Monique Zerbib. Psychologue clinicienne et Psychanalyste, membre affilié de la Société de Psychanalyse Freudienne. |
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Le titre et le sous-titre de ce livre que viennent de publier Les éditions Campagne Première, l’obscur objet de cinéma /Réflexions d’un psychanalyste cinéphile, oriente d’emblée notre regard – dans le clair obscur de cette salle de cinéma représentée sur la page de garde – vers l’attente prometteuse de la projection du film, du plaisir de le revoir mentalement par l’écriture ou de le découvrir, avec de surcroît, l’éclairage subtil et clairvoyant d’un homme habitué à travailler dans les eaux troubles de l’inconscient. Jean-Claude Polack ne prétend pas écrire une histoire du cinéma, il nous offre son regard passionné et réfléchi sur un certain nombre de films d’hier et d’aujourd’hui qui ont marqué des générations de spectateurs et qui ont contribué à transformer les mentalités. Le psychanalyste qu’il est et qui se présente dans le titre de son livre ne cherche pas à interpréter les films choisis, c’est-à-dire à nous livrer une vérité unique sur les films et leurs auteurs. Il s’agit bien plutôt pour lui de les analyser, c’est-à-dire de les dérouler, de les démonter et de les reconstruire, au plus près des plans cinématographiques, au plus prés des processus psychiques à l’œuvre et à la lumière des mécanismes sociaux et politiques qui leur correspondent. Au fil d’une écriture dense et précise, son souci constant est de défier l’écart entre le mot et l’image, l’affect et sa représentation, le symptôme et ses métamorphoses. Ses grilles de lecture ne sont ni freudiennes ni lacaniennes ni deleuzo-guattariennes mais tour à tour les unes et les autres, en fonction du film évoqué, en fonction des histoires et des thèmes abordés ; elles peuvent au mieux se compléter mais aussi être revisitées voire contestées comme cette invitation à « réinterpréter l’Œdipe » (p.223), pour mieux cerner cet inconscient qui nous déborde et avec lequel il nous faut cependant négocier. Ses références livresques avouées ou implicites constituent un vaste éventail habité par la philosophie, la littérature, la théorie et la clinique psychanalytiques ainsi que la pensée de l’histoire et de ses révolutions. JC Polack n’est donc pas un critique de cinéma de plus. Il ne dresse pas, on s’en doute, de palmarès ; il a choisi ses films et se mesure à eux par le biais de l’écriture ; il apprécie ce qui lui est donné à voir, à sentir, à vivre et à comprendre sans cacher son enthousiasme sur l’intelligence filmique, sans cacher ses révoltes ni ses convictions sur les mécanismes de l’aliénation individuelle et collective. Il entre d’emblée dans les contenus filmiques, narratifs et figuratifs, décrit les procédés techniques au service des sens et de la pensée et il a à cœur de montrer comment intériorité et extériorité de la psyché sont intriquées au regard de l’inconscient, et se présentent comme un miroir grossissant de la psychopathologie collective. Avec l’évocation de l’enfance, de l’insouciance et du jeu, le psychanalyste cinéphile n’est pas un homme invisible. Il nous parle de lui, de son histoire et bien sûr de son enfance où présences et absences de la mère bien aimée structurent le temps et l’esprit de l’enfant, cet enfant qui semble faire son Fort Da grâce au cinéma ! Cette enfance qui « insiste », dit-il tout bonnement, se confond pour ainsi dire avec l’enfance de l’art ; les débuts du cinéma comique ne font qu’un avec les débuts de l’enfant-roi, capable de transgresser les tabous liés au corps captif des interdits sociaux. En affirmant que « Le personnage comique, quelque soit son âge est un enfant qui ne renonce pas » il salue avec ferveur sa folle liberté, ses mimiques et sa gestuelle qui, dans le cinéma muet (Charlie Chaplin, Buster Keaton ou les Marx Brothers) bousculent les conventions et les codes, provoquent en cascade mille péripéties qui finissent par faire sauter les verrous surmoïques des biens pensants et laisser éclater l’insolence des désirs sous toutes ses formes. Dans ce monument de Cassavètes aux agencements multiples deux phrases de Jean-Claude Polack expliquent l’inévitable émergence de la folie définie comme « complexité désirante »: « Cassavetes propose au couple de Nick et Mabel une tâche presque surhumaine : faire apparaître des éléments de singularité dans un texte saturé par les redondances des rôles sociaux.» Dans ces conditions comment concilier l’inconciliable puisque le paradoxe est inéluctable : « La famille prend corps sur les flux les plus libres du désir, elle perdure et se perd dans leur domestication.»(p.87) Le récit s’installe entre ces deux pôles contradictoires. Ce film est à lui seul le modèle de « la maladie cinématographique » où se joue une « rectification incessante des frontières » entre cinéma et théâtre, champ et hors champ, acteur et spectateur, orientant inexorablement ce dernier vers les mécanismes fragiles « in statu nascendi », d’une négociation collective. » (p.73) La folie se déclare lorsqu’il y a renoncement à comprendre de la part des autres et que le « patient désigné ne veut plus se donner tout ce mal, ni éduquer les autres » ; « la folie chez Cassavètes s’offre comme solution ou proposition erronée pour clôturer un drame insupportable. La parole folle permet à tous ceux qui sont là de mettre fin à un processus de questionnement qui les dérange.» C’est ainsi que se déclare la profession de foi du psychiatre cinéphile qui ne se laisse hypnotiser par aucun trompe l’œil nosographique. La complexité de ses approches cinématographiques est bien sûr à la hauteur de celle des films choisis et en ce sens le film de Nanni Moretti est un modèle du genre. Il est le