Jean Louis Sous Pas très catholique Lacan?

Editions Epel 2015

Emmanuel PIC
Docteur en théologie et chercheur, psychanalyste et membre de l’Ecole Lacanienne de Psychanalyse (ELP). Son cabinet se situe à Brive-la-Gaillarde. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le personnalisme. Son dernier article paru en septembre 2016 s’intitule «Interfaces : Spiritualité, Psychanalyse, Sexualité» (dans la revue SPY 2016, Editions Epel).

Pour le psychanalyste, la lecture de l’ouvrage de Jean-Louis Sous(1) est une invitation à visiter de manière nouvelle tant les fondements de l’expérience religieuse chrétienne que ceux de la pratique analytique lacanienne. En effet cette double configuration (théologique et/ou psychanalytique) proposée par l’auteur permet d’une part de saisir comment certaines notions que Lacan développe prennent leur source au sein du christianisme, et d’autre part d’appréhender avec un intérêt renouvelé l’expérience spirituelle elle-même, une expérience qui (faut-il le redire?) transcende tous les ancrages doctrinaux.

Pour un théologien – qui plus est – catholique, le travail de Jean-Louis Sous est une mine d’informations pertinentes car il met en lumière certaines thématiques qui se réfèrent directement au dogme chrétien dans l’œuvre de Jacques Lacan. D’autres ont déjà osé cette exploration tant chez Freud que chez Lacan, comme par exemple Théo Pfrimmer(2), Françoise Dolto(3), Denis Vasse(4), Marie Balmary(5), ou plus récemment encore Jean Allouch(6) dans une conception originale du spirituel. Mais dés les premiers paragraphes de son essai, Jean-Louis Sous résume l’originalité de son projet qu’il situe dans «un double mouvement de résurgence et de détachement» (page 9) de la pensée de Lacan vis-à-vis du catholicisme.

Sur un plan personnel, j’ai été particulièrement intéressé par la réflexion autour de la démarche qui conduit Jacques Lacan «à présenter le phallus sous les espèces de la présence réelle» (page 61). En son temps, ces images ont choqué. Elles choqueront encore précisément ceux et celles qui ne peuvent les affronter sans défaillir. Un «au-delà» des représentations est nécessaire ou mieux un «à travers» ou plus encore un « par-delà » (page 104). C’est précisément ce à quoi Jean-Louis Sous s’emploie. Comme il aime à le faire (cf. dans la même collection son ouvrage sur Nicolas de Staël), il investit, il s’investit totalement dans ce travail de recherche. Du coup, il s’approche au plus près de la compréhension quasi sacramentelle que Jacques Lacan donne à la dimension symbolique : «Le phallus porterait le sens, il serait phallophore de la signification, dans un double sens réciproque : sa signification n’est autre que la valeur; la loi qu’il donne au régime signifiant» (page 77). En effet, sur le plan sacramentel dans la célébration de l’eucharistie, le symbole renvoie vers une présence et est présence : L’anamnèse d’un évènement vieux de plus de 2000 ans (la mort/résurrection d’un galiléen) s’accompagne dans le même mouvement de l’accueil, pour et au milieu de ses disciples, d’un vivant (Jésus mort et ressuscité).

Un autre thème traverse l’essai de Jean Louis Sous : Le rejet d’une certaine conception de la présence de Dieu à sa créature sous le mode de la complémentarité (pourtant toujours convoquée par le magistère catholique). Cette remise en cause a des conséquences anthropologiques incroyables (dans le sens premier du terme «qui ne peut pas être cru»). Elle questionne par voie de conséquence les compréhensions traditionnelles de la relation homme/femme. Ce passage vers une nouvelle idée de la sexualité a conduit Lacan à affirmer qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Cette nouveauté peut apparaître étrange, indécente, voire blasphématoire alors que telle n’est pas sa finalité. Jean-Louis Sous la résume ainsi : «L’érotique du non-rapport affirmerait non seulement le gai savoir d’un amour dé-pris de toute complétude mais ferait de sa mise en jeu cette inconditionnalité même. L’impair est devenu jouissance du non-rapport comme possible amour» (page 138). Il n’est pas certain que nous percevions encore toute les incidences de ce refus d’une vision unifiante tant elle révolutionne l’approche ontologique (page 142). Jean-Louis Sous évoque, par exemple, la possibilité d’un «autre régime du spirituel» sans nier «l’équivoque» ou le risque d’un retour à la «complétude d’un grand Autre» (page 35).

Jean-Louis Sous rappelle l’impossible recouvrement, l’insaisissable congruence de la fonction du père à travers les propos de  Lacan : «Il y a toujours une discordance extrême entre ce qui est perçu par le sujet sur le plan du réel et la fonction symbolique»(7) (pages 54 et 55). En ce sens, la discordance que le psychanalyste angoumoisin met en lumière est le passage chez Lacan d’une représentation phallique majeure (la toute-puissance d’une érection) vers une autre symbolique moins glorieuse (l’impuissance d’une verge flapie). La référence religieuse est-elle moindre pour autant? Rien n’est moins sûr, car si la distance «au Nom-du-Père» est posée, la référence «au Nom-du-Fils» apparait plus fortement encore dans le lien possible à l’expérience de la kénose(8) du Christ, littéralement, son abaissement, son anéantissement.

Emmanuel PIC

(1) Jean-Louis SOUS, Pas très catholique Lacan ?, Epel, 2015. 
(2) Théo PFRIMMER, Freud lecteur de la Bible, PUF, 1982.
(3) Françoise DOLTO, La foi au risque de la psychanalyse ?, Seuil, 1981.
(4) Le site officiel de l’auteur est vraiment à découvrir et à parcourir tant il permet d’accéder au travail d’une vie : http://www.denis-vasse.com
(5) Marie BALMARY, Le sacrifice interdit – Freud et la Bible, Grasset, 1986.
(6) Jean ALLOUCH, L’ingérence divine I, II et III, Epel, 2012, 2013, 2014.
(7) Jacques LACAN, Le Mythe individuel du névrosé, conférence au Collège philosophique, 1953.
(8) Le mot kénose  trouve son origine dans le verbe κενόω qui signifie « vider », « se dépouiller de soi-même ». Il est utilisé dans l’Epître de Paul aux Philippiens : « Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il se dépouilla  (εκένωσεν) lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix ! » (Ph 2,6-8)

 

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.