Jean Pierre LEBRUN UN IMMONDE SANS LIMITE

25 ans après Un monde sans limite Ed érès, point hors ligne, 2020

Geneviève VIALET-BINE
Psychanalyste, publications recentes: « Conversions hystériques et somatoses » in Psychologie clinique, N°45-2018/1-EDPscience. « Paranoïa et passion narcissique »in « Corps en discordance » EDPScience-2017. « La jouissance masochiste » in « vous avez dit jouissance ? » Sous la direction d’H. Guilyardi, Ed. érès -2019.

Le sous-titre : « 25 ans après un monde sans limite » rappelle fort  à propos que, depuis 25 ans, en effet, l’auteur n’a cessé de mener toujours plus loin la question de l’articulation de la psyché et du social, du singulier et du collectif.
Notre auteur prend d’abord acte sans nostalgie, de ce que l’organisation symbolique du monde qui a prévalu pendant des siècles s’est trouvée remise en cause par les avancées de la science et de la technique opérant un véritable déplacement du réel.
La possibilité effective de dissocier jouissance sexuelle et reproduction par exemple, autrement dit, le fait de ne plus devoir en passer par le sexuel pour avoir un enfant, constitue un déplacement du réel jusqu’ici inédit, prenant de vitesse les catégories symboliques, à savoir ce qui jusque là nous orientait, permettant ainsi un embrasement de l’imaginaire.
Si, plus rien de ce qui hier faisait spontanément limite n’est aujourd’hui impossible à réaliser, et donc à obtenir, s’ouvrent alors  toutes grandes la voie et les voix à tous les possibles.
Ce bouleversement signe l’acte de naissance  d’un homme nouveau, total et autonome, né de lui -même, auto-engendré, ne devant rien à  personne.
C’est la construction et la réalité psychique de ce nouveau sujet, articulées aux nouvelles donnes sociétales que l’auteur nous invite à explorer tout au long de ces pages.
En bon lacanien, l’auteur nous rappelle que nous sommes des parlêtres, doués de parole et donc, de ce fait, soumis à la négativité. N’avoir pas accès à la Chose mais seulement à sa représentation, constitue en effet une perte de jouissance ; c’est donc cette loi du langage qui fait limite à la pulsion et pose le réel de la castration.
Ceci étant posé, J.P .LEBRUN ne participe pas de la querelle à propos des pères, qui enflamme et déchire la communauté analytique entre  nostalgiques du père et « dégagistes ».
Il prend acte de l’effacement irréversible, voire de la «  vaporisation » du père du patriarcat, celui quasi de droit divin qui tire sa légitimité de sa place d’exception et pose en même temps ce qu’il nomme le « principe paternel », détaché de la personne physique, place logique, qui ne véhicule rien d’autre que ce que nous devons à notre condition de parlêtre.
Ce principe paternel, simple fonction logique, n’a ni l’automaticité, ni l’efficacité du père d’antan, permettant d’assurer la séparation nécessaire entre la mère et l’enfant qui est la condition à l’accès au langage et à l’humanisation de l’enfant.
L’enfant ne saurait être sans dommage, l’enfant de la seule mère. Aussi cette nouvelle donne a pour conséquence de renforcer la polarité maternelle. Avec l’effacement du père, c’est la strate de la relation à la mère, dont Freud  écrivait qu’elle était « blanchie par les ans » qui apparaît en pleine lumière avec sa nature incestuelle.
Or, si cette propension incestuelle naturelle n’est pas rapidement atténuée et qu’elle ne rencontre pas suffisamment tôt dans la vie du sujet sa brisure, elle risque de produire une fixation à cette jouissance, qui exige la saturation du « tout, tout de suite » que notre auteur qualifie « d’unienne « ou « d’organique », jouissance de nature à contaminer où  concurrencer plus tard la jouissance phallique, propre à tout parlêtre, articulée au désir et devant impérativement intégrer le manque.
C’est donc à la mère désormais que va incomber, le plus souvent le travail de séparation, la déprise nécessaire afin que s’inscrive une soustraction ou une négation de cette jouissance « unaire », d’une exigence insatiable, tant qu’elle reste inentamée.
C’est bien la survivance de cette jouissance incestuelle qui semble à l’œuvre chez beaucoup de nos contemporains. Stimulée par l’économie de marché générant toujours plus d’objets convoités et par l’air du temps qui fait la promotion d’un amour maternel où l’enfant ne saurait manquer de rien… Ce qui semble signer la « fin de la civilisation oedipienne ».
Cette « nouvelle économie psychique » produit un individualisme exacerbé, récusant l’autorité, et ayant beaucoup de mal à accéder à l’altérité et à l’antériorité.
La preuve en est ce qui fait le quotidien de notre clinique :
Clinique du corps (obésité, anorexies), clinique de la jouissance au travers des addictions de toutes sortes et enfin clinique du lien social avec son cortège de phobies, et in fine phobie de tout …..
De tout ce qui risque d’ébranler la position narcissique de suffisance, en résonnance avec la persistance de la toute puissance infantile et des violences qu’elle génère.
La compétition de ces 2 jouissances : l’une supposée saturante et immédiate en dépendance à un objet réel, et une autre limitée, dépendant d’une instance symbolique et passant par la médiation du langage (seule compatible avec le désir), n’induisant plus le conflit psychique, mais plutôt une revendication égotiste qui attribue alors au social, la cause de sa non réalisation et de sa frustration.
Ceci étant posé, J.P. Lebrun analyse et décline les conséquences sociétales de cet individualisme exacerbé qui déconnecte ce citoyen auto engendré, libéré du religieux et du patriarcat, de toute responsabilité, de toute implication et engagement dans le lien social : agglomérat d’individus disparates, épars, désassortis, générant ce que l’auteur nomme :
« une clinique du marécage » avec ses symptômes :
– récusation de toute autorité
– affaiblissement du sens de l’altérité
– méconnaissance de toute antériorité.
Les dernières pages du livre sont un appel au discours analytique et aux psychanalystes eux mêmes pour penser et frayer ensemble ce qu’il nomme une « 3ème voie »pour enrayer ce qu’il appelle une crise de l’humanisation.
Travail d’humanisation dont il donne sa définition :
«  Le trajet et la construction qui noue pour l’enfant corps et langage, pulsions et mots d’une façon telle que cela lui permette de faire advenir sa singularité  subjective au travers des mots qu’il échange avec d’autres ».
Humanisation, bien antérieure à toute socialisation dont elle constitue le socle et le soubassement voire la condition.
Cette « 3ème voie » que l’auteur appelle de ses voeux est très étroite entre une psychanalyse qui se dilapiderait en séduction  et une psychanalyse qui se fossiliserait dans ses dogmes.
Elle suppose un travail collectif  toutes « chapelles confondues » dans une heureuse exogamie, purgée de toutes luttes fratricides, pour faire entendre à la Cité, ce que nous devons à notre identité d’êtres parlant, supposant une étoffe psychique, une réalité psychique ne cédant rien  aux sirènes néolibérales.
Parler nous détermine et nous oblige. Et ces contraintes nous obligent au -delà de la fin de la loi du père, qui nous servait jusqu’à peu, à les intégrer.
Pour conclure :
Ne pas oublier que la psychanalyse est sentinelle du langage et que la langue  est notre « chair vraie », comme l’écrit le poète qui nous devance toujours.
Ne pas oublier enfin, que dans un monde sans limite, dans lequel la transgression est abolie, c’est la promotion de l’immonde qui prime et prospère.

Geneviève VIALET-BINE

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