Jean-Jacques Moscovitz Rêver de réparer l’histoire…

Psychanalyse Cinéma Politique Éditions Érès, 2015

François Ardeven.
Professeur de lettres classiques. Psychanalyste
Lecteur du midrach laïque au centre Medem (centre laïque juif et diasporique)

Il se sait que la psychanalyse est le risque d’un discours sur l’inconscient, l’Autre, il se sait aussi qu’elle l’oublie parfois quand elle se prend à s’enticher trop d’elle-même. Jean-Jacques Moscovitz quant à lui ne l’oublie pas et, dans son dernier livre, Rêver de réparer l’histoire, retrouve l’autre qu’il s’est choisi depuis longtemps : le cinéma, sa dynamique. Fondateur du séminaire ambulant le « Regard qui bat »  comme battent la pulsion selon Lacan, et les moulins du cœur chez Demy –, il se déplace depuis 2003 de salle en salle pour faire parler les films. Ce livre d’éducateur (éducateur, c’est ainsi que Jean-Jacques Moscovitz avait dans son premier livre qualifié Spielberg dont l’œuvre est le fil rouge de sa réflexion) rassemble soixante-dix-sept films, ne donne ni clef des songes ni à proprement parler analyse, mais pour chacun propose comme un argument possible. Le Salo de Pasolini bien sûr ne se réduit pas à illustrer sans fin « La » perversion, mais c’est son argument du point de vue de la psychanalyse, la chosification est celui des Nuits fauves de Collard, comme le sexuel infantile celui du Ruban blanc de Haneke, la dépersonnalisation est dans chaque scène de Zelig de Woody Allen, l’inconscient de nature féminine tient tout entier le Gloria de Cassavetes. 

Rêver. La psychanalyse a défendu les rêves, leur matière, contre les utopies qui virent implacablement toujours au cauchemar. On les reconnaît presque à cela. Le rêve ignore la mort, ou combat avec son impossible représentation, l’utopie veut la vaincre, ce qui est le plus sûr moyen de la mener à la victoire. Il ne faut pas vivre ses rêves, dit la psychanalyse, mais être éclairé, accompagné par eux, petites lucioles dans la nuit qui font scintiller du sens et battre l’espoir qu’on peut encore et encore interpréter. Cet enseignement se répète depuis longtemps, et, si on ouvrait une seconde le grand écran de l’histoire juive, on l’entendrait au moins depuis Joseph, le fils de Jacob devenu vice-roi lecteur des songes au pays égyptien des images, et jusqu’aux trois grands rêveurs aneschatologiques, que furent Freud, Benjamin, et Derrida. Jean-Jacques Moscovitz à sa façon l’enseigne et fait battre l’écran pour qu’il reste l’écran qui nous protège du réel, et qui nous conduit comme dans les vieilles grottes à un peu plus de réalité partagée.

Réparer. On sait bien que ce ne sera pas tout à fait possible, que les réparations quand elles veulent être justes sont dérisoires. Continuer, oui : on peut le demander. Mais il faut une condition, une prudence, et c’est le point commun selon Jean-Jacques Moscovitz entre psychanalyse et cinéma, qui comme un point d’acupuncture active tout le livre : « Prendre garde que l’intime –là où l’intimité, en littérature, nous conduit trop souvent  ne soit par trop consolateur, trop réconciliateur, au point de ne plus percevoir le réel (…) ». Psychanalyse et cinéma sont ce scalpel tiers, pas plus épais parfois qu’une pellicule, mais qui sans complaisance opère et complexifie les scènes de la vie pour que l’histoire, le récit, puissent reprendre.
Le sous-titre : Psychanalyse Cinéma Politique est quant à lui une forme borroméenne possible, un triple. Politique, ce livre l’est par les films qu’il aborde, et par la façon dont l’auteur d’emblée travaille à dénoncer le lien diabolique bourreau/victime qui a envahi la scène planétaire. La fracture de l’interdit qui est advenue à Auschwitz et bien ailleurs, a ouvert une hémorragie pulsionnelle, qui a comme collé la politique et l’intime, dans un duel (pour reprendre le titre du premier film de Spielberg longuement commenté) planétaire et mortifère. Le cinéma et la psychanalyse, nés à la même époque, auraient pour Jean-Jacques Moscovitz cette mission commune de refroidir la chaleur de l’intime, d’apposer pour délier le duo terrible non le regard froid du pervers, mais son contraire, l’œil neuf sans concession du spectateur engagé. A défaut de quoi l’histoire ne reprendra pas, ou sautera juste de hoquet tragique en explosion sanguinaire.

