Kohn Max Le récit dans la psychanalyse

Erès, 2ème édition, MJW Fédition, 2014

Robert Samacher
Psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne, ex-maître de conférences à l’Université Paris-Diderot (Paris 7).
Dernières publications
 : Participation à l’ouvrage Ella Sharpe lue par Lacan sous la direction de M.L. Lauth, Paris, Editions Hermann, 2007 – « Le corps des déportés et le Yiddish » dans Yiddishkeyt et psychanalyse, sous la direction de Max Kohn, Paris, MJW Fédition, 2007 – « Humour juif et mélancolie », dans « Culture yiddish et inconscient », sous la direction de Max Kohn, revue Langage et inconscient, revue internationale, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2007 – « Les progrès de la science jusqu’où? » sous la direction de Robert Samacher, Emile Jalley, Olivier Douville, revue Psychologie Clinique n° 23, Paris, L’Harmattan, printemps 2007.

Ce livre issu de documents de synthèse que Max Kohn a présenté pour son habilitation à diriger des recherches, le 16 Octobre 1996, à l’université Paris VII méritait d’être revisité après que l’auteur eût publié un certain nombre d’ouvrages qui, dans l’après-coup, permettent de préciser les thèmes et l’orientation de ses recherches qui vont au fondement du freudisme dans son rapport à la pensée juive. M. Kohn est allé chercher chez  Freud les histoires et de récits qui s’inscrivent dans la tradition juive et qu’il a pu référer à l’ « inconscient du yiddish ». Le Récit dans la psychanalyse, publié en 1998, brosse le cadre général dans lequel s’inscrit sa recherche de l’enracinement du yiddish dans ce qu’on peut qualifier d’inconscient freudien. Nous sommes dans un temps de reflux et de fuite en avant où pour nombre de nos contemporains, il n’est pas évident de faire retour sur les fondements, sur ce qui permet qu’une histoire, un récit puisse se transmettre et faire trace  et c’est avec beaucoup de courage que M. Kohn, de livre en livre insiste sur l’importance de ce retour freudien aux sources.

Le livre est construit de la façon suivante : Dans la première partie plus spécifiquement  consacrée à Freud, Mélanie Klein et Donald Woods Winnicott, l’auteur nous fait saisir que le noyau narratif dans les récits psychanalytiques ne peut se concevoir sans prendre appui sur leurs études de cas. Il aurait été intéressant que M. Kohn apporte des prolongements avec Jacques Lacan (en particulier Le cas Aimée en 1932), qui a en particulier marqué l’Ecole de psychanalyse française.

Dans la deuxième partie plus philosophique M. Kohn traite du récit en se référant au transfert et à la culture. Pour étayer son argumentation, il reprend les théorisations de philosophes tels que Ernst Casirer pour traiter  de la forme symbolique, de l’équivocité et de l’ambiguïté, de la métaphore et manifeste son soutien à une épistémologie de la psychanalyse, à propos de Paul Ricœur, il évoque la boîte noire du transfert, les événements et catastrophes, l’histoire non encore racontée ainsi que la question de l’identité narrative.

Dans la troisième partie, l’auteur dégage le concept de rhétorique dans la psychanalyse après avoir élaboré celui de récit, ce qui l’amène à prolonger la question de l’herméneutique en faisant appel à Gadamer : « La rhétorique comme art  de persuader, rejoint inévitablement l’herméneutique comme art de comprendre. »

Quelle est la visée de Max  Kohn dans cet ouvrage ? Il le dit d’emblée dans son introduction : « Quelle peut être la place du récit clinique chez les psychanalystes ?  ». Il rappelle que les Etudes sur l’hystérie ont un caractère fondateur. Le sujet n’est plus traité en extériorité comme dans une observation psychiatrique. Le champ psychanalytique est support d’un discours où la parole propre du sujet est le seul outil de travail, et cette parole ne peut avoir une portée que du fait de la présence du psychanalyste, c’est entre ces deux présences que s’institue le transfert, levier de la cure. Ce dispositif, comme le souligne Max Kohn, impose « un lien organique unissant la narration clinique, l’événementiel et la recherche théorique ».

