Isabelle Affolter Mon requiem allemand

Editions des Crépuscules

Gabriella Zimmermann

Chargée de littérature à l’Alliance française de Venise, auteur de livres sur Venise  ( un guide littéraire, Venise au fil des mots, ainsi qu’une histoire émotionnelle de la Sérénissime, Venise au fil des temps.  Un diptyque vénitien  publié aux éditions Pimientos. Parallèlement  interprète et traductrice, notamment des romans policiers de Donna Leon

Étant de formation littéraire et linguistique, je ne me sens pas d’élaborer une recension du livre Mon requiem allemand d’Isabelle Affolter (publié aux éditions des Crépuscules) d’un point de vue psychanalytique, même si je sens bien intuitivement qu’il pourrait faire l’objet, sous cet éclairage, d’une critique passionnante.

En revanche, je suis ravie de pouvoir en parler depuis mon propre rivage, après l’avoir lu d’un trait, tant l’agréable élégance du style et la fluidité des innombrables allers-retours de cette famille entre le vieux continent européen et la nouvelle Amérique latine m’ont emportée tout au long de ce cas si particulier de diaspora.

Ce livre frappe d’emblée par son titre qui fait écho au Requiem allemand de Brahms, composé étonnamment 150 ans avant la rédaction de cet ouvrage, puisqu’il a été joué pour la première fois en 1858 dans la cathédrale de Brême, pour l’office du Vendredi Saint. C’est un morceau qui avait déjà beaucoup ému la grande-tante de l’auteure, Chacha, lorsqu’elle l’avait entendu toute jeune dans la cathédrale de Freiburg, et qui a donc fait partie, très tôt, de l’histoire familiale.

Je voudrais souligner également la construction tout à fait remarquable de ce livre de par sa rigueur : l’ouvrage commence en effet par ce qu’Isabelle Affolter dénomme « L’envoi », suivi du calque fidèle de la composition de l’œuvre musicale qui compte sept mouvements, comme le livre se compose de sept chapitres, chacun introduit en exergue par les versets bibliques choisis par Brahms, qui sont dans l’ensemble positifs, comme l’est l’image de la fille de l’auteure qui assiste à l’inhumation de sa grand-mère en « ber[çant] l’enfant encore réfugié dans son ventre », une image donc éminemment porteuse de vie en ce jour de mort.

L’autre analogie intéressante avec le Requiem de Brahms est qu’il lui a été inspiré après la mort de sa mère, exactement comme cet ouvrage qui s’ouvre sur l’enterrement de la mère de l’auteure, d’où la personnalisation du titre par le possessif « mon » et l’usage différent de l’adjectif «  allemand», non pas référé ici au choix intentionnel de la langue allemande, comme chez Brahms, mais au pays même où la famille d’Isabelle Affolter avait commencé son existence après la guerre de 1870, où elle est ensuite revenue de 1932 à 1943, et d’où elle a dû repartir pour aller se réfugier en Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de s’installer définitivement en France en 1947.

On passe ainsi de mer en mer, et de siècle en siècle, du « jasmin au parfum étourdissant qui se glisse obstinément dans les failles des pierres de lave qui entourent le jardin (mexicain) » au  « pays où Noël s’habille de neige », en passant par « la lumière rosée du ciel bleu d’Assouan et les langueurs du Nil », savourées lors des voyages hors diaspora, sans oublier les allusions amusées à « la faune cosmopolite d’artistes en herbe, affamés de liberté, de rencontres, de jambon beurre et de vin en ballon », adeptes des nouvelles expériences de vie inspirées de Mai 68.

Mais cet humour bon enfant se double régulièrement de l’humour noir caractéristique de l’esprit très juif du « Witz », comme lorsque l’auteure précise que « Göring a intégré 50 000 hommes de la SA et des SS dans la police », ainsi « les vaches seront bien gardées », ou lorsqu’elle feint de s’étonner du départ des intellectuels qui partent se réfugier à la campagne sous la dictature nazie : « Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à subitement aimer les travaux des champs ? », ou feint de croire que « le régime est accueillant pour les étrangers », puisqu’il est capable d’apprécier les prouesses de l’actrice suédoise Zarah Leander, qui en plus « chante mieux que cette traîtresse de M. Dietrich qui est partie aux E-U »

