Jean Allouch |
Les poètes, les philosophes et les psychanalystes à leurs basques n’ont de cesse de chercher à rendre compte de cet incroyable acte de Dieu : la division radicale des humains en deux parts presque égales, les hommes et les femmes. Et c’est l’amour qui chante leur écart comme leurs rêves de ré-union, leurs épousailles, leurs déchirements. Freud, en homme de science, a bien cherché à construire un lieu aseptisé des contingences tant réelles que divines – dans son antre « consultoire », comme l’appelle Jean ALLOUCH – pour que, par cette parole qu’ils ont en partage, hommes et femmes libèrent ce |
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trop d’amour retenu – par excès ou par défaut – dans la douleur du symptôme. Il le savait FREUD, feignant la surprise : de parler à un autre, visant le bien du bien- être, un trublion toujours s’invite, têtu comme l’enfant qui réclame une douceur à des parents ailleurs occupés à refaire le monde, et c’est l’amour dans ses habits d’Arlequin, l’amour dans toutes ses formes. LACAN a inventé un mot – varité – pour dire ce chatoiement, « varité » pour variété, variabilité, vérité de l’amour. Jean ALLOUCH en a écrit un livre imposant, « in-terminable » (au sens propre de se maintenir dans une ouverture de questions), un monument de travail qui servira à coup sûr d’outil princeps pour chacun de nous, traquant séance après séance dans les séminaires de LACAN, sans renier ses propres étonnements, la « varité » des dits, contre-dits et dédits de J.LACAN. Dans ce chatoiement, ce kaléidoscope, un point fixe, un amer de l’amour en quelque sorte que FREUD nous a légué : L’amour de Transfert a toutes les qualités d’un amour réel, véritable. Oui, mais alors, quel amour ? Comment le penser quand on ne cesse d’y penser ? Il n’y a pas de théorie de l’amour, martèle J.ALLOUCH avec LACAN, on n’y entend que des discours brisés, tordus en formules frappantes toujours grosses de leur contraire, toujours en déséquilibre, comiques et trompeuses, mimant dans leurs parades, l’impossible mot de la fin. Comment en finir avec l’amour de transfert : que ou qui faut-il « liquider » ? Comment en finir avec l’amour, avec les mots d’amour, les lettres d’amour. S’il est bien ridicule de croire que baiser y mettrait avec son point d’honneur un point d’arrêt ( « s’il est vrai que l’on baise avec du signifiant, on aime avec des signes » écrit ALLOUCH, page 294), que penser de la posture mystique que LACAN adopte dans ses dernières années d’enseignement ? Le livre de Jean ALLOUCH, intitulé « L’AMOUR LACAN », nous initie à cette quête par LACAN d’un nouvel amour. Et c’est, à tout le moins, une longue lettre d’amour ! (ce qui, notons-le, évite à la forme minutieuse, inquisitrice, obsessionnelle du livre de virer à l’ennui universitaire). Est-ce une si surprenante révélation que celle formulée par SOLLERS (et rappelée d’entrée de jeu par ALLOUCH), interviewé à propos de son amitié avec Jacques LACAN et que je vous lis :
J’ai toujours eu l’impression qu’il n’avait pas été guéri d’un bobo d’amour. D’un gros bobo. Ca n’allait pas, quoi. » et dirai-je, comme à chaque fois que ça ne va pas, il faut sur le métier remettre l’ouvrage. Vieille chanson n’est-ce pas « y’a kekchose qui cloche là d’dans, j’y retourne immédiatement ! « chantait déjà Boris Vian ! L’amour Lacan, ce titre fait énigme. On lira dans le livre comment Jean ALLOUCH, inspiré par Sollers, trouve pour son propre compte le tour oxymorique, torique, des formules de LACAN (on connaît la ritournelle « aimer c’est donner ce qu’on a pas… etc ») : l’amour – plus loin, LACAN – c’est, écrit Jean ALLOUCH, « obtenir l’amour que l’on obtient pas » ! Vous nous parlerez de votre formule, bien sûr, tout en remarquant l’inversion, le renversant renversement que vous avancez, « donner » (Lacan) en « obtenir » (Allouch). Cet « amour Lacan » se déploie dans le livre, amour Jacques Lacan, amour Jacques Marie Lacan ; Jean ALLOUCH, guidé par cet amour sentinelle pour LACAN, tisse sur le même plan de savoir tant les formules commentées du maître que ses ratages, ses lapsus, ses aveux. Le savoir fait feu de tout bois car c’est là une découverte massive, centrale de LACAN (en tant qu’elle imprime à la conduite de la cure un autre ploiement : l’amour est affaire de savoir ! On le reverra, je pense, au