Jean-Jacques Moscovitz Violences en cours. Psychanalyse Cinéma Politique

Éditions érès, décembre 2017

Fulvia Castellano
Psychologue clinicienne, psychanalyste, AP Espace analytique, exerçant en cabinet privé, 68 avenue de Saxe, 75015 Paris et au Centre Médical Claude Bernard, 78990 Elancourt.

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Cet ouvrage est le numéro 3 de la collection « Le Regard qui Bat », éditée par érès, dirigée par Vannina Micheli Rechtman, psychiatre et psychanalyste, membre d’Espace analytique, et par Jean-Jacques Moscovitz, psychiatre et psychanalyste, membre fondateur de Psychanalyse actuelle et membre d’Espace analytique.

Deux autres numéros l’ont précédé, Du cinéma à la psychanalyse, le féminin interrogé (2013) et Rêver de réparer l’histoire (2015).

Violences en cours se propose de réfléchir sur « le vacarme du monde » qui nous entoure et la violence actuelle en s’appuyant sur le lien essentiel qui existe entre cinéma, politique et psychanalyse.

L’homme porte en soi une composante de haine et de destruction, découvrait Freud, ainsi qu’une contrainte à répéter les expériences traumatiques. A partir de la thèse du meurtre du père primitif, Freud est amené à donner une place de plus en plus importante à l’agressivité et à la destructivité, faisant le deuil de l’illusion sur l’humanité de l’humain, liée aux avancées de la science et de la technique et à la croyance dans la possibilité de chercher et trouver la vérité, illusion héritée du siècle des Lumières. L’hypothèse de Jean-Jacques Moscovitz est que le fantasme structural du parricide a été rendu inefficace après les crimes du nazisme et le meurtre d’un peuple, meurtre d’un collectif humain perpétré sur un autre collectif humain. L’ouvrage, heureusement, ne propose pas de théorie achevée pour rendre compte de l’origine et des effets de cette perte d’efficacité. Nous donnant à lire quelles associations les auteurs en déploient à partir de la sélection cinématographique retenue, il nous incite à associer nous aussi. Pour ma part, je ne peux m’empêcher d’articuler le génocide des juifs perpétré par le régime nazi avec le projet d’aryanisation de l’Europe entière, de peupler une Europe, « nettoyée » de ses habitants, par une armée de clones avant l’heure, qui serait in fine, le dépassement de l’humain, c’est-à-dire sa propre destruction. Fantasme d’un moi tout puissant, dans la soumission à un Grand Autre non castré, avec son corollaire de jouissances du sacrifice, de haine de l’autre, de destruction et d’autodestruction ?

Aujourd’hui, dans notre ère marchande, le mal-être, la détresse, semblent répondre au besoin insatisfait d’avoir ce qu’il faut pour se sentir valorisé et témoignent souvent d’excitations peu contrôlées et élaborées et de passages à l’acte comme réponses à l’insatisfaction et à la frustration, ressenties comme insupportables, causes de souffrances. Ici on avance l’idée que les atteintes faites à la civilisation ont laissé des traces en tant que « jouissances encore actives ». « Dans la rupture de civilisation (…) le signifiant se brise contre le réel » de la jouissance. L’écriture cinématographique permet alors que le signifiant soit remis en place, qu’il symbolise, « imaginarise » un réel violent, angoissant. Comment préserver le sujet, le garder du côté du vivant ? Deux pratiques de discours s’y emploient, « l’un psychanalytique par le signifiant et l’autre, le cinéma, par les images qui bougent et parlent ». « L’analyste, ôtant quelque chose à la jouissance des corps, permet la survie de leur désir ». Quand la jouissance du symptôme recule un peu, le désir peut s’exprimer.

La parole est donnée à différents auteurs, psychanalystes, philosophes, écrivains, réalisateurs, l’un avec l’autre, l’un après l’autre, comme pour faire écho aux projections cinématographiques proposées et présentées par le Regard qui Bat, ces dernières années. Entre interprétation de l’écriture du film et de ses images et rencontres avec les auteurs, dans les débats d’après séance et autour, une réflexion se développe sur l’intime et l’actuel, sur le rapport entre intime et collectif. Au fil des pages une question se fraie un chemin : comment comprendre ce rejet, encore présent dans notre civilisation, de tout ce qui n’est pas moi ? Cette tentative d’annulation de la différence, en tant que fondement de la conflictualité et donc de la subjectivité ? Comment comprendre la cruauté qui n’aurait d’autre finalité que la cruauté elle-même ?

