L’Invité : mardi 15 mai 2003

Janine ALTOUNIAN pour son livre "L’écriture de Freud" Editions Puf Présentation par Serge Sabinus

 

La question de la traduction des œuvres complètes de Freud a bien évidemment largement occupé la scène institutionnelle psychanalytique française. On en sait les embûches, les impasses, les obstacles et autres querelles de clochers. L’occasion de la sortie de la récente traduction de la  » Traumdeuntung  » (PUF Tome IV) nous a semblée opportune pour accueillir le travail entrepris depuis plusieurs années autour de Jean Laplanche. Occasion donc est offerte au Salon Œdipe de poser ses questions autour de la traduction. On le sait, Janine ALTOUNIAN fait partie, dès l’origine, de ce groupe de travail, et son livre  » L’écriture de Freud  » en porte témoignage. Mais, disons-le d’emblée, il s’en démarque tout autant. En effet, il ne s’agit pas du tout de justifier ce soir des options de traduction, ni d’en proposer des modèles d’évaluation. Ce dont il s’agit c’est de réfléchir sur la manière dont une langue, la langue allemande, s’est trouvée être (par Freud) le terreau de la découverte de l’inconscient.

D’abord une mise en garde et un mot sur la forme du livre. Sur le bandeau de présentation du livre, JA nous met en garde contre les  » simplificateurs  » c’est à dire, je la cite :  » les lecteurs qui, oubliant trop souvent qu’ils ne connaissent la pensée de Freud que par la médiation d’un traducteur – ou, au contraire pour les germanophones, dans l’immédiateté d’une endogamie neutralisante -, décrètent que sa langue est simple et que la traduction ne rend pas compte de sa fluidité.  » Nous voilà avertis. Quant à la forme, le livre est construit comme un atelier, un  » atelier de traduction « . JA nous propose un outil de travail irremplaçable qui nous donne à lire comme à voir l’envers du travail de traduction. Outil que chacun peut modeler à sa main en fonction de ses intuitions, de ses désirs. A côte de la démonstration des enjeux de la traduction dont nous allons parler tout a l’heure, il y a un effet de monstration ; et ce que l’auteure nous donne à voir (dans des tableaux, des listes, des variations de typographies) c’est l’infinie richesse des signifiants, leur prolifération, leurs ouvertures, leurs liaisons proprement inouïes.

Innervant le texte de JA, court une idée forte : Dans son usage propre de la langue allemande, dans l’utilisation du génie propre de cette langue, FREUD forge sa découverte de l’inconscient dans des matériaux qui appartiennent à la langue commune. C’est là son style, et JA repère, avec un soin proprement analytique, les retours signifiants dans le corps textuel qui tissent l’approche théorique neuve de la psychanalyse avec les mots qui forgent, dans le récit, l’histoire personnelle de FREUD. La pensée théorique se fabrique à partir de l’intime, du secret, de l’inavouable, du désir. LAPLANCHE le dit très bien, il y a chez FREUD,  » enracinement dans la langue « . Et ce tissage de la théorie avec la langue commune produit ce que JA nomme  » une langue de rêve « . C’est par la main que l’auteur nous conduit dans les multiples résonances des termes clés de FREUD, passant d’un champ sémantique à l’autre autour d’un même signifiant, tissant à son tour des lignes originales de pensées, fidèles en cela à l’immense richesse du corps textuel freudien. Mais c’est à ce point précisément que vient s’affronter le travail de traduction, c’est là son point de butée. Comment, en effet, restituer l’étendue de ces champs ana-sémiques multiples, croisés, tissés, résonnant dans le corps théorique comme dans celui, propre, de FREUD, nouant la pensée au travail de l’inconscient.

Traduire c’est perdre, traduire c’est consentir à l’exil, nous dit JA ( » traduire – écrit-elle – c’est donc consentir à l’exil, c’est abandonner la terre fertile de l’original sans rien pouvoir en emporter, si ce n’est l’énoncé de sa perte, le souvenir de son existence, sa certitude sans sa saveur  » pp92). Si la traduction ne se sature pas de la transmission d’un savoir, c’est qu’elle fait de cette perte même, transmission et, plus spécifiquement, c’est un apport original et profond ici, transmission du père : traduire, avance JA, c’est transmettre un père. Vient alors cette question : Comment la traduction, dans son travail mais aussi de par le  » désir du traducteur  » (comme Lacan nous a appris à articuler le  » désir d’analyste « ), dans le mouvement où elle nous conduit d’une langue d’origine – dite précisément  » maternelle  » – à une langue d’accueil, s’ouvre sur cette idée que JA avance fermement d’une transmission d’un père ? Est-ce à dire là, toujours, l’effet d’un sujet aux prises avec la langue et ses héritages que le travail de traduction vient révéler ?

