Sous la direction de Houchang Guilyardi Vous avez dit Jouissance ?

Éditions érès, 2019

Claude-Noële Pickmann

Derniers textes publiés: « S’appartenir à l’Autre. Remarques sur le masochisme érogène » paru dans le n° 28 de la Clinique lacanienne, « Economies du masochisme », Eres, 2017. « La sublimation avec Lacan. Du geste créant La(barré) femme à la chatouille du das Ding », dans Figures de la psychanalyse n° 37, « Entre sublimation et symptôme », Eres 2019. « Hétérotisme », dans Figures de la psychanalyse n° 35 « Penser le sexuel », Eres 2018. « Le pastout de Lacan… et celui de Lou » dans Figures de la psychanalyse n°32, « les psychanalystes quelle inventivité? », Eres, 2016

Le livre commence par une citation de Lacan : « Il est important que vous sachiez que la jouissance c’est le tonneau des Danaïdes, et qu’une fois qu’on y entre, l’on ne sait pas toujours jusqu’où ça va. Ca commence par la chatouille, et ça finit par la flambée à l’essence ». C’est dire si le champ est vaste et si le sujet ne sait pas à quoi il s’engage, lorsqu’il s’y avance, à l’exception sans doute et paradoxalement du masochiste qui lui, a déjà posé les limites du jusqu’où la jouissance avant de s’y engager.
La première qualité de ce livre, qui réunit les conférences faites par des analystes de différentes associations et même de différents bords, c’est de rendre compte de cette vastitude et de sa complexité entre la jouissance subie et celle qui est consentie et même recherchée. Finalement, « ce champ ne serait-il pas celui de la vie, de l’exercice même de la vie » dont le chemin consisterait à s’éloigner autant que faire se peut de la jouissance abyssale et irrépressible de la pulsion de mort en l’entamant, en la décentrant en l’orientant grâce à la libido vers d’autres jouissances moins radicales et plus amorties qui rallongent le chemin vers la mort ? C’est la question que pose et développe Houchang Guilyardi dans un bel article d’ouverture. Question reprise dans la deuxième partie du livre par Claude Rabant en termes d’interrogation sur le savoir  à partir du livre de Marguerite Duras « La maladie de la mort »: Y aurait-il dans la jouissance un savoir insu de la mort ? Cette maladie dont le genre humain est irrémédiablement porteur, bien qu’il ne le sache pas ou qu’il ne veuille, le plus souvent, rien en savoir, et dont la jouissance ne cesse de faire signe. Cette jouissance pourrait elle se changer en savoir ? Peut-on devenir responsable de sa propre jouissance afin de « ne pas mourir sans connaissance de la vie à laquelle mourir » selon la belle formule de Duras sur laquelle se clôt l’article ? Non sans rappeler aussi la réponse de Lacan à Catherine Millot: « C’est du côté du réveil que se situe la mort. La vie est quelque chose de tout à fait impossible qui peut rêver de réveil absolu. »
Rappelons que la question de la jouissance s’est posée à Freud dès les commencements de la psychanalyse comme une donnée énigmatique de ce à quoi le psychanalyste a à faire. Sans doute parce que la psychanalyse a commencé avec les hystériques et avec le mystère du corps parlant dans la crise hystérique.
La jouissance concerne le corps. Mais notre corps n’est pas seulement son lieu, il est aussi son instrument si bien que nous n’avons jamais pu et ne pourrons jamais nous en rendre complètement maître. Si notre corps nous échappe irréductiblement, c’est que nous l’avons d’abord abandonné à l’Autre, à cet Autre venu à notre rencontre originairement, cela a été le prix à payer lorsque nous avons consenti au monde, à l’orée de la vie. Mais avions-nous d’autre choix ? Ainsi, notre corps s’est révélé d’emblée perméable et sensible au signifiant.
Bien avant de signifier un sens, le signifiant a fait jouissance. Il a résonné dans notre corps, il l’a transpercé et fait vibrer, tout particulièrement, des signifiants maternels. Car c’est la langue de l’Autre qui, originairement, érogénéise le corps vivant pour le transformer en corps pulsionnel, ce corps sensible au signifiant. Le réel vient de là, de cette première rencontre du corps avec la langue faite des signifiants de l’Autre, à la fois effractive et érogénéisante dont il garde à jamais l’écho. Freud nous  fait d’abord le récit de cette rencontre originelle dans l’Esquisse, avant de l’intégrer à la métapsychologie sous le terme de « masochisme érogène », en 1924, substituant, par là, le constat d’une jouissance qui s’épanouit dans ce qui fait mal au sujet et provoque une souffrance à l’idée du souverain bien des moralistes.
