Karima Lazali La parole oubliée

Editions érès, 2015

Pascale Hassoun psychanalyste, membre du cercle freudien. Séminaire sur la conduite de la cure. Collabore à la formation du Centre Psychanalytique de Chengdu (Chine). Membre fondateur de la revue Che Vuoi?. A dirigé « l’envie et le désir » éd. Autrement. Derniers articles parus : « l’hospitalité au risque de l’hostile », « Devenir un homme », « Renaître au trauma », « Seulitude ».

 

Comment penser le potentiel politique de la parole ?
Tel est le thème central de ce livre passionnant d’une jeune psychanalyste qui croit profondément en la psychanalyse comme lieu de la parole.

Ce livre est  une analyse au couteau des logiques visant à réduire toute pensée singulière et plurielle. Cela en connaissance de cause puisque Karima Lazali d’origine franco-algérienne travaille comme psychanalyste en libéral une semaine par mois à Alger et le reste du temps en institution et en libéral à Paris. Ses textes ont pour socle d’une part la situation de l’Algérie actuelle et d’autre part son expérience en CMPP dans l’Oise et à L’ASE. Des deux cotés la mutité…soit sous la forme de la réduction à L’Un au sein d’une censure politique, soit sous la forme d’une absence de devenir, d’un cri sans appel, d’une parole orpheline de sa substance, chez ces enfants qui sont dans le langage certes mais sans pouvoir s’en servir.

Il est étonnant de voir comment la force «  révolutionnaire » de la parole peut être  décrite, justement lorsque celle-ci subit la pire des contraintes politique ou socio-culturelle. Comme si la force de la répression des langues permettait de faire entendre la force révolutionnaire de la parole, c’est à dire d’une parole ouvrant à  la pensée singulière.

Qu’est ce qui donne une telle force au livre ? Tout d’abord sa construction : il est construit sur quatre pieds : une solide formation psychanalytique avec une connaissance approfondie des grandes lignes de force des concepts lacaniens. En second lieu une solide formation politique. Le tiers terme est une réflexion sur le langage comme porteur de la culture mais aussi comme porteur de la fêlure du sujet. Enfin un quart terme, (on sait que le quart terme est celui qui fait tenir l’ensemble) selon la formule si bien choisie des« réjouissances  du féminin ». Clin d’œil rieur de l’auteure à la « jouissance » concept quasi galvaudé ? Ces  « réjouissances » s’appuient sur deux bords, celui d’un féminin-vertige qui gravite autour de la carence du fantasme et des effets d’étrangeté d’une sorte de dédoublement nécessaire au dépassement d’un féminin-rivalité œdipienne. L’autre bord n’étant rien de moins qu’un travail à partir de l’œuvre de G.Bataille.

La force du livre vient  aussi de la pensée du potentiel politique de la parole. Alors qu’il est si difficile de croiser avec justesse les enjeux de la psychanalyse avec ceux de la dimension du politique ce livre en donne les passages et les articulations. Les articulations, car l’auteure évite à tous prix les tentations de recouvrement. Karima Lazali  maintient en permanence, comme une clé indispensable,  cette brèche dans le sujet, cette part intime, « cette part, nulle part, du psychisme qui s’est détachée pour s’exiler au sein du langage »(1)  Si certaines conditions sont nécessaires pour que la parole puissent être assumée il n’en demeure pas moins que la levée de la censure exercée sur cette parole ne dédouane pas le sujet de sa propre avancée vers les effets de son désir inconscient. « Il est important de rappeler, écrit-elle, que cette inclusion quasi totale entre le sujet et le social repose sur une évacuation de l’inadéquation et de l’irréductible existant entre eux …( ) Il semblerait que toute inclusion sans écart du sujet dans le social est une machine à fabriquer la foule…( ) l’argument culturaliste ( la psychanalyse arracherait le sujet à sa culture) vient se mettre au service de l’effacement du sujet, c’est à dire de l’annulation de sa responsabilité face à la jouissance à la fois intime et ‘extime’ dans le champ du politique.»(2)

Le livre déploie les contraintes politiques d’un gouvernement en collusion avec le religieux cherchant à promouvoir une langue Une.  Le livre est une formidable critique de l’appel au religieux au lieu et place du vide de l’origine. «  Nous pensons que cette transmission de l’évacuation de l’hétérogène de la langue a produit la guerre civile, comme effet d’une atteinte à la langue, en tant que système de référence »(3)  Il y a alors atteinte du semblable-étranger, ce visage de l’autre, selon Levinas.

