Jean-Louis Sous L’équivoque interprétative . Six moments de Freud à Lacan

Le Bord de l’Eau, 2014

 

Jacques Le Brun

Il peut arriver que la lecture d’un livre ait un effet de rencontre. C’est contingent. Ça ne se réduit pas à l’intérêt qu’on y prend, ni à ce qu’on y apprend. Côté lecteur, ça concerne ce qu’un sujet, ou plutôt un parlêtre, trouve dans un livre, ce qui l’attrape, le touche, le surprend … au sens que Reik donne à la surprise. Mais il y faut aussi que, côté livre, quelque chose le permette. Ça ne se réduit pas à CE qui y est écrit, il y faut la facture singulière que peut produire une écriture, une facture qui fait que, comme peut le faire un piano, un livre résonne et affecte. Un tel livre supporte, voire appelle, plusieurs lectures.

Ce n’est pas le lieu, ici, de dire la résonance subjective qu’a eu le livre de Jean-Louis Sous, mais plutôt d’essayer de cerner en quoi il ouvre des chemins de pensée sur une question majeure de notre pratique : l’interprétation. Après ma première lecture, cursive puisque c’était une lecture de train, je me suis demandé quelle est la familiarité de l’auteur avec la musique. Depuis le dernier tableau de Nicolas de Staël, « le grand concert », qui fait l’Ouverture du livre, jusqu’aux dernières lignes du Final, qui convoquent la valeur d’appel du chant des bergers, en passant par la « partition du sujet » (partition à accompagner, déchiffrer, interpréter), la musique est là. Elle est là, réellement, et pas comme métaphore : à cause de la matière à interpréter, mais aussi dans la matérialité de l’écriture – par exemple la typographie des citations. Elle est là aussi dans un maniement de la langue qui consonne avec la musique des mots que convoque l’équivoque. Il nous est rapporté que Schreber le sait et en témoigne : il joue de l’homophonie de sa langue fondamentale, et du piano, pour mettre à distance le serinage des oiseaux et des voix.

Cette première impression de lecture m’a fait penser à Théodor Reik. A la différence de Freud, il ne reculait pas devant la force matérielle qui, dans la musique, a le pouvoir énigmatique d’émouvoir. Depuis ses études sur le Schofar et le Kol Nidré jusqu’à celle sur la mélodie lancinante, il a tourné autour de la pulsion invocante et de l’incidence que peut avoir l’objet-voix. A cause de cette résonance-là du livre, le mot « variations » m’est venu pour caractériser les « moments » du livre qui nous font entendre des « moments » de Freud et de Lacan dans leur mouvement d’élaborer l’interprétation et l’équivoque. La polysémie du terme « moment » et le parti-pris d’écrire ces moments comme autant de plis à déplier objectent à un essai de synthèse.

Je voudrais plutôt m’arrêter sur quelques points qui m’ont retenue à une deuxième lecture. Dans le discours courant, l’équivoque est l’objet de jugements dépréciatifs, souvent à connotation morale. Au XIXème siècle, la grammaire de Bescherelle n’était pas en reste : elle qualifiait de « vicieuses » les phrases qui donnent lieu à équivoque. L’équivoque en question, grammaticale, est pour Lacan un des trois « points nœuds » où se concentrent les équivoques qui persistent en traversant l’histoire d’une langue, et auxquelles l’inconscient est assujetti. Au regard d’une telle dépréciation, on peut se demander par quels chemins l’interprétation et l’équivoque en sont venues à se conjoindre dans le propos de Lacan … jusqu’à avancer en 1975 que l’équivoque est « notre seule arme contre le symptôme ». Le soupçon d’une witzomanie imputée à certains élèves de Lacan, voire à Lacan lui-même, relève-t-il de la dépréciation moralisante, ou d’un embarras, d’une difficulté à se repérer dans le pourquoi et le comment un analyste a à s’en servir, (« comme il convient », précise l’Etourdit) ?

En parcourant les plis de l’équivoque, le livre donne des repères essentiels pour s’orienter dans les questions que soulève l’usage de ce précipité de la langue dans sa proximité avec lalangue. Le propos de Lacan faisant de l’équivoque la seule arme contre le symptôme peut devenir une ritournelle, si elle ne l’est déjà. Il s’agit donc, dans ces variations, d’évider l’évidence de la ritournelle, d’élaguer la langue de bois … comme on élague un arbre ou comme l’installation de Penone l’évide.

La figure de l’arbre et de ses embranchements court comme un leit-motiv dans la « partition » de l’équivoque : l’arbre de l’algorithme saussurien ; celui, biblique, dit de la connaissance (une connaissance interdite de jouissance) ; l’arbre que trace le geste calligraphique d’un poète chinois ; celui dont Giuseppe Penone retrouve le nœud originel en creusant le tronc massif d’un immense cèdre abattu par la tempête. Cette présence insistante tient, entre autres, à ce qui se joue à un certain moment pour Freud et pour Lacan. Le moment où l’équivoque s’impose à Freud dans sa dimension pulsionnelle, le moment où elle s’impose à Lacan dans la nodalité des trois dimensions, et plus seulement comme symbolique, sont des embranchements, des bifurcations dans l’élaboration.

