Jean-Louis Sous Nicolas de Staël Portées d’un acte

Edition Epel, Paris, 2015, 99 pages

Emmanuel PIC

Psychanalyste et membre de l’Ecole Lacanienne de Psychanalyse (ELP), docteur en théologie et enseignant à l’Institut Catholique de Toulouse (CEM et ESQESE). Son cabinet se situe à Brive la Gaillarde.
Derniers romans :
– Emmanuel Mounier et le mur blanc, Editions Parole et Silence, Illustrations Fred Bourguignon, février 2015. – La station solitaire , Editions des Béatitudes, avril 2102.

 

Par où vais-je commencer pour présenter l’ouvrage de Jean-Louis
Sous, paru en juin 2015 aux éditions Epel avec le titre Nicolas de Staël
Portées d’un acte ? C’est un petit livre mais dont le contenu se rappelle à
vous bien après sa lecture de manière insidieuse. Le mot « portées » est
utilisé au pluriel et l’auteur en offre une polyphonie, une polysémie
d’approches dans la contemplation de l’ultime toile de Nicolas de Staël Le
Grand Concert exposée à Antibes. Il mène son enquête sur l’acte achevé/
inachevé du peintre face au mur d’une existence aux multiples contours(1) :
une page d’écriture, une toile à peindre, une fenêtre qui ouvre sur le vide.

Le peintre, son oeuvre et le psychanalyste

Sous la plume de Jean-Louis Sous, s’opère un déchiffrement non
seulement de l’expression picturale de Nicolas de Staël mais également de
son écriture à travers les extraits choisis de ses correspondances qui
permettent d’accéder non à la vérité de l’homme écorché mais à la
cohérence d’une oeuvre tout entière, jusqu’à son geste ultime dans ce saut
dans le vide en mars 1955. La question n’est pas tant de savoir qui est ce
peintre de génie mais où était-il ? « Le peintre serait-il là, comme dans Les
Ménines de Velasquez, dans cet immense tableau, pour animer de la pointe
de sa baguette ou de son pinceau les partitions ? Ou se teint-il hors cadre,
hors orchestration ? »(2). Le psychanalyste, membre de l’Ecole Lacanienne de
Psychanalyse (ELP), tente d’entendre la musique des mots et de déchiffrer
les notes de cette immense toile. S’il convoque Lacan ce n’est pas pour faire
montre d’érudition mais pour éclairer l’envers du décor et les soubassements
qui permettent au peintre d’être : « Jacques Lacan a fait de ce montage le
« bâti » qui soutient le sujet dans son rapport au désir. Sur la scène de
théâtre, le décor du praticable est bien réel, il n’est pas imaginaire, il existe.
Si vous passez derrière, plus moyen de se tromper, il est là, de par le châssis
de sa construction qui n’est pas illusoire mais qui fabrique l’illusion »(3).
Sous révèle Staël et réciproquement lorsque l’un et l’autre utilisent le « je », à
l’aune de cette confrontation entre piano et contrebasse liés par le « jeu » des
partitions : « Là, me semble-t-il, est la trouvaille picturale du peintre, la
résonance de touches : que la picturale vaille la musicale, qu’elles
s’équivalent, qu’elles soient à la limite de se fondre, de se confondre dans un
même ton »(4).

L’acte de peindre une nouvelle topographie

Dans ce livre court au style maitrisé avec un vocabulaire ciselé, Jean
Louis Sous ne perd jamais le lecteur en chemin. Il l’entraîne toujours plus en
profondeur à l’intérieur du Grand Concert pour parvenir au coeur du mystère
qui lie l’acte créateur de l’artiste et sa décision finale : « Dans cette existence
qui s’achève par un corps écrasé sur la rue, se peut-il qu’un peintre ait touché
le bout de sa peinture dans la tension d’un achèvement/inachèvement qui
tuerait par là même toute représentation ? »(5). Cette révélation sous forme de
question intervient au terme de l’ouvrage. En évitant les justifications
moralisantes et toute simplification abusive, elle éclaire le suicide de Nicolas
de Staël et la pulsion morbide présente en tout être humain. Ne vient-elle pas
nous surprendre avec violence lorsqu’elle se fraye un chemin de l’inconscient
au conscient ? « Mais si cela renvoyait plus radicalement à un point singulier
de chacune ou de chacun qui aurait pu envisager, à un instant, une heure, un
moment ou une période de sa vie l’éventualité d’un tel geste »(6).