Car cette collusion frappe la langue de plein fouet en l’utilisant comme arme de guerre. Cette langue que l’on voudrait unique, cette langue Une, étouffe le mouvement même de la langue et bloque les interstices des langues, là où justement  le vivant se glisse. «  C’est dans une solitude terrible que la terreur s’incruste dans le corps du parlant. »(4) Mais l’auteure ajoute que s’exerce une sorte de contre pouvoir, des jeux de langue qui « dévoilent des subtilités qui indiquent une tension permanente entre les ravages de la langue Une et ce qui du sujet pour se maintenir travaille à la pulvérisation de cette langue Une, par des emprunts à d’autres langues.»(5)  Pourtant cette langue Une fait des ravages. Karima Lazali analyse les effets « d’un clivage de la langue qui se met en place dans la parole adressée du sujet, matérialisant une dislocation de la pensée dans la chaîne signifiante. Ce clivage annule la possibilité d’entrer dans le travail de traduction de corps en traces langagières, formées par la langue maternelle. »(6) Elle rentre ensuite dans l’analyse de la guerre civile sanglante des années 90. «  L’élément central, dit-elle, se situe dans le passage d’une terreur visible au règne d’une tyrannie invisible »(7) Et elle poursuit brillamment sur une succession funèbre, le clivage de la langue entraînant une fabrique de la terreur et son hébergement dans la vie psychique singulière accompagné d’une perte de la capacité politique du sujet et donc de sa massification, faillite de l’institution humaine.

Comment se fait l’émergence du sujet au sein du politique ? Magnifique chapitre qui déplie les thèses de F. Fanon dans lesquelles celui-ci lutte pied à pied contre les schémas dualistes opprimant/opprimé, pour insister sur l’intériorisation de cette soumission/oppression et sa permanence interne alors que la révolution/libération sur le terrain a été gagnée. Quelle est le « travail » à faire pour que la première assignation ne perdure pas ? Si ce « travail » n’est pas fait, si cette assignation est au contraire utilisée, alors y -a-t-il une autre solution que celle de partir ? « Les enfants de l’actuel »(8) ne sont-ils pas ces sujets déshérités d’un héritage qui est pure perte, humiliation et désaveu ? « Ceux qui héritent, malgré les frontières, d’une ‘expulsion’ de soi même, qui s’incarne à travers l’usage d’une langue cadavérisée »…« La libération ouvre à une nouvelle lutte, cette fois interne, celle de l’habitabilité possible d’un soi humilié mais vivable. »(9)

Rebondissons sur ce terme de « habitabilité » qui sera la question centrale des chapitres relatifs au travail avec des adolescents, enfants et familles. Karima Lazali rencontre des enfants qui ne parlent pas, qui ne sont pas habités par la parole ou qui n’habitent pas la parole. Longue description de l’avancée de celle qui a la parole, la thérapeute, qui en quelque sorte « prête » à l’enfant sa capacité de parler, mais qui tombe sur un os. « Ce qui ouvre la question : «  Comment penser la mise en place d’un langage dépourvu de la fonction de la parole ? »(10) Une hypothèse est proposée qui interroge le symbolique : le trait symbolique existe mais n’opère pas dans son rôle de trait distinctif par absence d’effacement…. le cri du nourrisson n’aurait-il pas été non entendu comme un appel ? Si l’enfant n’a pas été « trouvé », peut-il dans ce cas fabriquer une demande ? Qu’est ce que la continuité ? Qu’est ce qu’une séparation structurante, déchirante, voire impossible ?
Très beaux chapitres qui ont le mérite de faire appel à la théorie pour tenter de parler autour de l’incompréhensible et qui, à leur manière, font eux même parler la théorie.

Comment être attentif au corps qui parle ? Comment se fait le déplacement du trait du corps à la parole et à l’histoire ? Quelle est l’intrigue de la construction du corps de « soi » ?
Mais aussi quelle est la condition de l’exercice de la psychanalyse ? Qu’est ce qui rend le scandale de la psychanalyse inadmissible dans certains lieux ?
Je reprendrai la première question qui peut paraître banale mais qui ne l’est pas : Qu’est ce que l’accès à la parole ?
Difficile après une telle lecture d’oublier « La parole oubliée ». Il s’en dégage une lutte incessante contre l’ignorance et le refoulement.

Je ne peux que remercier l’auteure pour cette question redoutable et son ardeur à la soutenir et à la transmettre. Le lecteur y trouvera le dépliement d’une pensée en acte.

Nul doute que Karima Lazali, jeune auteure, nous livre dans un prochain ouvrage un peu plus de ces « réjouissances » en écriture, dont elle nous donne déjà ici de très riches et profondes pages.

Pascale Hassoun

(1) Lazali Karima, la parole oubliée, ed. Eres, p. 52
(2) Ibid, p. 74
(3) Ibid, p.79
(4) Ibid, p. 95
(5) Ibid, p. 96
(6) Ibid, p. 97
(7) Ibid, p. 99
(8) A.Cherki, la frontière invisible, Paris, Editions des crépuscules, 2009
(9) Ibid, p. 120
(10) Ibid, p. 157

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