Miren Arambourou-Mélèse

"Les héritiers de Don Juan" Paris, Éditions CampagnePremière, 2009

Laura Dethiville, psychanalyste, membre associé et vice- présidente de la Société de psychanalyse freudienne, anime un séminaire sur Winnicott depuis plus de dix ans. Elle a publié de nombreux articles et a participé à des ouvrages collectifs, en particulier la publication des Journées d’études winnicotiennes :

  • Winnicott, un psychanalyste dans notre temps, Les lettres de la Société de Psychanalyse Freudienne n°21, sous la direction de Laura Dethiville, Campagne Première, 2009
  • Donald W. Winnicott, une nouvelle approche, Paris, Campagne Première, 2008

Associer Freud et Don Juan, voilà qui paraît pour le moins aventureux, sinon téméraire. Et, pis encore, prêter à Don Juan des héritiers, « quelle provocation pour celui qui figure par essence l’homme qui, récusant son ascendance, n’aura pas de descendance, le libertin à qui sa quête de jouissance barre tout accès à la rencontre de l’autre et de la temporalité », comme le dit l’auteure dès l’ouverture. En effet, il faut la suivre avec attention dans cette démonstration sans complaisance et implacable qui nous mène sur des chemins qui, disons-le, sont peu empruntés, et jamais, à ma connaissance, avec pareille précision et pareil talent.

Miren Arambourou-Mélèse nous offre un ouvrage passionnant qui, avec une rigueur de pensée remarquable, bat en brèche un certain nombre de lieux communs répétés ad nauseam dans les sociétés d’analystes depuis Freud.

Ce qui est particulièrement novateur et inspirant et qui donne à penser — ce qui est « le plus grand compliment que l’on puisse faire à un livre » —, c’est qu’elle ne s’inscrit pas en pro- ou en anti-conception freudienne de la femme, comme on l’a tellement vu et lu depuis ces dernières années, tant la relecture de la position de Freud est souvent prétexte à jeter le bébé avec l’eau du bain. Son questionnement est beaucoup plus aigu et dérangeant. Sa parfaite connaissance de l’allemand l’amène à redécouvrir les textes d’une façon parfois décapante, ce qui permet de réviser bien des « mécomprehensions ». Ainsi en est-il par exemple du terme « Urheberin » : Freud emploie ce mot pour désigner « celle qui assume la responsabilité de l’acte de mise au monde », « l’auteure originelle », « ce premier autre qui donne les soins nécessaires à sa survie au-delà de la néotonie ». C’est la mère des premiers échanges, selon Winnicott, celle de la préoccupation maternelle primaire, celle qui traduit en termes humanisés les mouvements violemment pulsionnels de son petit. Comme le souligne Miren Arambourou-Mélèse, « ce corps à corps qui semble terrifier tant d’hommes est le premier moment qui humanise le petit mammifère né d’un homme et d’une femme ». Ainsi l’auteure nous démontre-t-elle que Freud, « ce conquistador des zones les plus crues de la sexualité féminine », va se trouver amené à ne penser la transmission qu’en termes d’identification au père, « éliminant drastiquement cet autre de l’engendrement sexué », y compris sous la forme de « l’amour maternel » qu’il considérait pourtant comme dénué de toute ambivalence.

Elle montre, à partir de l’homme Freud et de ce qui transparaît dans sa correspondance — ce lieu où l’on se laisse aller à ses mouvements les plus intimes —, comment sa théorie découle de façon logiquement impeccable de ce qu’il était, homme de son époque qui écrivait à sa fiancée Martha : « Nous devons être d’accord que la tenue d’une maison, ainsi que le soin et l’éducation des enfants, requièrent une personne tout entière et excluent tout gain d’argent. […] Mill a tout simplement oublié, comme tout ce qui concerne le sexuel, que les humains se répartissent entre hommes et femmes et que cette différence est la plus importante qui existe entre eux. […] Si je devais voir en ma tendre bien-aimée une concurrente, je mettrais tout en jeu pour lui faire délaisser cette concurrence au profit de l’activité paisible et sans prétention de ma maison. […] La loi et l’usage ont à accorder aux femmes de nombreux droits qui leur sont encore refusés, mais la situation de la femme ne pourra jamais être autre que ce qu’elle est, une aimée adorée dans sa jeunesse, une épouse vénérée dans sa maturité. »