cours de la soirée, mais je voudrais insister sur ce LACAN ému que vous nous découvrez, ce LACAN retrouvant colère, surprise et rage enfantines – c’est-à-dire sérieuses – quand il évoque « en séance » (de Séminaire !) sa sœur Madeleine (« maneine » dans le dire enfantin), qui conclut une dispute avec son frère d’un péremptoire et définitif : « maneine sait. » point final. Voilà les termes que LACAN –devenu grand… et Maître – n’aura de cesse de questionner : elle / l’amour/ le savoir / sans oublier le point final avec l’enjeu du Réel comme limite. On est seul dans l’amour. Et FREUD enfonce le clou pour nous asséner que le bel amour pour sa dulcinée n’est qu’un amour narcissique : « tu dis que tu m’aimes mais tu n’aimes que toi ! » en est la forme conjugale dégradée, le cri d’une quelconque Madeleine depuis ses fourneaux à son quelconque Jacaues de mari, alors que la France en finale( !) vient d’encaisser son premier but ! LACAN cherche un nouvel amour, un nouvel amour que l’on aurait encore jamais dit, souci d’adolescent au prise avec sa première lettre d’amour, souci de psychanalyste à rendre compte de ce qui se produit chaque jour dans le transfert, une toujours première fois ! Pour LACAN, oui, l’amour de transfert est amour véritable, mais il n’est pas une réédition d’amours anciennes, non, c’est toujours à chaque fois un nouvel amour. Un amour qui « trans », propose ALLOUCH dans son mot de « transmour » mais l’affaire (a-fert) , la « love affair », c’est toujours du nouveau ; plus encore, ce trans-port amoureux ne se satisfait d’aucune méprise, d’aucun mépris. « Que dis-tu, s’écrie Socrate à Alcibiade lui déclarant sa flamme, si ce que tu désires, tu le vois briller dans le mitan de mes hardes comme un éclat sur ma trogne de satyre, c’est que tu en aimes un autre ! Mais, engagé qu’il est dans le « transmour » (certes après y avoir mis le feu) pas question pour l’analyste de la jouer Socrate. S’il croit, en effet, s’en tirer à bon compte en signifiant à l’analysante qu’elle se goure sur toute la ligne, que c’est un autre qu’elle aime, il peut aller se faire voir chez les Grecs ! Et LACAN de conclure à contrecoeur que Socrate est un con ! L’amour – et FREUD l’avait bien subodoré dans sa description des tours de la pulsion autour de l’objet – l’amour n’est pas le désir, même si évidemment il s’y acoquine. Le désir vise la satisfaction (son objet est quelconque, dit FREUD, en français « qu’importe le flacon… ») quand l’amour vise l’être, l‘être d’amour, l’être au cœur du paraître, du par-être, ce par-être logé tout entier dans le parlêtre. Le désir mord, regarde, griffe, s’introduit par la grâce de la grammaire dans tous les trous, quand l’amour, lui, court toujours vers l’être, par lettre. LACAN a vu, lors d’une projection privée, « L’empire des sens » ; alors oui, le désir est inscrit sur cette pente « proprement sadienne », qui lui fait détruire l’objet qu’il convoite. Mais Jean ALLOUCH nous conduit par la main vers les Enfers, hors de cette distinction bien confortable entre amour et désir. Pas si simple, reprend-il après LACAN ; l’amour est trompeur –« rire des amours mensongères et frapper de honte ces couples menteurs » écrivait RIMBAUD, clamant aussi bien haut qu’il « faut réinventer l’amour ». Ce nouvel amour que LACAN s’impatiente de saisir et que, selon ALLOUCH, l’on obtient en ne l’obtenant pas, se frotte au « pas de rapport sexuel ». La lettre d’amour se logerait-elle là exactement où ça ne cesse pas de ne pas s’écrire ? Adossé aux formules de la sexuation qui écrivent le jeu différencié des désirs et des jouissances en jeu, LACAN nous montre l’amour ENTRE l’homme et la femme. Voilà une préposition (« entre ») qui a certainement dû réjouir LACAN : cette préposition définit 4 champs possibles : l’intervalle, l’état transitoire (entre chien et loup), l’ensemble et la réciprocité. C’est le disjonctif qui retient LACAN, ce « entre » qui dresse entre l’homme et la femme un mur, un mur fait des briques du désir, cet en-corps qui fait mur, cet en-corps où gît/jouit l’objet a. Lacan –inspiré de l’amour courtois (« amur » en provençal) – écrit a-mur cet amour entre l’homme et la femme. Il ne faudra guère s’étonner de trouver à ce mur un petit air de coupure dans le vif du savoir, quelque chose qui sonne comme le vieux « mur du langage » !