Cristallisation de l’espace et du temps

Et puis il y a la thématique du mur qui parcourt tout l’ouvrage. Un mur
qui ne cesse de s’interposer entre. Les mots du peintre « Nous sommes des
emmurés, oui ! On n’arrête pas de se cogner à des murs »(7) ont fait écho en
moi à ceux du philosophe « Ces murs auxquels nous butons me mettent en
contact avec un sens obscur du monde qui ne peut être objet de conscience,
bien qu’il soit appréhendé, dans l’échec même, comme transfigurant
l’échec. »(8) Or Jean-Louis Sous propose un nouveau point de vue, une
nouvelle perspective dans laquelle Nicolas de Staël nous plongerait : « La
topologie du mur change de lieu : il n’est plus situé sur la toile mais entre lui et le monde » . Mieux, l’analyste angoumoisin nous invite (9) à penser la fin de
toute représentation binaire dans un paragraphe splendide où il écrit :
« L’inaboutissement se fait emboutissement »(10).
J’ai commencé la lecture de cet ouvrage dans la file d’attente de
l’exposition sur Vélasquez qui vient de se tenir au Grand Palais à Paris. Et là,
quelle surprise de lire le rapprochement que Jean-Louis Sous propose entre
les deux peintres, entre deux oeuvres Les Ménines et Le Grand Concert. Je
l’ai accueilli comme une préparation inattendue et avec un sentiment
d’intemporalité: Vélasquez, Staël, Sous. Au sortir d’une des salles, j’ai
retrouvé, sur un immense mur sombre (toujours ce mur !), la citation de
Nicolas de Staël sur le génie de Vélasquez(11) : impossible de la manquer, elle
barrait la route et remplissait tout l’espace. J’ai souri en découvrant que
l’opacité de ce mur et les paroles du peintre ouvraient sur une salle
lumineuse dans laquelle est exposée la Vénus au miroir : « Entre l’homme et
la femme, il y a un mur »(12). J’ai fermé la dernière page de ce livre dans le
train qui me ramenait à Brive et depuis m’anime en profondeur cette
compréhension superbe du Grand Concert où les trois actes du concert(13) de
l’existence apparaissent dans une simultanéité vertigineuse.

Emmanuel PIC

(1) « Comme dans Le Grand Concert où les lignes des partitions s’étalent vers les touches du piano, on ne peut préjuger a priori de l’accord ou désaccord des lettres entre elles, (comment se fait le pli entre harmonie, tension, dissonance…). Ces séries pourront s’avérer divergentes ou convergentes, concerter ou déconcerter suivant la façon dont elles nouent, puis dénouent, trois actes : acte de peindre, acte d’écrire et acte final du dénouement. » page 29.
2 page 34.
3 page 90
4 page 38.
5 page 96.
6 page 17.
7 page 68.
8 Emmanuel MOUNIER cité par Emmanuel PIC, « Emmanuel Mounier et le mur blanc », Editions Parole et Silence, février 2015, page 38.
9 page 68.
10 page 93.
11 « Ici la salle Vélasquez. Tellement de génie qu’il ne le montre même pas, disant tout simplement au monde : je n’ai que du talent, mais j’en ai sérieusement. Quelle joie ! Quelle joie ! Solide, calme, inébranlablement enraciné, peintre des peintres, à égale distance des rois et des nains, à égale distance de lui-même et des autres. » Nicolas de Staël cité par Jean-Louis Sous, page 34.
12 page 93
13 Lever de rideau – Entracte – Fin de concert. pages 32-33.

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