film fétiche qui concentre toutes les attentes et les déceptions d’un homme, et à travers lui de toute une génération, qui se retrouve à courir après le ballon sans comprendre ce qu’il ou /elle fait là dans cette piscine pour joueurs de water-polo. Collapsus, amnésie, dépression sont les symptômes de ce que JC Polack appelle « le complexe de 1989 », »séisme psychique avec son mélange de désarroi et d’enthousiasme »en réaction à la rupture idéologique de « l’après-socialisme réel ». A partir du chapitre « Filmer un rêve, rêver un film », l’inconscient reprend de plus belle ses droits. Le rêve en tant que voie royale est l’objet convoité que le film espère capturer (« filmer un rêve comme dans la séquence filmique de La Maison du Dr Edwardes pour laquelle Salvador Dali apporte sa contribution) et ce qui hante l’artiste (« rêver un film »). « Proximité fonctionnelle du dispositif cinématographique et de l’appareil psychique conçus l’un et l’autre comme machines d’inscription ». Le parallèle entre film et rêve est tentant surtout s’il s’agit d’en défendre la multiplicité sémiotique et de réduire le primat du signifiant qui ici ne fait pas loi. Comme les images du rêve, celles du film ont leur spécificité qui ne se réduit pas à la quête d’un sens unique. Deux illustrations personnelles particulièrement savoureuses avec ASA NISI MASA –en relation avec le film de Fellini Huit et Demi- et « Ma rencontre avec Stanley Kubrick » nous montrent à quel point le cinéma et le rêve qui habitent l’auteur de ce livre, sont faits de la même étoffe ; deux rêves qui s’entrelacent dans le désir de faire un film, de « faire » du Fellini ou du Kubrick et de filmer un rêve. Avec la Maison du Dr Edwardes, Hitchcock réalise ce double désir de faire un film et de filmer un rêve mais si celui-ci « est une énigme à interpréter… sur fond de thriller », peur et plaisir confondus, les autres films présentés dans les chapitres « Rêves et fantasmes » et « Violences » nous font entrer à nouveau dans l’univers explosif du délire et de la psychose, le cinéma en devenant pour ainsi dire le laboratoire. En poursuivant la ballade filmique qui semble traverser tous les âges de la vie, il est inutile avec David Lynch de tenter la capture des rêves. La « caméra fouineuse » au plus près des processus primaires, des objets partiels, sonde « un inconscient d’avant l’inconscient freudien du refoulement », un inconscient originaire proche du « délire qui se donne comme puissance de contagion, invitation au voyage intérieur, dérangement.»(p.103) Si le monde du rêve permet des retrouvailles partielles avec le paradis perdu, c’est bien parce que l’homme en a été chassé par la conscience de la honte et de l’interdit. Le rêve, compromis entre retour du refoulé et censure et sans doute aussi le film lui-même, avec ses coupes, ses audaces et ses transgressions, seraient tous deux à la recherche de ce paradis perdu. Mais cette quête s’avère dangereuse quand il s’agit de La Forme Cauchemar. Ce chapitre charnière nous introduit plus avant dans ce monde originaire d’avant le refoulement, sorte d’antichambre de la folie où l’indicible et l’irreprésentable ont maille à partir avec une vision fragmentée, morcelée d’un monde où tout peut advenir, où les devenirs humain et animal de la pulsion sont en constant remaniement. « Le cinéma explore cet indicible » (p.139) proche du chaos et de l’effroi avec des films tels que Eraserhead, Mulholland Drive de David Lynch, La Vie nouvelle de Philippe Gandrieux ou Barton Fink des frères Coen pour ne citer qu’eux. Mais le regard porté sur ce monde intermédiaire n’est pas négatif, il porte en lui sa propre intelligence, il est matrice de « sensations et d’affects qui existent pour eux-mêmes », « quelque chose qui se produit à même le réel ». (p.144) Dans le livre IV intitulé Violences avec Chabrol, Kubrick, Haneke ou encore Soderbergh, l’inquiétante étrangeté règne en maître, et c’est pour mieux retrouver ce que nous connaissons et qui pourtant nous surprend toujours : Les avatars du désir aux prises avec les pulsions de vie et de mort, en prise directe avec le politique. Il faut lire ces chapitres denses et passionnants sur la Céremonie, Shining, Full Metal Jacket, Breaking the waves, Bubbles pour comprendre à quel point « le destin des pulsions est polyvoque» (p.204). Ces films et leur analyse constituent une incomparable « percée clinique vers l’impulsion de meurtre » (p.206 violence interne) qui n’épargne personne (« si on renonce au suicide, on peut être prêt à tuer, passer outre l’interdit et la loi.»)(p.204) Avec Se Souvenir qui clôt ce livre de façon presque joyeuse, l’amour du cinéma et de l’écriture chez JC Polack se déploie de telle façon que littérature et peinture –en l’occurrence avec Dali et Proust – deviennent pour lui un terreau inépuisable de jeux et fantasmes cinématographiques qui au-delà du produit fini qu’est le film, contiennent le germe fertile d’une pensée cinéma (sichère à Deleuze), particulièrement apte à capter les sources vives de l’inconscient et à en projeter les énigmes. Il nous offre une occasion sans cesse renouvelée de nous retrouver mais aussi de nous déterritorialiser sans ménagement. Cet exil volontaire est en quelque sorte l’outil nécessaire d’une pensée vivante, complexe et désirante capable de mesurer ainsi son degré d’ouverture au monde même si celui-ci n’est ni toujours confortable ni toujours rassurant. En ce sens le regard de JC Polack est une belle incitation et invitation à voir ou revoir un certain nombre de films, une sorte de deuxième chance de partir en quête de cet obscur objet. Monique Zerbib |
Jean-Claude Polack
"L’obscur objet de cinéma" Réflexions d'un psychanalyste cinéphile. Editions CampagnePremière, aôut 2009