Quand Freud entend dans l’équivoque de machen la provenance coproérotique de nos verbes d’action, quelque chose le déborde, il se découvre nouveau Midas. Il borde cette vacillation avec un néologisme – sa drekkologie – qu’il réduit aux deux lettres grecques d et r. Il écrit à Fliess « c’est tout à fait fou ». Dans ce moment, ce n’est rien moins que la branche encore fragile du sexuel infantile qui commence sa poussée, et avec elle celle du pulsionnel. La prise en compte de cette équivoque et de cette équivalence  fait bifurcation d’avec les inscriptions neuronales de l’Esquisse et donne une autre valeur aux traces de perception qu’écrivent les wz.

Lacan a reconnu les signifiants de sa théorie du sujet dans les wz de Freud. Il souligne cette identité dans un moment où son élaboration de l’inconscient bifurque, dès lors qu’il place une béance comme cause au cœur de la structure de l’inconscient. Cette bifurcation l’engage à reprendre la question de la pulsion. Les signifiants de la demande ne suffisent plus à élaborer son montage acéphale et son trajet ; il y faut la grammaire, en particulier l’équivoque, pas toujours entendue, du « se faire ». Il y faut aussi la reprise du sexuel infantile, la notion d’un appareillage du corps, la prise en compte du vivant sexué et mortel.

Cette bifurcation ouvre le chemin qui, de la primauté du symbolique, fût-il troué, conduit à un nouage inédit des dimensions R.S.I. En visant l’assomption, par le sujet, des signifiants de son destin, l’interprétation dans le symbolique ne prenait pas en compte l’imaginaire, le destin des pulsions, le réel du vivant ; l’équivoque signifiante y était un des modes de la ponctuation interprétante. Dès lors que le nouage borroméen rend les trois dimensions équivalentes, la bifurcation fait hiatus dans l’élaboration. De façon assez saisissante, la composition du livre réalise, au sens fort du terme, ce hiatus. Nous passons, sans transition, de la faille dans le symbolique à l’équivalence entre pensée et jouissance, langue et jouissance, vivant et jouissance, symptôme et jouissance.

Reste à faire entendre comment l’équivoque peut opérer sur ce nouage des dimensions et des jouissances. C’est le parti pris de l’écriture du livre : donner à entendre la partition de l’équivoque dans l’équivoque de « partition » : il y a équivoque et équivoque. Il y a l’équivoque qui joue de la polysémie du signifiant et celle qui réalise un dire qui touche au nouage. Celle-ci est polyphonique et pas seulement sémantique, elle joue sur la valeur et la résonance pulsionnelle en faisant vaciller le sens et la logique.

Ce parti pris d’écriture n’exclut pas de donner, et de discuter, les points de théorie qui constituent des appuis épistémologiques pour penser l’équivoque ainsi relavée : la prise en compte par Saussure de la valeur, et plus seulement du sens, pour penser le fait linguistique ; la théorie de la valeur de Marx ; l’équivalence des objets pulsionnels ; la dimension économique du mot d’esprit, soit sa capacité à lever l’investissement d’inhibition et à dévaluer le sens du symptôme. Je mets au compte de ces points de repère la reprise des critiques faites à Lacan, et à la psychanalyse, dans les années 70, par Nancy, Derrida, Deleuze, Foucault ; des critiques qui contribuent à fixer le moment de la primauté du symbolique. Une conjecture soutient cette reprise : les nouvelles figures de l’équivoque répondent à certaines de ces critiques.

Ces repérages sont, bien sûr, l’occasion d’un exercice délicat dans notre champ : celui de la citation, soit l’usage d’un énoncé hors contexte et hors énonciation. Jean-Louis Sous a une façon singulière de faire avec les citations : il y a celles, sans guillemets et décalées, qui sont dans une certaine continuité avec le corps du texte ; celles, avec guillemets, mises en notes. Et puis, venant en contrepoint, des extraits de textes littéraires, en italiques, reçoivent le statut de citation. A l’envers de la vignette clinique, ces textes font résonner, avec la justesse qui leur est propre, le développement qui précède et qu’ils pourraient précéder, tant ils vérifient que l’artiste précède l’analyste.

Ainsi les trois versions par lesquelles Marguerite Duras donne existence au dit-amant, parvient à dégonfler la jouissance du symptôme et à donner une autre facture au corps et au désir. Ce sont aussi, après les trois versions du Portrait, les premières pages d’Ulysse où Joyce fait entendre les résonances de certains signifiants dans le corps pulsionnel. Quant à l’écriture de Blanchot, une écriture à laquelle il faut se rompre comme il faut se rompre au nœud, elle subvertit la dualité, réalise un impossible rapport, au plus près de la phrase avec laquelle Lacan a introduit le nœud borroméen : « Je te demande de me refuser ce que je t’offre parce que ce n’est pas ça ». Blanchot ne dessine pas de nœuds … J.-L. Sous non plus. Pourtant par ses effets de bord, l’écriture de Blanchot produit un « frisson topologique » ; il y a de cette veine-là, parfois, dans cette partition sur l’équivoque.

Ces variations ont un autre effet. La façon dont la partition de l’équivoque fait chanter autrement la partition du sujet donne au livre une tonalité de gai savoir … qui est une invitation à poursuivre.

Jacques Le Brun

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