Laura Pigozzi Périlleuse adolescence

Editions érès, 2020

Danièle Epstein

Psychologue clinicienne, psychanalyste, membre du cercle Freudien et d’Espace Analytique.
Auteur de « Pour une éthique clinique dans le cadre judiciaire » (ed Fabert).
« Dérives adolescentes, de la délinquance au djihadisme », Edition érès, Prix Oedipe 2017.

Site : http://epstein-psy-meudon.monsite-orange.fr/

Dans son précédent livre Mon enfant m’adore, Laura Pigozzi se penchait sur ces mères qui captent l’enfant, le capturent affectivement, corporellement, érotiquement, au point de venir faire barrage à leur mise au monde culturelle et symbolique. Des mères dites « parfaites » qui ne peuvent vivre que dans la complétude de l’enfant, effectuent un « rapt psychique », que Laura Pigozzi nomme « le plus-maternel ».
Laura Pigozzi se posait alors la question des effets de cette captation sur « l’architecture globale de la civilisation », en sachant que « travail de civilisation et claustrum familial sont incompatibles ». Elle écrivait « le lien entre la jouissance de la mère et l’actuel malaise de la civilisation est clair. Le social -comme le plus-maternel- privilégie des jouissances hypnotiques et toxiques qui maintiennent les sujets dans l’impuissance et la dépendance, comme des nouveaux-nés appendus au sein capitaliste ».
Son dernier ouvrage, Périlleuse adolescence, reprend et développe les conséquences sociétales de la primauté donnée à cet amour maternel envahissant et dévastateur.
Quel est l’horizon de vie de ces enfants sous emprise maternelle, qui ont grandi dans ce « fonctionnement claustrophile des familles contemporaines » ? Sur quel mode ces enfants élevés dans un monde clos peuvent-ils se développer psychiquement et trouver leur place dans la société, après avoir été les otages de ces mères incestuelles qui considèrent l’extérieur comme hostile et l’altérité comme dangereuse.
Avec Périlleuse adolescence, son dernier ouvrage, Laura Pigozzi poursuit son questionnement. Quel est l’horizon de vie de ces jeunes quand  ce temps de passage adolescent est confisqué, barré par le lien mère-enfant, qui « au lieu de se distendre, se resserre » et fait barrage au « réveil à la nouvelle vie » propre à la découverte adolescente.
Les symptômes d’un glissement sociétal sont ici analysés comme effets d’une « civilisation post-oedipienne, privée de ses tabous fondateurs », une civilisation « en défaut de référence paternelle » qui « s’auto-fragmente en s’effondrant dans la bouillie collective de l’immaturité ». Le défaut de place symbolique fait que la structure s’émiette et Laura Pigozzi décline tout au long de son ouvrage les conséquences de  « l’immersion dans cet infini qu’est la mère, sans les bords du paternel ».Les adolescents, « englués dans des familles fusionnelles, objets de soins intenses et intensifs », subissent l’enveloppement maternel qui se manifeste par un « évidement interne du corps », « une implosion dans l’organisation structurale du soma », quand « quelque chose du père » vient à manquer.Les mères qui ne se sont pas construites elles-mêmes autour de la métaphore paternelle forment des « ados sans social », « inanimés », « sequestrés psychiquement ». Elles ne peuvent soutenir la valeur de l’aventure, de la découverte, de l’inconnu. Les parents pris dans le plus-maternel ne comprennent pas que « secourir préventivement étouffe la vie », ils ne supportent pas « que pour grandir, leurs enfants aient à lutter ».
Des mains de la mère qui s’attardent  trop sur le corps de l’enfant, et la peau ne peut «devenir l’organe de démarcation de ses propres limites », ce qui met en échec le processus d’individuation. Des parents, dans une « tolérance illimitée », neutralisent les conflits, et  font porter à l’enfant le poids d’un conflit avec lui-même, qui le prive de son autonomie. Victimes de ces « places symboliques perturbées », des adolescents aux prises avec ce climat psychique et sociétal « plus-maternel » ne sont pas indemnes de violence. Entre passivité et violence, ils en passent par l’auto-destruction ou le devenir bourreau des parents pour tenter de se séparer. A moins qu’ils ne s’échappent dans une agitation permanente, celle du « TDAH » pour le grand bonheur des labos qui font de ces enfants des drogués.
Un chapitre conséquent traite de l’école dont la fonction devrait être précisément de protéger l’enfant d’une symbiose avec la mère. A contratrio, « l’institution scolaire a été maternalisée » et ce qui devrait être le dernier rempart « là où la castration maternelle a échoué » est envahi par le « plus-maternel ». Le transfert maître-élève, placé sous l’égide du symbolique, est parasité par l’amour symbiotique, alors que  « c’est à travers le deuil du corps maternel que s’intalle la pensée conceptuelle ».
Les parents protecteurs sont omni-présents pour défendre leur enfant au point d’exercer un contrôle didactique sur l’école. De ce fait, la transmission qui passe par « ce noyau vivant et non saisissable de la connaissance, le vide central qui attise le désir d’en savoir encore », est bloquéepar la main-mise des parents. De crainte que l’enfant leur échappe, ils empêchent cette étincelle de vie de prendre, seule capable  d’allumer le désir de savoir des enfants