Et ce méli-mélo, LACAN va le dessiner, l’écrire avec les armes de Borromée, si difficile à manier, mais qui font reconsidérer cet appui de l’amour sur le « il n’y a pas de rapport sexuel ». L’amour – disjonctif – glisse vers le sens « ensemble » de la préposition ! L’amour est alors « moyen » et, à défaut de conduire aux fins, noue, entre l’homme et la femme, le symbolique avec l’imaginaire. Position de Réel en tant qu’il lui reviendrait l’ardue fonction de marier à la jouissance du Réel le Réel de la jouissance. Si homme et femme ne se rejoignent pas (si ce n’est par le jeu hors-sens du Réel), il en va de même pour les signifiants qui cherchent à se constituer en savoir S1/S2. Entre S1 et S2, il y a isomorphie avec l’amour. Le mur fait coupure et S2 glisse indéfiniment sur l’horizon du S1, hors de toute prise. Le savoir est troué et certes, si le sujet supposé à ce savoir borde ce trou, qu’en est il alors de ce sujet si le jeu même de la représentation qui définissait le signifiant vient à échouer sur cette impossible butée ? FREUD, dans son courage à tenir sa clinique, ne s’est pas contenté de réduire l’utopie de l’amour UN, l’amour fusion, à l’amour de soi. Il a fait aussi entendre le bruit de l’infernale casserole que l’amour traîne comme son ombre : la haine. Plus encore pour LACAN : l’ambivalence des sentiments qui convergent vers l’objet aimé n’est qu’un concept qui émousse le tranchant de la découverte freudienne. Amour /haine c’est la même chose, la chose même, et l’on sait que LACAN l’a épelé « hainamoration » (je dis « épeler », lettre à l’être, pour rappeler que ça s’écrit sur le corps, rappelez-vous le film de Laughton avec R. Mitchum, « La nuit du chasseur »). L’hainamoration brûle au feu de la jouissance, au feu du vif : l’être, ce n’est pas ce qui vit, c’est ce qui jouit. Là encore se creuse l’écart d’avec le désir qui vise, lui, l’objet, sa prise, sa consommation, sa consumation (au sens de G. Bataille). Le livre de Jean ALLOUCH réunit dans ses pages un puzzle – c’est le mot de l’auteur – fabriqué de tous les pas de côté que LACAN produit dans sa quête d’un nouvel amour. On lira ses refus du narcissisme, du fin’ amor courtois, de l’amour fusionnel des romantiques mais aussi du pur amour des mystiques (voie dans laquelle s’engage éperdument Jean ALLOUCH) ; refus aussi de l’amour comme don, l’un et l’autre renvoyant à cette part maudite (là encore Bataille) de l’érotique, de la mort et du déchet. Alors, et ce nouvel amour ? Voilà le puzzle en passe de rester in-fini, écartelé. Le propos de Jean ALLOUCH vient à ce point nommé avec son « Amour Lacan », défini comme « un pur amour sans transcendance », comme cet amour « que l’on obtient en ne l’obtenant pas ». Je vais conclure, ou plutôt m’acheminer vers un passage, un passage de parole au travers de ce mur, de cet a-mur Lacan. Dans cette longue partie de chasse au nouvel amour, que Lacan force avec ses lices, vous nous montrez qu’il est aussi en quête de ses limites ! On ne se saisit pas impunément de Diane au bain ! Limites à l’amour, limite au transmour, limite autre que celle que proposait déjà le désir : la consommation des objets ne masque jamais longtemps la consumation des sujets (et Lacan d’évoquer avec émotion le risque de consumation de … l’analyste à sa place). Alors, Jean ALLOUCH, au vif de ces embûches enflammées de l’amour, quelles sont, pour vous, les règles du jeu ? Serge Sabinus
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Serge Sabinus
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Jacqueline Massola
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Philippe Beucké
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L’Invité mardi 9 février 2010
Jean Allouch pour son livre "L’amour, Lacan" Editions Epel Présentation Serge Sabinus