D’Amnesia à Le fils de Saül, en passant par Salafistes, Nymphomaniac, Coming Home ou encore Julieta, et bien d’autres, se fait jour une écriture du « vacarme » et la tentative de comprendre un actuel dans lequel nous sommes évidemment, nous aussi, psychanalystes, tous pris et par devers nous.

Anne-Marie Houdebine-Gravaud, dans un texte posthume sur le droit au blasphème écrit après l’attentat à Charlie-Hebdo, rappelle combien la lutte pour l’humain « est toujours à recommencer, ici, ailleurs aussi, ici aussi », comme elle dit. Et c’est l’œuvre de la psychanalyse car « Freud a lancé son génie comme il a pu, en inventant la psychanalyse, au secours du sujet moderne, le sujet de la science. Il a nommé “le malaise dans la civilisation” », écrit François Ardeven. Plus loin dans un beau texte pour lequel on remercie ses talents d’écrivain et qu’on lit comme un roman, il rappelle autour du tatouage qu’il y a des inscriptions qu’on se fait soi même pour marquer une identité qui en rappellent d’autres, étrangement, celles des camps d’extermination, « ce marquage radical par où le sujet devient un numéro, un dossier… ». Et la psychanalyse, si mouvante, jamais figée dans des certitudes, dans ses tentatives de compréhension de l’humain, permet d’en voir des traces actuelles sur la subjectivité.

Emmanuel Brassat rappelle que nous sommes face à une violence dont « les motifs affirmés religieux et politiques », restent sans sens et sans raison face à la brutalité des actes et à la dimension meurtrière et criminelle contre des victimes innocentes, et tente une explication. Jean-Jacques Moscovitz, commentant Nymphomaniac de Lars Van Trier, pose la question de l’inscription de l’excitation sexuelle dans la parole et de son impasse qui empêche toute réflexivité, entraînant passages à l’acte violents, toxicomanies et aliénation sacrificielle à un Maître. Lysiane Lamantowicz rappelle, elle, la défaillance du symbolique, institutionnalisée aujourd’hui, « la perte des organisateurs symboliques » qui entraîne théories et convictions diverses vers des complots comme raisons justifiant les actes de barbarie. On est d’accord qu’en l’absence d’une autorité institutionnalisée comme telle, on finit par croire que sa propre vérité est la seule valable.

On peut s’interroger avec Isabelle Floch et Demonlover d’Olivier Assayas, sur l’idée actuelle que « la jouissance du corps de l’autre » (et du sien propre d’ailleurs), serait le signe des temps et d’une grande liberté. Ou encore réfléchir au choix de l’amnésie comme effet du clivage, solution du sujet, pour supporter la violence qui lui est faite par un pouvoir despotique « insensé », avec Hélène Godefroy et Coming Home de Zhang Yimou.

Le texte de conclusion de Paola Mieli a le mérite, par sa lecture de Primo Levi, d’entraîner le lecteur vers une réflexion sur l’illusion scientifique et technologique et sa vision de l’avenir quand, en somme, « … une rationalité intelligente, analytique et productive, se trouve confrontée brutalement à l’autre face de la science, celle de son utilisation à des fins destructrices et aliénantes » comme la « solution finale » du nazisme nous l’a prouvé possible. C’était aussi le sens d’une réflexion chez Freud, et leur désir à lui et à Primo Levi, leur espoir commun, d’arriver à « … appliquer l’observation scientifique à la réalité humaine ». Pour lutter contre l’oubli et l’instrumentalisation de l’histoire, contre la surdité humaine et le déni.

La mise en mouvement, par les images de films reproduites au fil des pages, due aux talents de Kliclo et Fred Siksou, permet des arrêts sur images comme autant de pauses pour continuer à penser.

Violences en cours a le mérite de montrer qu’il arrive aujourd’hui d’oublier de réfléchir à ce que nous sommes et ce que nous voulons dans l’avenir, au profit d’un agir, dans l’immédiateté, au nom de croyances diverses. Il rappelle aux analystes que la réalité psychique ne peut être réduite aux événements du vécu individuel, elle est liée aussi au contexte, à l’Histoire et à ce qui a été transmis de génération en génération.

La psychanalyse surtout, reste, dans l’actuel, un lieu où on s’efforce de continuer à penser et à rencontrer l’humain. Ce livre parle au fond de l’intelligence de la vie contre les pulsions de destruction et d’autodestruction car, comme disait Marguerite Yourcenar, « le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même »., dans une psychanalyse, au cinéma, dans une pensée sur le politique.

Fulvia Castellano

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