L’Invité : mardi 10 octobre 2006

Marcianne Blevis pour son livre "La Jalousie" Délices et tourments Editions Seuil Présentation de Patrick Belamich

 

 

 

 

PARADOXE(S) DE LA JALOUSIE

S’il était possible de rendre compte de ce livre par un seul mot, ce serait le mot paradoxe. C’est un mot souvent rencontré dans ce texte, mais qui, depuis son titre, souligne surtout et d’emblée la dimension de la jouissance qui est en jeu : la Jalousie, délices et tourments. Ce livre est traversé ou plutôt s’articule à partir de plusieurs paradoxes, plusieurs oppositions. Dans sa présentation et sur un premier abord, il s’adresse à un large public. Qui n’a été concerné, au moins une fois, dans son existence, par « cette passion ordinaire » élevée au rang de pêché capital, qu’est la jalousie ? « Une de nos plus quotidiennes et communes déraisons » dit Marcianne Blévis.

La forme du récit, utilisée ici, récit très vivant, bien mené dans un style enlevé, avec un minimum de termes techniques, donne à cet ouvrage l’allure d’un recueil de nouvelles. Chaque chapitre raconte l’histoire d’un jaloux ou d’une jalouse rapportée au travers du prisme du transfert (et du contre-transfert si l’on veut faire cette distinction). Le lecteur, quel que soit son degré d’intérêt pour la psychanalyse, y trouve son chemin en suivant le fil de la narration de chaque histoire. La fiction ne serait-elle pas la seule facture acceptable, pour faire état de ce que nous appelons, dans notre jargon, le « cas clinique » ? S’ouvre, à partir de ce volume, un premier débat, comment rendre compte de sa clinique ? Mais, dans ce livre, par-delà sa forme littéraire et à partir des différentes histoires transférentielles qui le composent, s’élaborent non seulement une théorie de la jalousie ou des jalousies, mais également une théorie du Sujet.

Marcianne Blévis bâtit une théorie sur l’émergence du Sujet, effet d’un signifiant bien particulier. C’est donc là un premier paradoxe, tout en pouvant s’adresser au plus grand nombre (qui serait la doxa), ce livre offre une seconde strate, un double fond qui en fait un ouvrage d’étude psychanalytique s’adressant à un lectorat étendu. La jalousie est un moyen, un levier utilisé par l’auteur pour faire part de sa clinique et de sa théorie du Sujet, forgée depuis son expérience (cf. l’avertissement au tout début). Pourquoi avoir choisi la jalousie pour cela ? Autre paradoxe, pour aborder une question aussi complexe que celle du Sujet, l’auteur partirait de ce qui pourrait apparaître comme un symptôme. Mais, dans le fond, la jalousie est-elle un symptôme ? Sauf à envisager le symptôme au sens psychanalytique, c’est à dire dans sa dimension transférentielle, n’est-elle pas plutôt considérée, ici, comme un affect. Et, comme tout affect, elle est rapportée à l’angoisse. C’est ainsi que se dévoile, chez la jalouse et le jaloux, ce qui est appelé, par Marcianne Blévis, une faille narcissique. La jalousie peut être là pour échapper à l’angoisse. Elle est « rencontre traumatique et angoissante avec le semblable, le double », et laisse apparaître « une faille dans les repères symboliques qui ramène l’individu aux fragiles limites de lui-même ». « La jalousie se nourrit de la faille des repères symboliques … comme une radiographie, elle révèle l’absence de fondation sur laquelle achoppe la construction de l’identité ». Il y a ainsi du « hors soi » dans la jalousie, et les jaloux sont des « sans domicile fixe » de l’être. « Égarés, ils sont incapables d’affronter les incertitudes de l’être », ils témoignent d’« une séparation impossible entre l’amour et l’angoisse », d’« une souffrance qui n’a pas de lieu où se déposer ».

L’idée d’un amour « enfant de bohème qui n’a jamais connu de loi » inspire aux jaloux la terreur. La jalousie est une confusion, confusion due à une « indistinction passagère entre le jaloux et l’autre ». Dit en d’autres termes, la jalousie est un point d’effondrement du sujet dans sa rencontre avec l’absence de l’Autre ce qui est illustré par chaque exemple clinique. Les jaloux font l’expérience de l’absence de garantie qu’il y a dans l’Autre du fait qu’il est barré. Il y aurait comme un refus ou un déni de la castration de ce Grand Autre. Par conséquent, il y a à ce niveau une question éthique et politique qui soulève le statut de l’autre en tant que semblable, (et de l’espace commun où deux semblables peuvent se tenir), mais également en tant que Grand Autre, support primordial (et j’ajouterai volontiers, trésor des signifiants). On peut alors mieux comprendre pourquoi pour le jaloux ce qui est visé c’est la trahison, c’est-à-dire ce qui est vécu comme une véritable désertion de la part de cet autre, (un grand Autre incarné dans un petit).