Déjà pour Freud, donc, c’est la langue et les signifiants qu’elle charrie qui crée le corps que nous avons. Si, le premier, il a montré l’incidence de la langue et du signifiant maître sur le corps, Lacan le reprend et le repense à partir des années 1970 en termes de « lalangue»(1)  pour spécifier ce bain de langage fait des sonorités, des intonations, des rythmes, de ce qui caresse et de ce qui brûle en même temps, bref de la substance jouissante du signifiant,  dans lequel nous avons été plongé originellement et qui nous a imprégné de telle façon que ça nous colle à la peau et que nous gardons à jamais en nous, et comme venant de nul lieu connu, des résidus de cette imprégnation.
La thèse de Freud, c’est que le masochisme qui fait le lit de la jouissance vient de là. Il s’origine dans le nouage pulsionnel qui s’enracine dans ce bain de langage où nous avons à la fois crié et été joui par l’Autre pour la première fois. Dès lors, qu’on s’y abandonne ou qu’on s’y refuse, « in manus tuas, Domine »
Une autre qualité de ce livre tient à ce que tous les articles présentés tiennent solidement ce fil freudien pour en tirer les conséquences. Ils s’accordent donc sur un point qui me semble tout à fait fondamental, c’est que la jouissance ne vient pas d’un sensoriel d’avant le langage comme on l’entend dire parfois, mais c’est un évènement de corps produit par le langage. J’ai trouvé une définition dans l’article de Nestor Braunstein qui réordonne ce qui semblait vastitude du champ : « La jouissance c’est l’ensemble de toutes les façons dont le corps est affecté, impact, transformé par le langage » écrit-il. Ce qui lui permet d’avancer le terme de jouissologie pour définir, avec Lacan le  corps jouissance : le corps comme ce qui aurait « une science de la jouissance », dans Les non-dupes-errent, séance du 20.11.73.
Revenons, un instant sur l’érogénéisation du corps par la langue maternelle. Tout au long de son œuvre, Freud n’a cessé de considérer que la mère est la première séductrice de l’enfant, de la fille comme du garçon, du fait des soins corporels qu’elle prodigue à l’enfant mais aussi au travers de sa voix, du regard qu’elle porte sur lui, de son humeur, de sa façon de parler etc. dont le corps porte à jamais les marques. Ce sont, en effet, les signifiants du désir de la mère qui à la fois font trou dans et en même temps écrivent à même le corps pour le découper en zones pulsionnelle où se fixe la jouissance. Ce faisant, « elle ne fait que son devoir, dit Freud, en lui apprenant à aimer. Celui-ci doit en effet devenir un être humain. » Et cela veut dire un être « doté d’un besoin sexuel énergique et capable de réaliser dans son existence tout ce à quoi la pulsion pousse l’individu »
La mère humanise l’enfant en cela qu’elle lui donne accès à la jouissance propre à l’être humain, celle dite « phallique », de ce qu’elle vient du signifiant, jouissance sémiotique, liée à la langue. Il faut alors remarquer que, avant de pouvoir la faire sienne, c’est une jouissance que l’enfant subit comme venant de l’Autre, comme jouissance de l’Autre, dont il n’a pas la signification. Lacan a donc donné le nom de la lalangue à cette première expérience subie du langage dont est fait l’inconscient. « la lalangue dite maternelle et pas pour rien dite ainsi » dit-il en 73 dans Encore. Cette lalangue, ce n’est pas une organisation formelle comme l’est le langage, mais elle est faite de l’usage singulier qu’une mère fait de la langue, et qu’elle ne peut s’empêcher de faire passer à son enfant sous forme de jouissance plutôt que de signification.
Lacan, dans les années 70,  donnera une définition de la pulsion en rapport avec l’affect de jouissance de lalangue en disant que la pulsion est l’écho  d’un dire dans le corps, là où il avait, auparavant, donné une définition à partir du signifiant, plus en rapport avec la question de la demande qui tisse la relation entre la mère et l’enfant.
L’article de Bernard Toboul retrace la genèse de ce concept chez Lacan, qui rend compte de ce que l’accès au langage se fait toujours d’abord sur le mode d’une obscénité subie des parents sur l’enfant. « On est, dit-il, au cœur même du verbal, ans son intensité la plus incandescente, c’est-à-dire du verbal totalement investi par la jouissance. » D’où le néologisme d’obre-scène forgé par Lacan qui, par sa consonance avec l’Autre scène freudienne, désigne à la fois cette obscénité subie, et en même temps « la façon dont cette Autre scène, lieu du langage nous est concrètement transmise ».