Sous ce conte fort particulier — c’est ainsi que l’auteure désigne ce livre (écrit d’ailleurs dans une Venise cachée, profondément inspiratrice pour elle), car ce genre littéraire lui semblait tout à fait approprié à la grand-mère qu’elle était devenue entre temps —, se révèle donc un fort engagement qui n’épargne aucun coup de griffe virulent contre les injustices sociales qui perdurent au fil des temps : il suffit de citer « la petite armée de domestiques indiens, efficaces et discrets », au service de sa grand-mère Luisa Isabel, à la mère pourtant d’origine indienne elle-même, ou les soldats noirs qui « dans les caves parisiennes de jazz tentaient d’oublier que bien qu’ayant sauvé la démocratie, ils ne bénéficiaient pas des droits civiques dans leur belle Amérique ». Coups de griffe contre le colonialisme également, qui met en évidence une des contradictions majeures de notre pays : « Les Français, inventeurs de la Révolution et de la République, se sentaient la mission de transformer ces peuplades sans histoire, de leur amener la civilisation, la plupart du temps au prix des pires exactions, idéalistes les Français », et qui a contaminé d’autres pays : «Hitler admire le Duce et a reconnu l’annexion de l’Éthiopie contrairement à ces molles démocraties bourgeoises » (même s’il y a « quelques frictions entre ces deux tyrans, et non seulement à cause de la rivalité entre leurs compositeurs d’opéra respectifs Verdi et Wagner »). Contre, aussi, la malédiction palingénésique de la violence : les horreurs de la Seconde Guerre mondiale suivies des horreurs de la guerre d’Algérie, ou encore de la construction du Mur de Berlin (pour ne pas parler de ceux qui ont suivi et continuent à suivre…) Sans oublier bien sûr la participation convaincue de l’auteure au mouvement de Mai 68, qui non seulement proposait de nouvelles formes de vie, mais chercha aussi à effacer la honte de la collaboration et à dénoncer le refoulement, surtout celui de « l’extermination industrielle de six millions de Juifs et de Tziganes. »

Je voudrais dire un dernier mot sur les relations privilégiées de l’auteure avec certains membres de cette famille — une famille placée sous l’enseigne du métissage : soit-il génétique (du fait de l’arrière-grand-mère d’origine indienne), culturel (où l’on voit l’architecture baroque espagnole s’orner de la végétation locale du Mexique), religieux (avec le syncrétisme qui s’élabore entre la ferveur catholique et les craintes animistes qui poussent à honorer les volcans pour apaiser leurs grondements, ou le protestantisme de la mère d’Isabelle Affolter), ou encore linguistique (entre les langues latines et l’allemand, langue de rigueur chez les grands-parents au Mexique, interdit (« Un accord entre Suzana et lui, pas de langue allemande à la maison », ou au contraire réhabilité (par un ami dessinateur « féru de poésie romantique, [qui] se refusait à laisser la langue allemande prisonnière de l’horreur nazie »)  et l’on ne peut pas ne pas songer ici aux préceptes du Groupe 47 qui au lendemain de la Seconde Guerre mondiale a œuvré pour redonner à la langue allemande, altérée par le nazisme, toute sa noblesse et sa beauté.

Au sein de cette ample famille, donc, l’auteure évoque entre autres ses nombreuses tantes et ses grands-parents paternels, qui lui vouaient l’amour inconditionnel qu’elle ne ressentait pas chez ses propres parents, composant un couple si libre et si amoureux qu’elle ne parvenait pas, enfant, à y trouver sa place.

Mais c’est sa mère (dont le portrait figure sur la couverture du livre) qui constitue le personnage phare de ce récit, puisque c’est elle qui l’ouvre avec la scène de son enterrement et qui le clôt (« Elle est partie sans faire de bruit, trois ans après [son époux], ayant donné rendez-vous à ses sœurs sur le nuage numéro 5. ») — sa mère avec laquelle elle se réconcilie après des années conflictuelles : il faut en effet beaucoup de temps « pour penser et panser », écrit-elle.

Après donc le parcours de vie passionnant d’Isabelle Affolter que je vous laisse le soin de découvrir…

Gabriella Zimmermann

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