Michel Arrivé  » LE LINGUISTE ET L’INCONSCIENT »

Collections Formes sémiotiques dirigée par Anne Hénault Presses Universitaires de France, 2008

Max Kohn, maître de conférence habilité à diriger des recherches à l’université Paris Diderot- Paris 7, psychanalyste membre d’Espace Analytique et à la Maison de la Mère et de l’Enfant à Paris.
Site de Max Kohn : http://www.maxkohn.com

Max Kohn a lu « Le Linguiste et l’inconscient« 

Le nouveau livre de Michel Arrivé tente de rompre le dialogue de sourds entre le linguiste et l’inconscient, et au-delà, bien entendu, celui entre le linguiste et le psychanalyste. Nous devrions dire des linguistes et des psychanalystes. Dans son avant-propos, Michel Arrivé dresse un état des lieux de ce dialogue, où, par l’importance de son travail, il a son mot à dire.

Les chapitres 1 à 6 de ce livre interrogent la place du langage en général dans son rapport à l’inconscient. Nous avons une situation qui est extrêmement intéressante du point de vue scientifique puisque le langage existe, même lorsque l’on garde le silence. C’est un point que Michel Arrivé développe beaucoup dans son livre. Les différents chapitres, matière de ce livre, précisent certains aspects de la réflexion de Freud sur le langage.

Après un chapitre introductif, le linguiste Michel Arrivé se pose comme lecteur de Freud. Le deuxième chapitre pose alors la question des mots et des choses. En fait, ce qui est important, c’est la distinction entre les représentations de mots et les représentations de choses pensées par Freud dès 1891.

Le chapitre 3 porte sur la nature du mot. Il s’agit du mot que l’on rencontre dans le rêve, à partir de l’analyse d’un rêve de Michel Arrivé et dont on laissera au lecteur le soin de le découvrir. C’est le « rêve du para-écrivian », qui n’est pas sans évoquer le fameux rêve de l’Autodidasker de la Science des rêves de Freud.

Le chapitre 4 pose le problème du métalangage chez Freud : est-ce que Freud est à l’origine de ce que dit Lacan : « il n’y a pas de métalangage » ?

Le chapitre 5 est consacré à la grammaire et donc aussi à la place de la linguistique dans l’enseignement de Lacan. À partir d’un certain nombre d’exemples (les temps du verbe, les pronoms personnels), l’auteur s’interroge, encore et encore, sur l’aphorisme de Lacan : « L’inconscient est structuré comme un langage. »

Dans le chapitre 6, c’est la relation entre Lacan et Ferdinand de Saussure qui est interrogée. Rappelons que Michel Arrivé avait précédemment écrit un livre intitulé À la recherche de Ferdinand de Saussure(1) qui se termine par un véritable morceau de bravoure intitulé « Crépitèmes et Crépitômes, Perdèmes et Perdômes ? ou Comment se parlaient les crépitants ? » une note inédite de Ferdinand de Saussure signée Adalbert Ripotois (pages 205-215).

C’est un texte tout à fait intéressant qui soutient que ce sont les flatulences sonores produites par la digestion des aliments qui servent, dans le mythe de ce peuple dont il est question dans ce texte, à exprimer leurs pensées et leurs sentiments. Parce que les indigènes réussissent à dévier les émissions de son de leur fondement de manière aussi adroite et efficace que nous le faisons avec la bouche. Il est question des habitants des îles Canaries qui en font autant avec leurs sifflements. C’est un très beau mythe qui conclut cette recherche sur Ferdinand de Saussure et qui nous laisse évidemment dans l’énigme de ce qu’est le langage.

Dans le chapitre, « Un linguiste lecteur de Freud », Michel Arrivé reprend le texte de Freud L’Intérêt de la psychanalyse de 1913. Il mentionne également deux linguistes qui ont joué un rôle important dans l’évolution de la pensée de Freud : Hans Sperber (fondateur d’une théorie d’une origine sexuelle du langage en 1912) et Carl Abel (auteur de la théorie des sens opposés dans les langues primitives qu’il expose en 1880). Michel Arrivé porte son attention à ce qu’il considère comme la feinte de la feinte, caractéristique de ce qui se passe au fond entre les êtres humains. En effet, par opposition aux hommes, les animaux ne sont pas capables de feindre la feinte. Il n’y a pas d’équivoque dans la pratique animale de la communication : si la feinte se rencontre, tel n’est pas le cas de la feinte de la feinte. Michel Arrivé évoque à cet égard la fameuse histoire que raconte Freud dans Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient(2) où deux Juifs se rencontrent et l’un demande à l’autre :
« Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie pour que je crois que tu vas à Lemberg alors que tu vas à Cracovie? »
C’est un exemple assez saisissant de la feinte de la feinte. Ce qui fait dire à Michel Arrivé que l’animal se distingue du Juif polonais, comme du Japonais (autant dire de l’humain) car ce qui caractérise l’humain, c’est la feinte de la feinte. De quelle feinte de la feinte s’agit-il dans le dialogue très difficile entre la linguistique et la psychanalyse ?

