voilà les mots de l’anglais qui entament alors le début d’un long périple jusqu’ aux temps sombres de la vieillesse meurtrie par la maladie, fuyant la barbarie de l’allemand dévoyé par le nazisme… « Arlequins ou fantômes, vêtus de neuf ou dans leurs costumes d’origine, les mots de Shakespeare déplacés dans la langue de Freud gardent sur eux l’éclat du voyage » écrit bien joliment Henriette MICHAUD.

Ce que Freud découvre en explorant l’inconscient comme lieu des désirs infantiles cachés, en déployant ses propres rêves, ses souvenirs, il le lit dans les mises en scène de son cher Elisabéthain. Tel est en effet le génie de Shakespeare de mettre en scène les motifs profonds de nos actes, leur manquements, leurs fausses réussites, dévoilant dans les dires et les pensées des grands hommes les secrets de l’enfant qui s’agite toujours en eux. On suit ainsi avec délice Henriette MICHAUD observant Freud aux prises avec Macbeth, Othello, Hamlet, Lear, Richard III…
Freud est comme Œdipe, il veut savoir ; de ce savoir qui scrute derrière les lumières de la raison les noirs desseins de la nuit. Savoir c’est voir révélé le sens des sombres prédications des sorcières, voir pourquoi Hamlet hésite, se trompe de victime en se voilant de folie érotique. Il veut savoir pourquoi Lady Macbeth échoue à l’instant même de son succès, pourquoi Cordélia ressemble à un coffret de plomb… Tout le début du livre est occupé du succès de l’entreprise freudienne à l’égard du prince danois – celui qui recule devant son désir – puis du retentissant échec face à Lady Macbeth, la sévère Ecossaise qui recule à réussir là où elle triomphe.


Serge SABINUS

Henriette MICHAUD nous montre avec soin le cœur ainsi mis à nu de la psychanalyse freudienne : le complexe paternel et son déploiement sur la scène d’Œdipe. Père, père pourquoi m’as-tu abandonné aurait pu hurler Hamlet à son fantôme et Freud de reconnaitre, à partir de la scène grecque, les tenants et les aboutissants du meurtre du père. Cette « passion » freudienne, remarquons-le, conduira, on le sait, Freud jusqu’à ce point de butée qu’il ne fera qu’apercevoir de loin, tel Moïse sur le mont Nébo : Que veut une femme ? Que pouvait bien vouloir la « lady » de Lady Macbeth ?

J’évoque le mont Nébo car, à l’occasion de l’étonnante préoccupation de Freud sur l’identité de Shakespeare, il retrouvera à Londres avec son frère Emmanuel et sa famille anglaise sa durable passion pour le Père de son peuple. Ce sera ainsi l’occasion de donner à Shakespeare une autre fratrie, celle de Moïse l’égyptien.

Henriette MICHAUD, à la fin de son ouvrage, développe avec précision cette question clé autour de l’incertitude sur l’identité de Shakespeare et l’extraordinaire enquête de « Sherlock Freud » : Shakespeare modeste fils d’un paysan de Stratford dont la culture se réduisait à un tas de fumier devant sa porte ou Shakespeare 17ème comte d’Oxford, noble névrosé et éclairé, connu sous le nom de « Edward de Vere » ?… Avec l’auteur on suivra à la lettre l’adhésion de Freud à cette seconde hypothèse : « Je suis presque totalement convaincu », écrira-t-il à plusieurs reprises à tous ses correspondants. Les conséquences de cette croyance à cette autre identité nous indiquent peut-être une autre ligne de lecture plus analytique. « Croire » à Edward de Vere, en effet, obligerait Freud à abandonner la causalité biographique entre le personnage de Hamlet et son inventeur. Meurtre et mort du père se désenlacent comme lorsque la résistance pointe le bout de son nez. La résistance, dira plus tard Lacan, c’est la résistance de l’analyste.

Henriette MICHAUD, au plus près du texte, garde le fil qui conduit Freud – grâce à l’énigme de Vere – à retrouver Moïse. Question de l’étranger, de l’identité, question de l’Auteur ! Rappelez-vous, sommé de « sauver la psychanalyse » de la tourmente nazie, Freud était prêt à retirer son nom, son nom juif. Puis ave l’exil, avec Moïse le Juif égyptien, la question de l’auteur et de l’identité se mêlent à l’enquête historique sur le nom du grand Elisabéthain. De qui Shakespeare est–il le nom ? Qu’est ce qu’un auteur ? Et en filigrane : Qui est « l’auteur » de la psychanalyse ?
Il faut attendre le 7ème chapitre pour retrouver les « revenants de la mémoire », juste avant l’énigme du nom. Les revenants de la mémoire, ce sont ces mots en langue étrangère « en relief » dans le texte allemand de Freud. L’occasion est belle d’interroger à ce propos le statut et la fonction de la citation : « sa fonction, écrit Henriette MICHAUD, n’est pas de parer le texte, mais de le rendre hétérogène en entamant sa structure même et de créer un rapport langagier nouveau » (pp139).

La psychanalyse, dites-vous, est née en plusieurs langues et le travail de mémoire de la cure est à la mesure de l’invention de l’inconscient : les langues se mêlent comme, pour Freud, l’allemand, l’anglais (de Shakespeare) sans oublier le yiddish, le grec, et l’espagnol de Cervantès… Ces revenants de la mémoire, ces ghosts qui hantent la scène shakespearienne, dans l’entre-deux-morts sont des errants. Ils sont la trace de pas de l’absent – « l’écriture est à l’origine la langue de l’absent, [sa] maison d’habitation », écrit Freud dans le Malaise que vous citez ; traces que Freud a appris à repérer comme témoin du meurtre et de son effacement.

L’enfant d’homme – ce « poor inch of nature » – ce pauvre petit bout de Nature entre dans le monde par la porte du langage dans le bruit et la fureur du meurtre à venir et son effacement. Je redis ici avec vous, Henriette MICHAUD, qui nous montrez Freud à l’œuvre, la psychanalyse en « work in progress », s’élaborant à travers les grands personnages shakespeariens, s’appuyant sur leurs gestes, leurs évènements, leurs souffrances et leur bons mots, cette œuvre freudienne en construction, en tant qu’elle puise dans Shakespeare – homme et œuvre – éclaire d’un feu vif le thème central freudien du meurtre du père. J’y insiste en effet pour rappeler (avec vous) que Lacan revisitera Freud visitant Hamlet : la procrastination, ce recul de l’acte devant la force du désir, est, selon Lacan, à mettre au compte du violent désir de la mère pour son fils… Mais, j’y pense… Lacan aussi a son Anglais ! homme et langue… Joyce bien sûr ! Joyce, plus que Shakespeare peut-être, a bouleversé la langue en errant dans les pas effacés d’Ulysse et la folie verbale du Finnegans… Alors, l’anglais est-elle la langue étrangère de la psychanalyse ?

Je voudrais terminer mon introduction en citant (page 180) cette confidence qui éclaire tout le projet de ce livre : « Je ne verrais personne – écrit Freud à Arnold Zweig – qui puisse décrire votre vie et votre avancée dans l’interdit, si ce n’est l’auteur du Moïse ».

SERGE SABINUS
Novembre 2011

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