Jean-Jacques Moscovitz articule, avec un style bref, conceptuel, pédagogique, qui fait parfois penser au style abrupt de Deleuze, huit entrées comme on dit et pour le dictionnaire et pour le cinéma.

Il actualise d’abord le malaise dans la civilisation et revient encore sur Duel de Spielberg, réalisateur superbe qui, jusqu’au risque du kitsch dans la Liste de Schindler, questionne sans relâche, comme le montre Jean-Jacques Moscovitz, la « Destruction des Juifs d’Europe », selon le syntagme de l’historien Raul Hilberg. Le camion persécuteur de Duel qui poursuit la petite voiture rouge a des allures de locomotive et transporte du gaz comme celui peut-être qui a défolié les Juifs d´Europe.

Le cinéma et la psychanalyse sont en affinité. Jean-Jacques Moscovitz mobilise le cas Zelig, explore jusqu’au bout les transferts caméléonesques les plus extrêmes et les plus variés, Zelig n’est pas capable du semblant suffisant, seule une belle et opiniâtre analyste après une littérale partie en l’air achèvera le cycle fou des métamorphoses.

Le cinéma parle aussi directement de l’histoire de la psychanalyse. A dangerous method de David Cronenberg expose le trio Sigmund Freud / Carl Jung / Sabina Spielrein. « La petite »passe de Bleuler à Jung et de Jung à Freud, montrant aux hommes que la sexualité et la mort ont partie liée, avec juste un tout petit déséquilibre en faveur de la vie, un court moment. Le cinéma, c’est un des axiomes du livre, fait place au féminin civilisateur. L’humanité en général doit en somme assez aux salles obscures où elle a pour une part trouvé la voie de l’émancipation du « deuxième sexe » sur lequel Jean-Jacques Moscovitz revient dans son analyse du Procès de Viviane Amsalem de Shlomi et RonitElkabetz. C’est l’occasion pour lui de lire, à la lumière de la gender theory, l’abaissement joyeux de la barre de corrélation naturelle entre sexe et genre. Le cinéma aurait-il ce pouvoir de dénaturaliser les rapports, tout en permettant même aux sexualités minoritaires, si elles le souhaitent, de rentrer dans l’Œdipe ? Il a bien guéri Zelig !

L’histoire est coupée. Le XXème siècle met l’animal moderne devant la mise en question de sa vie, de sa vie comme être vivant, pour parler comme Foucault. Le biopouvoir fait irruption. Et d’un côté avec Shoah de Claude Lanzmann, cet « événement originaire », c’est la monstration, presque hors image, de ce que fut la politique des déchets, de l’autre avec Spielberg  encore paradigmatique dans I. A., avec au loin l’histoire de Pinocchio, c’est le jeu avec le mythe du rêve. Il n’y a pas à choisir, tout avance ensemble et la psychanalyse apparaît comme la voie moyenne où on se croise et se rencontre. Ce qui ne signifie pas que tout est acceptable, mais que tout dit malgré tout quelquechose sur le temps, même le film de Roberto Benigni, La vie est belle, avec son parfum d’encens.

Jean-Jacques Moscovitz tisse avec la lecture de ses soixante-dix-sept vignettes ouvertes l’espoir que le dire sur l’inconscient une fois encore saura trancher le nœud coulant qui étrangle les humains quand ils se recroquevillent sur les causes, et oublient les conséquences.
Quelle méthode suivre alors ? Ouvrir les yeux dans le noir ? Le temps au moins de la séance, la psychanalyse et le cinéma actualisent l’impossible lien de l’individuel et du collectif. Ce sont les prémisses du « réveil de la politique » auquel invite le passionnant et très actuel dernier livre de Jean-Jacques Moscovitz.

François Ardeven

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