Cette mise en avant de la « motérialité » de la langue, c’est-à-dire de la langue comme matière jouissance dans laquelle chacun prélève ce qu’il «élèvera à la dignité du trauma » ouvre à une nouvelle théorie du traumatisme que Lacan écrit alors « troumatisme », pour rendre compte du double effet de la lalangue. Comme symbolique, elle fait trou dans le réel pour changer le régime de la jouissance. Et comme jouissance, elle fait fixation (de jouissance), elle détermine des modes de jouir, des restes de jouissances dont le sujet ne veut pas mais qu’il subit le plus souvent à son insu. On est là à l’acmé du retour à Freud cher à Lacan, me semble-t-il.
Une partie du livre est consacrée à la jouissance féminine/ jouissance des femmes, ce qui n’est pas du tout la même chose. En 1972, Lacan a fait remarquer que la première était supplémentaire par rapport à la jouissance la mieux partagée par les êtres humains, la jouissance phallique, et il l’a appelée jouissance féminine ou encore jouissance Autre, de ce qu’elle ne soit pas jouissance de l’Un. Non pas qu’elle soit réservée aux femmes, même s’il semble bien que des femmes y aient un accès plus libre que la plupart des hommes. Mais parce que cette jouissance ne se rencontre qu’au-delà du phallus, qu’à outrepasser la barrière du phallique, c’est-à-dire à reconnaitre l’existence d’une limite au phallique. Le phallique n’est pas tout puisqu’il ex-siste un champ au-delà, un champ où le signifiant n’a plus cours. C’est là, à ce point charnière, que Lacan a fini par situer le féminin, et c’est pour en rendre compte qu’il élabore la notion paradoxale de pas-tout, à partir de laquelle se trouve ré-ordonné l’ensemble du fonctionnement phallique. Et il faut souligner que c’est là et seulement là, avec ce positionnement d’une jouissance Autre, que le champ de la jouissance devient lacanien. L’article de Danièle Lévy explore cette jouissance dont la figure paradigmatique est la jouissance extatique des mystiques à partir d’un syntagme original où elle oppose foi et croyance, ce qui l’amène à envisager cette jouissance sous l’angle de l’acte et d’une parole performative, qui engage le sujet jusque dans son corps, mais pour y rencontrer son être de jouissance. Les mystiques témoignent de ce que c’est leur consentement à s’en remettre à l’Autre qui leur donne l’audace de s’avancer seules dans cette zone blanche de tout repère et qui les consume. Il me semble qu’il faudrait ajouter que c’est un mode de consentement très particulier puisqu’il s’agit de faire avec un Autre vidé de son existence et qui porte à jamais la marque de son délaissement.
La jouissance des femmes, elle, relève plutôt de la question « que veut une femme ? », question sans réponse puisque relevant du sans raison.
L’article de Jacqueline Schaeffer en répondant : « jouir, camarade ! » prend un parti pris sur le mode « Messieurs, encore un effort ! » comme sonnant un rappel à l’ordre que l’on entend souvent dans la clinique. Lacan, lui, a utilisé un autre terme, « les appelantes du sexe », pour soutenir qu’il y avait ce qu’il appelle un « réquisit » féminin sommant le partenaire d’être à la hauteur de l’au moins Un que requière sa jouissance hors les murs.
Ce qu’elle lui demande, nous dit Jacqueline, serait d’être effractée, forcée, possédée, à y perde ses défenses. Ou alors, ses repères. Peut-être ce qu’elle demande à l’homme c’est de lui faire franchir les limites du phallique auxquelles sans lui, elle serait condamnée. « Masochisme érotique féminin », dit jacqueline, qui serait, alors, antagoniste au masochisme moral. Un masochisme éthique, alors ? Et, pourquoi pas si c’est le forçage de la pulsion de mort par la libido qui transforme cette dernière en masochisme, c’est-à-dire en jouissance de la tension qui peut être poussée jusqu’à sa limite mortelle. Le masochisme ressort de la pulsion de mort mais effractée par la libido. Voilà pourquoi on trouve le masochisme à l’œuvre dans la vie pulsionnelle mais aussi sexuelle et érotique de tous les êtres humains.
Ce sont là quelques fils tirés de ma lecture. Il y en a beaucoup d’autres et je ne saurai dire combien ce livre, par ces différentes approches, par les différentes références sur lesquelles les auteurs se sont appuyés, ouvrent des pistes pour penser ce « concept étoile », pour reprendre le terme de Claude Rabant, que l’on peut cerner mais jamais attraper tout entier.

Claude-Noële Pickmann

(1) Le terme apparaît pour la première fois dans Le savoir du psychanalyste, séance du 4 novembre 1971.

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