Robert Samacher |
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Dans ce livre, Max Kohn continue sa quête personnelle qui interroge non seulement l’enracinement et la survie de la langue yiddish, mais pose aussi la question du fondement de cette langue d’origine à sa propre inscription dans la langue maternelle. En quelle mesure ces rencontres font elles événement psychanalytique ? Dans ce qui est « « dit » de commun concernant la Shoah et la « Vernichtung », le « Hourban » (destruction), la singularité de chaque locuteur dans son vécu, son approche de l’anéantissement et de la survie, impose une lecture chaque fois renouvelée. L’auteur nous propose la rencontre de nombreux locuteurs en yiddish grâce à son voyage à travers le monde qui avait pour visée de retrouver les traces et les restes de disparus auxquels il redonne vie grâce à l’évocation de leur histoire par des survivants qui les font revivre dans leur langue yiddish malgré les corps disparus. L’auteur nous fait débusquer, saisir entre les lignes, ressentir les signes, signifiants de cette langue rescapée, devenue langue des rescapés. Il nous fait entendre comment chaque locuteur qu’il a rencontré, qu’il soit français, allemand, américain, argentin, s’y est pris pour maintenir pour lui-même le yiddish vivant. Dans les interviews, les entretiens recueillis sont autant de témoignages de la vitalité du yiddish, il ne s’agit pas d’une simple enquête, Kohn est aussi présent dans ces échanges qui ne se limitent pas à la seule prise de notes qui se voudraient objectives, il y est comme sujet et non comme intervieweur qui cherche à faire valoir son savoir-faire et sa compétence. Ces rencontres sont étrangères puisqu’elles se répartissent avec des locuteurs vivants dans divers pays et en même temps elles sont familières puisqu’elles utilisent une langue commune, le yiddish. A partir de ces entretiens, Kohn fait entendre la familiarité de mots connus racontant les mêmes histoires qui sont pourtant si différentes. Les propos tenus mentionnent la réalité juive telle qu’elle a été vécue ensemble, et qui s’inscrit pourtant dans un vécu singulier. Kohn va chercher très loin des locuteurs qui sont très proches, car ils sont les représentants d’une histoire commune qui s’enracine dans le Shtetl, la bourgade juive des pays d’Europe de l’est. Ces rencontres ne sont pas sans convoquer « l’inquiétante étrangeté freudienne ». Les locuteurs qu’ils rencontrent, car chaque fois il s’agit d’une rencontre nouvelle s’enracinant dans une histoire commune, sont proches par leur histoire individuelle ou collective, par leur référence au yiddish parlé ou non parlé. Néanmoins, les conversations ne se tenant qu’en yiddish puisque destinées à une radio yiddish, SBS Radio Yiddish et à un journal yiddish, le Forverts, seuls les locuteurs pratiquant encore cette langue ont été choisis. S’ils présentent quelques différences, c’est du fait de la langue de culture qu’ils pratiquent dans leur pays d’adoption où ils ont pris racine: ils parlent français, anglais, espagnol, portugais, hébreu. En dehors des juifs nés au shtetl et dont la langue naturelle était le yiddish, ceux qui, comme Kohn, l’ont entendu parler par leurs parents, ont pu conserver dans leur oreille sa musicalité, ses tonalités qu’ils ont su par la suite reproduire lorsqu’ils ont eu le désir de l’apprendre, d’en connaître les subtilités et les richesses et n’ont eu de cesse de l’enrichir et de reconnaître que toute langue vivante tout en s’inspirant de la tradition intègre à cette langue des mots et des expressions du pays d’accueil. Ils ont gardé le bon accent, la bonne tonalité, ils savent faire entendre sa musicalité. Ce n’est pas forcément le cas de ceux qui l’ont appris dans le pays d’implantation où ils sont nés. L’accent en pâtit parfois, car parler le yiddish avec un accent anglais, espagnol ou français joue sur la prononciation, la