Laura Pigozzi Qui est la plus méchante du Royaume?

Mère, fille et belle-mère dans la famille recomposée Albin Michel, 2016

Annick Galbiati
Psychanalyste, membre du Cercle Freudien, de la Fondation européenne de psychanalyse et de l’Association Psychanalyse et Médecine et au Salon d’Oedipe.
(Texte paru en juin 2016 au Huffington Post.)

Dans la famille recomposée, qui est la plus méchante du royaume ?

Les familles recomposées, autrement dit « élargies » à la suite d’une séparation ou d’un divorce constituent une réalité très contemporaine qui concerne près d’un couple sur deux et un très grand nombre d’enfants. Mais bizarrement, elle ne semble guère intéresser les spécialistes et très peu les psychanalystes. Pourtant bien des questions méritent d’être posées.
Quelle place et quel rôle peuvent être ceux de la « belle-mère » et du « beau-père » en tant que nouvelle femme ou nouvel homme du père ou de la mère ? À l’inverse, qu’est-ce que représentent les enfants du « lit précédent » pour les « nouveaux venus » voire les « intrus » bousculant les repères familiers non sans générer quelque « inquiétante étrangeté » ? Ce sont les effets de ces remaniements et recompositions familiales en particulier côté féminin qu’interroge la psychanalyste italienne Laura Pigozzi dans un livre passionnant dont la traduction française vient d’être publiée : Qui est la plus méchante du Royaume ? Mère, fille et belle-mère dans la famille recomposée (Albin Michel).
Avec l’apparition de situations nouvelles et si le père « change de femme », le féminin pour lui ne se trouve plus du côté de la mère. Dépouillée de son état de « femme du père » sinon quelque part « répudiée », cette dernière se trouve alors exposée à n’être plus que mère, rien que mère, et ce d’autant qu’il n’y a pas ou pas encore de place pour un autre homme. Elle est aussi exposée à faire la pluie et le beau temps pour les enfants, ceux-ci lui étant le plus souvent confiés et vivant au quotidien séparés de leur père. Ce qui peut prêter à la constitution d’une sorte de petit bloc familial autour de la mère qui tend à échapper à la fonction paternelle sinon à la loi au sens juridique…
À la différence de la mère dont la place est inscrite dans la tradition voire « magnifiée », celle de la belle-mère n’est pas donnée par avance, « toute prête » au sens où il n’y aurait qu’à s’y glisser en essayant, plus ou moins bien, de répondre aux idéaux qui y sont attachés. Inconfort et absence a priori de statut juridique caractérisent la place de la belle-mère. Cette place, pour Laura Pigozzi, est à construire aux côtés du père dans la relation des enfants à la mère alors qu’il peut se trouver discrédité pour et par cette dernière ; et que par ailleurs, privé du rôle prêt à porter que lui réservait encore il y a peu la société patriarcale, le père a désormais lui aussi à faire sa place et, plus qu’auparavant, doit y mettre du sien pour la tenir…
Mais le plus innovant dans ce livre se situe dans les développements sur la valeur d’ouverture que peut représenter la relation fille/belle-mère : ouverture par rapport au « ravage » auquel peut conduire la relation mère-fille, ouverture aussi sur la voie de l’accès au féminin et à la féminité …
Le désir du père et la façon dont la belle-mère l’assume intervient ici de façon déterminante. Mais il ne saurait remplacer ce qui peut se jouer avec la belle-mère lorsque la fille lui adresse des questions pas toujours faciles à aborder avec les parents, surtout lorsqu’il s’agit d’interroger le mystère de la féminité et ce que c’est qu’être une femme…Il importe alors moins d’apporter des réponses à la fille que de l’aider à trouver les siennes, au fil du processus qui l’amènera à « devenir femme »…
Ici intervient l’expérience de la psychanalyse que Laura Pigozzi exerce à Milan. Sans réduire ce que lui a appris sa pratique, elle sait l’art de le dire en termes simples, dans une écriture vive et bien traduite. Agréable à lire, généreux, ce livre ne manque pas d’aborder dans son mouvement même de nombreux aspects de ce qui a trait au féminin.
Mais alors, pour revenir  à la vérité des contes de fées : « Qui est la plus méchante du royaume ? » L’étymologie nous apprend que le terme de « belle-mère » est destiné à conjurer en la qualifiant de « belle », ce qui de négatif peut lui être associé. D’autant, indique Laura Pigozzi, que le mal dont est porteuse la marâtre dans les contes serait en fait un déplacement permettant de mettre en scène « la part sombre de la mère », mais de façon moins effrayante. De la part sombre au « continent noir » dont parle Freud à propos du féminin, il n’y a qu’un pas. La belle-mère représenterait-elle donc le féminin de la mère, d’autant plus inquiétant qu’il excède la sexualité « infantile » ?  Les contes par là préfigurent la division féminine entre au moins deux rôles, deux pôles : celui de la mère et celui de la femme. L’un empêchant l’autre d’être « toute mère » ou « toute femme ». « Toute » c’est à dire sans manque et donc sans désir. L’allusion aux contes de fées dit quelque chose du déploiement de l’imaginaire dans la relation à la mère : un imaginaire qui vit de la tension entre des termes opposés mais que le récit vient nouer, dialectiser, transformer…
Il n’y a pas de compétition de méchanceté dans le royaume. La belle-mère du conte ne fait que représenter la face sombre de la mère. Et celle de la réalité offre une figure féminine tierce qui peut être formidablement structurante pour les belles-filles. Un éclairage si tonique devrait alimenter la réflexion de nombre de parents et beaux-parents qui s’interrogent sur leur place et offrir une reconnaissance aux nombreuses belles-mères qui trouvent leur position bien inconfortable. 

Annick Galbiati

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