J’ai parlé au début de ce compte rendu d’un dialogue de sourd : il n’est pas sûr que ce soit souvent le cas, dans la mesure où les deux disciplines portent sur un objet commun et qui n’est pas pourtant le même dans un cas comme dans l’autre. Il faut évidemment avoir à l’esprit ce concept de « lalangue » (propre à Lacan et désignant cette langue maternelle imbibée de sensations de l’enfance, coprésente à la langue en train de ce constituer pour l’infans). Les mots sont donc tissés de ces sensations infantiles pour chaque sujet qui a sa lalangue et pourtant il y a une langue commune qui peut être vernaculaire pour une société donnée.

L’autre point important développé chez Michel Arrivé dans le chapitre 2 (intitulé « Mots et choses chez Freud ») c’est l’idée que les opérations énonciatives relèvent du préconscient. Il appelle énonciation ce qui a pour sujet le « je », celui qui dit « je » pensant que c’est bien lui qui dit « je ». Il faut bien que le « je » de l’énonciation consciente ait à sa disposition des représentations de mots pour énoncer son discours.

Dans le chapitre 3 (intitulé « Les Mots dans l’inconscient ou comment faire d’un mot une chose ») Michel Arrivé souligne que les mots rencontrés dans le rêve ne viennent pas de l’inconscient mais directement du reste du jour. C’est un point important à développer puisque le rêve se constitue à partir d’un événement insignifiant de la veille que Freud relie d’ailleurs à un événement de l’enfance qu’il faut trouver. Et au fond, c’est ce mot qui n’arrive pas encore à se dire, associé potentiellement par l’événement insignifiant de la veille, que le rêve va essayer de cerner. C’est évidemment là un ancrage du langage dans la sensation archaïque qui est en jeu.

Le livre de Michel Arrivé est extrêmement stimulant pour le lecteur car il établit des passerelles entre deux disciplines. Après avoir essayé de lire les psychanalystes en se plaçant dans une position de linguiste, il interroge la linguistique du point de vue de l’inconscient, sans être forcément dans une position d’analyste.

Le chapitre 7 est intitulé « Le sexe et la mort dans le langage ». Il essaie d’analyser le tabou qui touche le nom de la mort. C’est déjà le cas dans ce que raconte Freud dans Totem et tabou à propos des liens entre les noms et la mort (ou les morts), ce qui confère une ancienneté à cette question au sein de l’histoire de la pensée psychanalytique. Michel Arrivé nous rappelle que pour Lacan les choses sont limitées au discours. C’est dans le discours que la mort, si tant est qu’il s’agisse d’elle, introduit la négation. Tandis que pour Ferdinand de Saussure c’est la négativité qui est l’élément fondateur de la langue. Ajoutons également ce que Freud raconte sur la dénégation et aussi le mi-dire de la vérité puisque le patient réagit violemment à l’interprétation de l’analyste en disant : « Non, ce n’est pas vrai. » Cette réaction est aussi en lien avec la pulsion de vie et la pulsion de mort, puisque c’est aussi une façon d’arrêter le flux narratif sur un point figé qui est celui de l’incertitude idéologique et défensive du patient.

Le livre se conclut sur cette phrase : « Si c’est bien la mort qui est à l’origine de la négation, elle est de ce fait à l’origine de la langue et nécessairement du langage. » C’est au fond ce que dans son introduction Michel Arrivé voulait nous faire deviner par nous-mêmes.

C’est un livre extrêmement intéressant, stimulant, discutable, essayant d’établir des passerelles et qui mérite par conséquent d’être largement diffusé et lu. Je le recommande donc vivement au lecteur.
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(1) ARRIVÉ (Michel), À la recherche de Ferdinand de Saussure, Paris, coll. Formes sémiotiques dirigée par Anne Hénault, Presses Universitaires de France, 2007
(2) FREUD (Sigmund), Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, 1905

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