Narrer c’est un acte de parole qui consiste à raconter quelque chose à quelqu’un et le résultat en est la construction d’ un récit : « Il s’agit d’aborder la structure des discours psychanalytiques sous l’angle des rapports de la clinique à la théorie » en passant par la narration qui est ce que raconte le sujet, banalités ou choses qui lui importent ; la clinique se déduit de ses dits qui recouvrent des dires au même titre que les énoncés mènent à des énonciations qui font sens, c’est à ce prix que la théorie se déduit de la clinique.

Max Kohn insiste sur cet aspect  rhétorique que peut présenter parfois le discours psychanalytique, le discours étant entendu comme système de signifiants qui a pour visée de convaincre. L’auteur  propose d’articuler la rhétorique à la métaphore, la cure est caractérisée par une activité métaphoro-métonymique, qui n’est rien d’autre dans le langage freudien que l’articulation déplacement-condensation répondant aux mêmes lois du langage. Mais c’est plutôt la métaphore qui a des effets d’ouverture pour l’inconscient et c’est aussi « la métaphore qui sert de modèle au récit clinique dans la psychanalyse». A ce propos M. Kohn cite Paul Ricœur pour qui la métaphore n’est pas « l’écart mais la réduction d’écart ».(1) Moment où se réduit l’écart entre la théorie et la pratique, la théorie se déduit de la clinique et non l’inverse, ce qui donne alors une cohérence à cet ensemble, le narratif aurait pour fonction de réduire cet écart.  Et c’est bien la narrativité qui est au cœur de la psychanalyse que permet l’expérience du transfert. Le fait clinique peut alors se construire sans tomber dans l’exégèse et c’est en cela qu’il fait événement.

Comme le fait entendre M. Kohn,  il s’agit bien d’un événement narratif qui se situe entre le témoignage oral et le témoignage écrit, celui-ci prend en compte une parole qu’il entend et en même temps produit la trace d’une expérience écrite visant à une généralisation qui fait appel à une métapsychologie, théorisation de modèles dont les racines émanent de l’inconscient avec ses formations et ses productions.

L’hypothèse fondamentale de M. Kohn est qu’« au commencement »de la psychanalyse « était le récit », ce qui veut dire la création d’un « noyau narratif » au cœur du discours psychanalytique que proposent des auteurs tels que Freud, Mélanie Klein ou Winnicott. L’auteur les distingue de la façon suivante : « Freud a ouvert un espace de pensée en marquant que le lien entre l’inconscient et sa représentation est toujours à reprendre et donc qu’il y a toujours de nouvelles histoires à raconter. »

Le récit comme l’histoire font appel à la narration, le récit n’est pas sans faire appel au mythe, comme l’évoque M. Kohn, le récit mythique « raconte l’histoire de l’humanité dans le langage » et ce n’est pas un hasard si Freud donne un socle mythique à la psychanalyse à partir de deux mythes fondateur, le mythe d’Œdipe et celui de Totem et Tabou, les Contes et légendes sont aussi des récits alors que l’histoire repose sur des faits qui pour un sujet donné, sont à retrouver dans une chronologie.

Lorsque M. Kohn évoque la démarche clinique de Mélanie Klein, il souligne que cette psychanalyste pose  le problème suivant: « Elle pense qu’elle raconte une histoire vraie, alors que les choses ne peuvent être que vraisemblables à partir de sa théorie. Elle propose le mythe de la lecture immédiate de l’inconscient ce qui fait dire à M. Kohn qu’ « une séance kleinienne est complètement prise dans le mécanisme de l’identification projective ». Cette « tripière géniale » « avec cet instinct de brute qui lui a d’ailleurs fait perforer une somme de connaissance jusque-là impénétrable… »(2) ainsi qualifiée par Lacan,  assène le mythe œdipien, et c’est à l’enfant en analyse à s’en débrouiller, qu’il s’y retrouve ou pas. « Dans le meilleur des cas » ajoute M. Kohn, « le récit rend la théorie vraisemblable, mais il n’en est pas moins autre que vrai, ce qui ne veut pas dire qu’il soit faux, simplement il est fictif. Dire que la théorie est vraie, c’est obliger le récit à occuper une fonction rhétorique ». Donc la théorie ne peut qu’être une fiction dont on ne peut se passer car elle prolonge la clinique en lui permettant de passer du cas individuel à un modèle généralisable. C’est à partir de ses patientes hystériques que Freud a découvert le rôle de la sexualité dans le symptôme hystérique.

