Jean Pierre RENAUD (Juin 2007)

Le glissement littoral : une expérience continue …

… elle s’est d’abord imposée à moi à partir de l’image.
L’image répondait de ce que le langage refuse de dire dans son incomplétude.

L’image pour mieux marquer cet impossible à dire ne devait rien représenter – aucune tentative de figuration -. C’était le lieu vivant, chargé, où un accès restait ouvert sur la possibilité de faire cesser ce qui ne cessait pas de s’agiter en corps, le manque à être, le désir de rivages absolus.
Une production plastique constante s’en écoula.
Des séries de traces posées selon des algorithmes précis tentèrent d’arrêter cette frange où l’angoisse ne cesse d’irriter l’âme en l’enfermant dans le mutisme. C’était alors gravure, photographie, encre sur papier Japon, photocopie, aquarelle…

Plus tard vint le langage, disons qu’après avoir longtemps tracé sur le sable, je me jetai à l’eau pour y nager.
Alors les mots s’emmêlèrent, se mêlant à ce qui ne les avait jamais concerné. Je les contraignis plusieurs années de suite à écrire ce qui ne peut se dire.
Haagar se chargea de les convaincre.
Parallèlement, le dire se déployait dans la cure, et les stylos à bout de mots retournaient au dessin, aux tracés, aux parcours, aux simulations de vols projectifs de mouche – encre sur papier, mine de plomb, noir d’ivoire encollé,…-
Souvent, au bout de cet impossible il y avait la photographie, elle permettait lors des marches, promenades, parcours d’œil vacant, de rencontrer des formes réduisant pour un temps cet écart entre le corps et le monde qui s’en saisit. Le fait d’errer dans des contrées familières, parages hors de tout, ouvrait à des visions paisibles, elles continueraient peut-être ainsi si je les retenais. Je précipitais alors les photons sur les sels d’argent en déclenchant l’obturateur à rideau du Rolleiflex, c’était des arbres, des champs, des ciels, l’eau des courants…
Plus tard vint le numérique et son retard à l’allumage, impossible instantané avec souplesse au cadrage, infinie réversibilité de la prise, je m’en accommodais.
La virtualité de ces images est fondamentale, très peu sont imprimées comme d’ailleurs très peu étaient tirées sur papier, il y a toujours eu nécessité à conserver sa part à l’entropie, une réserve : les limbes où séjournent les milliers de clichés endormis.

D’autres fois je travaillais directement les lieux, j’y restais pour les subvertir – land art, installation -.
Tous les ancrages des traces produites, quels qu’en soient le médium ou la modalité d’action, ont toujours été mis en scène dans les expositions, parce qu’en art, il y a une Autre scène bien présente, une vraie, une farouche, dans sa compactitude de lieu.
Contrairement à la psychanalyse, ça reste sans mot, ou plutôt sans langage – le mot peut servir d’affleur à cette tentative de tactilité -. Rien de l’impossible ne se dit, simplement il s’en montre un bout, il s’en instaure une présence.
Le non-rapport est irréductible, c’est cette butée qui permet le transfini des expériences.

Parallèlement, j’entrai dans ma langue en vieillissant, ça n’enlevait en rien, ni n’amoindrissait la nécessité à fouir ce bord, à continuer la quête de la forme, juste pour l’extension et son retour de jouissance.
J’avais maintenant les formes, la langue et … la topologie. Avec ma formation en mathématiques / physiques, la thermodynamique de Freud m’était familière, les inserts logiques, poëens, russelliens, frégéens,…, qui sillonnent l’œuvre de Lacan, insoupçonnés en première lecture, m’incitèrent sans doute à une reprise des textes. Dès lors une seule préoccupation transversale colora ma vie : en savoir un peu plus sur cette affaire de l’homme projeté, immergé dans l’espace…
Les médias s’indifférencièrent, la consistance fictionnelle de l’écrit, la mouvance des écrans, l’évanescence du cadrage, le mouillage à l’encre, le fixage de la quiétude du ciel, les nœuds…

A l’occasion d’un séjour particulièrement flou, il sembla nécessaire de faire le point sur le littoral investi.

Un miroir souple, du papier de Chine, des papiers imprimés pour aider à l’inscription des parcours de valeur, de l’encre, de l’eau, dernièrement il a fallu ça.
Les travaux plastiques qui en résultent, ce texte compris, ne sont que la déposition des faits, dans une perte de temporalité communément partagée – sans indiciation dans la suite fonctionnelle en extension.
Cette perte de numéro dans la série est la seule liberté. Dans le temps de la production, sur une grève ou à l’atelier, c’est du hors-temps qui est gagné, celui de la non utilité absolue liée à l’absolue nécessité d’être.
Un geste simple qui évite toute virtuosité, geste que chaque un pourrait faire.
Et c’est bien parce que tous peuvent le faire et que seul je l’accomplis que ce temps est hors temps, hormis pour mon corps et ce qu’il abrite de limites internes.
Dans ces parenthèses vides, qui pourraient être celles des 0 remplaçant les 1 de la chaine L – silence des pulsions – il y a l’espace pour respirer l’R, c’est au fond tout ce que chaque vivant demande.

Le littoral ne demande pas à advenir, il se refuse en s’évanouissant. L’homme demande à advenir, il doit faire raison de cet évanouissement qui l’empare, (selon l’usage transitif du 17ème siècle).
Ce « faire raison » est l’objet de la cure analytique, c’est aussi, dans une autre modalité, celui de l’art.
Avec la moulinette à discours, les mots qui font pleurer et les silences qui pèsent, il y a la chaleur de la voix, elle introduit la paix dans l’expérience du divan. C’est une tranquillité villageoise, une sorte d’appartenance irrémédiable. Ça aiguise d’autant le désir d’en découdre avec l’ailleurs, il n’est plus question de modèle, l’art est un mot, il faut agir…
… c’est de là que surgit l’éclairage rasant d’un phare où s’inscrit la paix des abords.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.