Ces mots d’un jeune homme impatient et frustré par une longue attente et une longue chasteté, combien ils vont faire sens plus tard quand la rencontre tant attendue aura comme conséquence directe la naissance d’une nombreuse descendance, ces « vers » qu’il faut nourrir, ce qui l’oblige à un travail harassant et occasionne des soucis matériels qui le détournent de tout le temps qu’il voudrait consacrer à sa recherche.

Il est indispensable d’assurer l’ordre qui « garantit la domination des mâles adultes sur les ventres féconds féminins », et ce au prix (lourd pour les générations suivantes) de la mise en place d’une construction sollipsiste et d’un verrouillage tel qu’une pensée différente ne pouvait avoir aucune place.Ceux qui ont tenté de s’échapper l’ont payé très cher.

Car, comme le dit l’auteure, à l’époque de Freud, « aux femmes maintenues à l’écart de toute réalisation sociale et culturelle, la société patriarcale impose le refoulement de leur énergie pulsionnelle, la soumission aux interdits d’une morale édictée par les maîtres du logos ». Freud n’était pas sans le savoir, lui qui disait que ce qui pouvait le mieux soigner les hystériques, c’était une réussite personnelle.

Les temps ont changé, mais que reste-t-il de cette origine, « quels restes non élaborés avons-nous hérité de nos pères, pour qu’ils ravagent ainsi les espaces d’échanges de travail et de transmission de la psychanalyse que nous nous sommes donnés » ?

Il faudrait pouvoir reprendre pas à pas l’avancée de cette démonstration dans cet ouvrage extrêmement dense et documenté. L’auteure y entreprend d’abord une relecture du mythe de Don Juan, depuis L’abuseur de Séville et L’invité de pierre de Tirso de Molina, le Don Giovanni de Da Ponte et Mozart et, enfin, le Dom Juan de Molière.

On sait que Freud ne s’est pas tellement intéressé à Don Juan, bien qu’il ait en son temps soutenu le travail de Rank sur « Don Juan et son double ».Cette partie du livre de Miren Arambourou-Mélèse aurait pu constituer un ouvrage à elle toute seule. L’auteure s’attache à montrer que se révèle, dans ce mythe, la « faille abyssale sur laquelle est édifié le système patriarcal ». Exclure la mère du « système symbolique d’affiliation » laisse en lice deux puissances qui sont amenées inéluctablement à s’affronter. Seul le meurtre du père ou la soumission stérilisante sera en alternative pour le fils. Miren Arambourou-Mélèse en montrera les effets meurtriers pour les fils spirituels de Freud.

Dans la seconde partie de l’ouvrage, Miren Arambourou-Mélèse, à partir de la lecture de la correspondance de Freud, analyse son chemin entre Breuer et Charcot, puis sa relation passionnelle à Fliess et, après l’immense déception de la rupture, la mise en place d’un système théorique défensif qui évitait de s’interroger plus avant sur la faute des pères. Au passage, elle dépoussière avec brio le mythe d’Œdipe. Ainsi, dit-elle, « pour refermer la boîte de Pandore qu’il avait ouverte, Freud se fit statue du commandeur, coffrant sa part de Don Juan de la science ».

Enfin, la troisième partie ouvre la voie à toute une série de conséquences cliniques qu’il faudrait pouvoir travailler point par point. Elle y fait une large part aux avancées de Winnicott, mais aussi se laisse elle-même deviner (ce qui est rare) dans son propre positionnement ainsi que l’espace transitionnel qu’elle est capable de permettre à son patient d’habiter.

Ce livre essentiel est une mine de questionnement qui devrait nous mettre au travail pour longtemps.

Par Laura Dethiville

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