« D’une certaine façon, écrit M. Kohn, Mélanie Klein ferme l’espace que Freud a ouvert parce qu’elle l’obstrue en l’occupant, elle impose des certitudes et produit le mythe du psychanalyste omniscient ». Elle suscite l’illusion d’ « une coïncidence entre le discours métapsychologique et le narratif, fermant purement et simplement la possibilité d’une aventure de l’inconscient ». Elle ne propose aucune dialectique, aucun jeu, elle réduit l’écart entre fiction et réalité. Elle donne le sentiment d’asséner des vérités alors que ce qui peut être vérité pour un sujet ne l’est pas forcément pour l’autre. C’est alors la théorie qui détermine la clinique.

Kohn évoque ensuite le récit chez D.W. Winnicott, de son point de vue, ce psychanalyste rouvre le récit des aventures de l’inconscient tel que Freud l’avait voulu et il l’élargit en proposant « un espace transitionnel » qui ouvre un nouvel espace dans « le rapport du rhétorique au narratif, dans le rapport du métapsychologique au clinique. » Ce qui importe ici, c’est ce qui circule entre deux sujets, analyste et patient,  que ce soit des objets, des représentations et affects dans un espace potentiel où l’on peut se raconter des histoires et où l’on peut rêver, le transfert devient alors le lieu et le support du déchiffrement de ces divers échanges par exemple le jeu du « Squiggle ».

Ce n’est pas nouveau, pour M. Kohn, Freud a aussi rêvé la clinique, il le dit de la façon suivante : « Rêver la clinique, ce n’est pas simplement raconter une histoire de cas comme dans les Etudes sur l’hystérie, c’est oser s’avancer sur un terrain inconnu et peu crédible »…car « ce qu’il faut déchiffrer, c’est la place à laquelle il met le lecteur, lorsque dans un récit clinique, il introduit le rêve dans la théorie. »

L’auteur constate qu’il y a une logique inconsciente qui surdétermine le travail narratif, comme le rêve, le travail du récit fait appel aux mêmes mécanismes, si les aspects défensifs sont plus conscients, néanmoins les ratés que produit l’inconscient font que le sujet est confronté au vide, vide d’idée, pensée qui échappe, transformation des pensées du fait des effets de la censure inconsciente sur les pensées que ce soit le déni, le refus, la méconnaissance, les déformations qui se réfractent sur le flux narratif. Ces déformations sont du même ordre que ce qui agit dans le rêve, c’est ce qui est présent entre les lettres,  entre les signifiants, entre les lignes et qui ne peut se dire du fait que c’est ce que le sujet se cache à lui-même et qui se manifeste du fait du refoulement, dans les actes manqués, dans les lapsus, dans le symptôme, dans le mot d’esprit qui est une formation de l’inconscient réussie puisque se manifeste alors la métaphore..

Quelle place donner au Witz et sa traduction yiddish le vits dans la pensée freudienne ? M. Kohn évoque la question du narratif à partir du modèle du Witz. L’analyste est alors mis en place d’auditeur-narrateur, il est présent en tant que bon entendeur qui authentifie le Witz. C’est sur le terrain du Witz, vits en yiddish(3) que M. Kohn a aussi déployé ses talents de narrateur en reprenant des histoires juives, il a cherché à souligner en particulier l’enjeu de la métaphore qui découle pour Freud du décalage entre le Witz allemand et le vits yiddish, sur ce qui peut rapprocher ces deux langues tout en les différenciant, Freud aurait étudié ses Witz à partir de recueils allemands, traduits du yiddish. Il a pu jouer des ambiguïtés, être saisi par l’inquiétante étrangeté qu’il a perçues dans l’esprit de ces deux langues en dehors de toute réalité linguistique et historique. Kohn se réfère à L. Gilman(4), auteur qui met « l’accent sur les rapports ambigus de Freud à l’identité juive, et sur les implications de son rapport au yiddish. »Pourtant, pour M. Kohn, « sans le yiddish, Freud n’est pas Freud ! »

Les vitsn sont autant d’histoires qui circulent dans la culture juive, comme le repère M. Kohn, elles ne sont jamais définitives et peuvent varier en fonction du locuteur et du public qui les reçoivent. Ces récits s’adressent aussi à un Autre qui témoigne de leur pérennité et des possibilités de leur variation liées à leur mode de narration en fonction de contextes changeants liées à l’événement.