Traversant ainsi la traduction au travail, l’auteur trouve/retrouve la dimension du traumatique :  » Que deviennent, dans une traduction en langue étrangère, la récurrence des représentations de mots et des figures syntaxiques qui constituent les signifiants majeurs des affects et des objets internes d’un auteur, si les nécessités de la traduction ou l’option du traducteur rendent impossible la permanence des valeurs leur correspondant dans la langue d’arrivée ?  » (pp115) Ce que JA avance c’est ceci : Dans tout procès d’écriture, il y a une dramaturgie qui met en scène la tentative faite par l’auteur pour faire passer en langue la violence traumatique qui l’a traversée. Comment alors, en conscience,  » traduire  » les signifiants propres de l’auteur ? On voit comment l’acte de traduction devient alors un acte politique, un acte social, collectif, qui risque à chaque instant de reproduire toute la violence du traumatisme sur les lieux mêmes où le souhait est de l’exprimer symboliquement. Il faut lire ici avec soin ce que JA démontre à propos du livre de Jean AMERY et du scandale de la traduction du titre ! JA nous montre un philosophe qui se bat avec une langue et ses référents dont il s’est vu dépossédé, pour dénoncer cette dépossession même. Et c’est ce combat, ce tragique de l’être, qui est réduit par la traduction à une parodie. Le ton du livre de JA change ici ; il ne s’agit plus de mouvements d’humeur (contre les  » simplificateurs « ) mais d’aborder la question de l’accueil fait à la langue torturée pour dire la torture. Esthétique contre éthique, esthétique au service du refoulement, voire du déni, au service de la censure ; oui, la traduction est un acte politique et, à propos du livre de Jean AMERY, JA n’hésite pas à parler de révisionnisme. En deux mots. Le titre allemand du livre d’AMERY – jenseits von Schuld und Suhne.
Bewaltigungsversuche eines überwaltigten – est traduit (chez Actes Sud)  par  » Par delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter l’insurmontable « . Si la résonance chrétienne et l’écho de Dostoïevski n’existent que dans l’esprit mercantile de l’éditeur, le scandale se cache dans le sous-titre : Ce que montre JA c’est que la forme verbale que conjugue le radical  » waltig  » (terrasser/être terrasse)  » traduirait que celui qui fut terrassé tente à son tour de terrasser (p117). On entend en effet comment la traduction, dans sa  » maladresse « , dénie, dans la répétition du traumatisme (« insurmontable »), la tentative de l’auteur de reprendre la maîtrise de la violence sur lui-même exercée !

Traumatisme, transmission du père, tout cela gît, bien sûr, dans la langue de FREUD, bâtissant son invention, la psychanalyse. Dans le dossier majeur que propose JA, je retiendrai comme exemple deux signifiants dans la méconnaissance de leur traduction : Dans la TRAUMDEUTEUNG, FREUD confie au lecteur le secret de son auto-analyse. La mort d’un père, écrit FREUD, voilà la perte la plus radicale intervenant dans la vie d’un homme. Là où la traduction invite à comprendre qu’il s’agit  » bien sûr  » de l’humanité (Mensch) FREUD ne parle en fait que de la condition masculine ! (Mann). Plus loin dans le même ouvrage FREUD se souvient de ce jour où, enfant, il interrogea son père agressé par un antisémite :  » et qu’as-tu fait  ? Je suis passé sur la chaussée et j’ai ramassé le bonnet, telle fut sa placide réponse  » C’est la traduction de gelassen qui arrête JA ; en effet, il est habituellement traduit par  » résignation « , or le sentiment exprime par FREUD n’a que faire d’une résignation passive mais traduit au contraire le calme, la tranquillité, la placidité d’un père face à l’agression. Evidemment, JA ne se prive pas d’interroger ces  » erreurs « , ces approximations de traduction qui jettent sur le texte un parfum de scandale…

En trois chapitres, cerises sur le gâteau, JA nous propose en fin d’ouvrage, trois étonnantes confrontations. FREUD avec le texte de LUTHER pour y lire la convergence entre ces deux  » réformateurs  » sur la défense de  » l’efficacité symbolique susceptible de libérer l’homme du sentiment de sa totale impuissance  » (pp151) ; WAGNER ensuite pour interroger l’énigme de la haine antisémite sourcée aux mêmes signifiants que la sublimation épique ; et LOU SALOME, enfin, et les postures différentes de FREUD selon qu’il s’adresse à elle comme homme ou comme théoricien de la sexualité féminine.

SERGE SABINUS

 

   

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