Plusieurs chapitres sont consacrés à ces phénomènes-limites qui relèvent de cette emprise du « plus-maternel », tels l’enfermement des « hikikomori », le recours aux « Reborn dolls », ces poupées « re-nées », qui ressemblent plutôt à des poupées mortes-nées, ou encore ces pratiques d’entaille au cutter, ou la mode des tatouages.
Le phénomène « hikikomori » a commencé dans les années 80 au Japon, et désigne ces jeunes qui se retirent du monde, pour finir par se cloîtrer dans leur chambre, sans plus jamais mettre le nez dehors, une mise en acte du « Je préfèrerai ne pas », de Bartelby de Herman Melville. La séparation est devenue impossible pour ces hikikomori japonais, mais aussi italiens, français qui s’enferment dans un cocon régressif. Cela commence par une phobie scolaire qui s’étend au monde extérieur, au social, à l’autre en général. Une « sorte d’anorexie sociale », écrit Laura Pigozzi, ou encore un « symptôme symbiotique » du fait d’une  « colonisation démesurée de la vie de l’enfant ». Ils demeurent «voraces de cette jouissance passive qui les rend muets », jusqu’à les figer « dans une impossibilité à s’abstraire de l’amour pour le premier objet aimé ». Or, précise l’auteur « le matricide symbolique est indispensable pour vivre ». Le symptôme symbiotique est politique, écrit-elle encore, il tient au refoulement de la perte et du manque, propre au discours contemporain.
Laura Pigozzi analyse un autre phénomène encore peu présent en France, celui des « reborn dolls », ces poupons hyperréaliste, ersatz de nourrissons, des clones en vente (plusieurs milliers d’euros) sur internet. (Pour avoir croisé dans un aéroport une femme portant une « reborn doll », l’image m’est restée d’une inquiétante étrangeté, car il faut s’y reprendre à 2 fois avant de savoir s’il s’agit d’une nourrisson vivant ou d’un enfant mort. D’ailleurs cette femme a eu le plus grand mal à passer la douane, face à des fonctionnaires ébahis, devant ce bébé mort-vivant qui n’était pas inscrit sur l’état-civil). Les reborn dolls sont des bébés sur mesure qui rient, pleurent, têtent en gloussant de plaisir, font leur rot, sentent bon, ont la peau douce, leur cœur bat, mais les reborn dolls  restent des nourrissons dociles à vie. Se réalise au travers de ce phénomène le fantasme d’« un autre dans une position de total asservissement », qui traduit l’imaginaire de ces mères qui ont le projet d’un  enfant parfait, des enfants dociles et muets, des enfants sur mesure qui ne grandissent pas, qui ne trahiront pas, qui ne se sépareront pas, des enfants à jamais dépendants du désir des parents.
Enfants substituts d’un enfant idéal ou décédé, poupées sexuelles ou pénis bioniques sont autant de succédannés qui viennent signer la détresse d’une société qui a perdu son humanité. La dimension de la rencontre avec l’autre, avec la différence, avec ce qui échappe est remplacé par l’objet-fétiche que l’on tient sous la main, à sa disposition, une marchandise, jetable, et remplaçable.
D’autres enfants cherchent à se séparer de mères qui font intrusion psychique et physique en faisant coupure sur leur propre corps, « une urgence nécessaire pour ne pas se perdre », un retournement de l’agressivité sur eux-mêmes quand le conflit n’a pas droit de cité, et que la métaphore paternelle ne fonctionne pas. « L’enfant est alors contraint de trouver seul une autolimitation » et « l’incision de la peau inscrit dans le réel une coupure qui aurait dû avoir lieu… la coupure réelle vient à la place de la coupure symbolique… qui a failli. » La scarification chez les adolescentes « supplée au défaut de séparation avec la mère ». Devenir femme, c’est se séparer de la mère, et est scandé par l’apparition du sang des règles. Se faire saigner, c’est aussi se réapproprier son propre corps et le maîtriser.
L’écriture sur le corps -scarification ou tatouage- est une « calligraphie secrète », ou montrée, exhibée, « une suppléance par rapport à une inscription ratée, pour réparer fantasmatiquement la dissolution du père et de son Nom »
Périlleuse adolescence est un état des lieux de notre société soumise au « plus-maternel » dominant, cette jouissance maternelle mortifère, qui écrase la fonction paternelle symbolique. Le symbiotique a pris la place du symbolique dont la tâche « est de délinéer, dans cet Autre monolithique, des séparations, des nuances… », faute de quoi, l’enfant se retrouve piégé dans la croyance que sa survie,tient « au caractère « totalitaire » de l’Autre, dont il dépend », avec ses conséquences politiques et sociétales
Jean-Pierre Lebrun dans sa préface conclut : « Le livre de Laura Pigozzi est soufflant, parce qu’il pose très directement ce qu’il s’agit d’appeler un vrai problème de santé (psychique) publique ».

Danièle Epstein

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