Que ce soit le narrateur ou l’auditeur, toute parole, du fait de la métaphore, support de l’équivocité du signifiant ouvre à des multiples interprétations. Il n’est donc pas étonnant que dans la tradition talmudique les commentateurs reviennent en permanence sur les interprétations du texte sacré. Nous retrouvons cette tradition juive dans la psychanalyse, « une parole ne peut faire autorité si elle n’est pas discutée », s’il n’y a pas en permanence commentaire et reprises des différentes interprétations en faisant retour sur le texte et sur l’étude de ses variantes.

Il n’y a pas de croyance qui ne puisse être discutée, et cela est particulièrement pertinent concernant la psychanalyse pour considérer comme le souligne M. Kohn que « les récits psychanalytiques n’engagent pas « a priori » la croyance, c’est la raison pour laquelle il lui a paru important de dégager la dimension exégétique et herméneutique de la psychanalyse, pour lui restituer sa place d’événement conceptuel et narratif qui n’engage pas la croyance…Ce qui veut dire que le « narratif soigne, donne à penser sans y croire ». L’idée que propose M. Kohn est que la psychanalyse ouvre sur une herméneutique qui n’est pas une croyance.

M. Kohn se réfère à Pierre Kaufman, cet auteur insiste tout particulièrement sur l’importance du concept de  construction chez Freud par rapport à celui d’interprétation. Pour M. Kohn, c’est le lien entre l’exégèse et l’herméneutique qui est défait par la psychanalyse…La démarche analytique est intégrative car elle tente d’articuler des éléments épars, qui en apparence ne sont pas reliables, qui n’ont jamais été dits, elle suscite un processus de liaison, de cohérence, d’intelligibilité qui pour Freud répond au mouvement de la pulsion de vie. L’énergie mise à narrer, à construire un récit relève de la dynamique pulsionnelle qui mène à de nouvelles significations apportant une compréhension des événements de sa propre vie. 

Ceci nous permet de reconnaître que logiquement le savoir concernant ce sujet en analyse est du côté du sujet et non de l’analyste, la déliaison porte sur les signifiants qui l’aliènent, permettant de se dégager d’un imaginaire qui l’empêche de renouer avec sa mémoire vive, retrouver par l’analyse des rêves et des fantasmes les objets cause de désir dégagés d’une jouissance aliénante et faire ainsi liaison avec ses propres potentialités créatrices. La narration par le biais de l’association libre mène à une parole vivante dégagée de l’emprise et de la jouissance du surmoi imposant une culpabilité source d’une inhibition et d’une sidération de la parole faisant prévaloir le versant destructeur de la pulsion de mort.

Cela n’est possible que dans la mesure où l’analyste sait tenir sa place, si la cure ouvre un espace narratif, il ne doit pas devenir un espace où les histoires qui sont racontées sont des histoires à dormir debout, c’est-à-dire des histoires qui endorment, font bouchon et empêchent tout accès au sens. A l’analyste à être vigilant, son travail est de réveiller l’analysant pour qu’il puisse apporter les signifiants qui l’aliènent au grand Autre. Ce réveil peut être l’interprétation à bon escient, la reprise d’un signifiant, la coupure, la scansion qui sont autant d’appel à la castration à entendre dans le champ de la psychanalyse comme perte de jouissance donnant accès au sens et à son être/désêtre dans son rapport à sa vérité de sujet.

Robert Samacher

(1) Ricœur P., La métaphore vive p. 195
(2) Ibid. p. 82
(3) On se référera en particulier à « Freud et la bêtise de Chelm », 1987, « Mot d’esprit, inconscient et événement », 1998, « Vitsn, mots d’esprit yiddish et inconscient », 2008
(4) Gilman L. S. , 1985, « Das jüdische Witzbuch. Sigmund Freud und die verborgene Sprache der Juden » Jahrbuch der Psychoanalyse, 17, note 19, p.349.

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