tonalité, l’accentuation des phrases. L’absence d’accentuation affadit la langue en bousculant sa musicalité. L’intérêt de ces interviews-conversations est de montrer comment chaque locuteur en yiddish, qu’il soit français, anglais, espagnol, hébraïsant, a spontanément assimilé au yiddish certains mots de sa langue d’accueil. Dès l’introduction de ce livre, l’auteur fait entendre que le yiddish s’inscrit dans un écart à la langue sacrée de la Bible : l’hébreu. Ce qui confère à cette langue vernaculaire un statut particulier : langue du quotidien qui a servi à régler les événements journaliers. C’est surtout avec l’avènement des Lumières, la Haskala (Education) accordant l’émancipation aux juifs à partir du milieu du XVIIIème siècle en Allemagne, ayant pour visée d’intégrer les communautés juives ashkénazes par le biais de la culture et de l’adoption des langues du pays où ils vivent, que cette volonté d’intégration va gagner l’ensemble des pays de l’Europe occidentale dont la France. Le yiddish plus particulièrement pratiqué à l’est de l’Europe, va importer et imiter les sources littéraires et théâtrales européennes pour un public juif qui accepte ces nouvelles sources d’inspiration qui influencent le patrimoine culturel yiddish contemporain. Cette langue parfois ramenée au statut d’idiome va alors connaître un autre destin au XIXème siècle et début du XXème siècle avec des auteurs tels que Shalom Aleykhem, Yitzhol Laybush Peretz, Abraham Sutzkever, Yankev Glatshteyn, etc. pionniers d’une littérature qui permettra que cette langue de diaspora faite de diverses langues créolisées, conquiert un statut de langue de culture à part entière. Ce livre qui nous met en situation de recherche de réflexions concernant la vie, la mort ou plutôt la survie du yiddish par la rencontre de locuteurs vivants, nous fait saisir que cette langue est bien vivante, dans ce monde contemporain quelque peu déboussolé, cette langue apporte une boussole et maintient fermement l’enracinement de cette langue juive non pas tant dans une tradition que dans une culture juive qui trouve différentes expressions actuelles dans la poésie, le roman, le théâtre. A la recherche de cette langue, Kohn sillonne différents cafés à Paris mais aussi le monde pour rencontrer des yiddishophones dont un certain nombre de personnalités dont Alex Dafner, producteur des émissions en yiddish sur SBS en Australie, Samuel Pisar, Elie Wiesel entre autres. L’auteur prend également appui sur la littérature et se réfère à des d’écrivains tels que Franz Kafka, Imre Kertész ou Cyrille Fleischman. Un autre thème traverse ce livre, celui de l’événement en psychanalyse. Dans ces conversations, qu’est ce qui peut faire événement ? Kohn écrit : « Ce qui compte, c’est le rapport au langage et aux langues en tant qu’il peut faire événement. C’est aussi ce qui est central dans l’expérience analytique dans la mesure où l’événement psychanalytique est une déliaison des représentations qui nous permet de décoller de nous-mêmes, des mots figés en nous et de nos symptômes. Cet événement psychanalytique est essentiel. » Il souligne à diverses reprises que ces Rencontres ont fait événement pour lui, du fait qu’il a rencontré des personnes qui l’ont marqué, lorsqu’il écrit : « Ce sont des rencontres qui ont une fonction d’événement dans la mesure où elles m’ont permis de me représenter autrement un certain nombre de choses de ma vie, à propos de moi et des autres, et de penser des concepts sur un autre mode, quitte à en inventer quelques-uns. Les rencontres sont importantes dans ma vie. Il y en a eu beaucoup et ce sont des événements de transfert. Il faut penser ce statut de transfert latéral en dehors du cabinet de l’analyste. » Cela est d’autant plus évident que si l’on suit Jacques Lacan, toute rencontre n’est autre qu’ « un rendez-vous auquel nous sommes toujours appelés avec un réel qui se dérobe ».[1] Quand nous rencontrons des personnes étrangères, nous ne savons pas qui nous rencontrons et ce que nous rencontrons en eux. Dans ces rencontres auxquelles a participé Kohn, il s’est agi pour lui de découvrir ce qui projetterait un éclairage nouveau, permettant de dégager des facteurs objectivables qui expliqueraient la permanence, la continuité, la survie du yiddish dans un grand nombre de pays, malgré les vicissitudes, les tentatives de destruction du peuple juif et de ses langues dont le yiddish. Cette langue qui avait pour vocation de véhiculer la culture des juifs parlant le yiddish, était destinée à la destruction par les nazis. Après la guerre, malgré la disparition de six millions de juifs d’Europe pour la plupart yiddishisants, elle a su trouver une voie hors du néant et s’est fait à nouveau entendre. Qu’est-ce que ces rencontres ont pu changer dans la vie de Kohn, puisqu’elles font événement pour lui ? Il parle alors de « transfert latéral », il s’agit d’un mouvement affectif que nous rencontrons en permanence dans la société lorsque nous éprouvons amour, haine ou même indifférence pour certaines personnes, et ce sont ces transferts (non analytiques, puisqu’ils ne sont pas analysés dans le cadre de la cure) qui colorent les rencontres. L’événement est de souligner que le yiddish est une matière vivante, elle meurt mais pas complètement, les traces et les restes qu’on redécouvre et qui se maintiennent la font renaître. Cette langue a été la langue de nombreux Juifs européens qui ont participé à la culture et à l’histoire de la modernité. Comme a pu le souligner Hannah Arendt, « les judéo-langues se constituent comme langues interstitielles au contact de langues environnantes et aux langues liées aux textes sacrés ». Dans cette expérience langagière exceptionnelle des judéo-langues, il n’y a pas une seule façon de parler : à chaque fois il y a une infiltration des mots extérieurs », j’ajoute que le yiddish peut aussi infiltrer une autre langue, l’anglais parlé par les New-Yorkais est infiltré de mots yiddish et pas seulement dans les milieux juifs. Cette remarque est peut-être pertinente pour la langue allemande, le luxembourgeois ou encore l’alsacien. L’intérêt du livre de Kohn est de nous permettre de saisir la vitalité de la langue yiddish dans le monde, tout en sachant que la destruction, la pulsion de mort qui traverse toutes les langues vivantes la guette, à tout instant, chaque fois le yiddish sait renaître de ses cendres. Kohn, dans les conversations qu’il nous livre, parvient, malgré la disparition de nombre de ses locuteurs, à nous faire saisir la dimension créatrice de cette langue, grâce à sa créolisation et les influences culturelles des pays où les Juifs continuent à la parler. Bien que standardisé par le YIVO, il faudra s’attendre à ce que le yiddish prenne une musicalité différente d’un pays à l’autre. Dans la mesure où elle continue à se maintenir dans la transmission familiale, comme a pu le faire savoir Perla Sneh, on continue à parler du yiddish en espagnol, c’est aussi vrai pour les autres nationalités, c’est le mameloshn qui se perd, les mères ne parlent plus en yiddish à leur enfant. Le yiddish devient une langue d’enseignement qui se parle entre initiés et érudits mais pas seulement, c’est la langue du souvenir mais pas seulement. Elle reste la langue du cœur dans laquelle se maintiennent les affects du passé, de la tradition familiale. Ce que je constate c’est que certains mots et certaines expressions se maintiennent dans les familles, il est bon de ne jamais oublier de faire savoir d’où proviennent ces mots et quelle histoire les accompagne. Robert Samacher [1] Lacan Jacques, 1964, Les quatre concepts fondamentaux, livre XI, Paris, Seuil, 1973, p. 53 |
Kohn Max L’événement psychanalytique dans les entretiens en yiddish
préface de Robert Samacher Collection "Culture & Langage", Paris, MJW Fédition, 2015