Ainsi, le passage par la jalousie est essentiel pour le Sujet, par la façon dont il trouve son identité en se différenciant. Mais, en même temps la jalousie souligne les moments de faillite, les impasses de cette différenciation. « Paradoxe du destin humain, la jalousie place l’individu en un lieu « impossible », un non-lieu à l’intérieur duquel il tente de se constituer comme Sujet en même temps qu’il s’en trouve exclu ». Pour Marcianne Blévis, tout en constituant un temps logique de son devenir, la jalousie marque un point d’arrêt dans l’émergence du Sujet, en tant que Sujet du langage, pouvant le conduire jusqu’au repli autistique. La jalousie provoque un écart où le Sujet « oscille », « vacille »entre l’amour et la haine, entre la nostalgie d’un amour idyllique avec un autre idéalisé et l’anticipation de la fin de cet amour. Il se trouve ballotté comme sur une barque « jalouse ». Ceci ne sera pas sans conséquences sur le transfert et l’engagement du psychanalyste dans celui-ci. Chaque chapitre, en dévoilant le destin souvent tragique du jaloux, aborde une des faces de la jalousie. Chaque chapitre apporte un éclairage nouveau qui vient compléter les précédents. Bien des aspects sont explorés, y compris l’absence totale de jalousie. La question de l’envie tient une place importante ainsi que la question du masochisme etc… Si, comme je le disais tout à l’heure, à partir de l’étude de la jalousie, Marcianne Blévis expose sa théorie du Sujet, quelles sont les spécificités de cette théorie ? J’en retiendrai au moins deux : L’identité sexuée avec la question de l’étayage « homosexué » constitue un enjeu essentiel du travail de déploiement du Sujet. Ce point est une des originalités de son travail.

Comment arriver à reconnaître le sexué en soi sans être aspiré par le « gouffre sans nom » de sa rencontre ? Quel rôle essentiel joue alors le féminin ? Telles sont deux des questions posées par ce livre. La seconde originalité de ce livre est la question de « la langue d’enfance » (je ne sais pas si on ne pourrait écrire ici la langue en un seul mot), « langue d’enfance », ayant perdu sa force libertaire, devenue figée, paralysée chez les jaloux. L’art du psychanalyste est de restituer aux jaloux leur langue d’enfance insouciante, amoureuse et libre. Un autre point que je voudrais soulever est la question du fantasme ? Pour Marcianne Blévis, dans sa rencontre traumatique avec le sexuel (ou la sexualité ?), avec l’absence ou avec la finitude, le sujet a recours au fantasme. Le jaloux aurait perdu cette capacité. La jalousie serait même une façon pour le sujet de pallier à l’absence du fantasme. Comment entendre alors ce terme, comment le situer par rapport à la question du fantasme fondamental inconscient tel qu’il se pose par exemple, dans « On bat un enfant » où les questions de la jalousie et le masochisme ne sont pas absents ? Faudrait-il alors considérer la jalousie comme une expérience proche de la psychose dont la forme extrême serait, ce qu’on appelle, le « délire de jalousie » ? Phénomène imaginaire, comment situer la jalousie vis-à-vis du fantasme et du délire ? Si la jalousie pose, comme le soutient très justement Marcianne Blévis, la question de l’être, que se passe-t-il au-delà de la jalousie, titre du dernier chapitre ? Que signifierait, alors, un au-delà et donc, la traversée de la jalousie ? Deux ouvrages récents posent, me semble-t-il, cette question. Il s’agit de « Frère du précédent » de Jean-Bernard Pontalis et de « Villa Amalia » de Pascal Quignard qui, chacun à sa façon, interroge ce que serait un au-delà de la jalousie. Le premier à la suite de la mort de son frère se penche sur leur fraternité et la fraternité en général. Comment vivre après la disparition de celui qui fut son double ? Dans le second, le point de départ est la découverte par une femme de l’infidélité de son compagnon. Alors qu’elle le suit, elle le voit embrasser une autre femme. A la suite de cet événement, sa vie bascule. Le roman est l’histoire de ce bouleversement. On pourrait dire que ces deux livres sont des explorations de l’être dans un au-delà de la jalousie. Voici donc un ensemble de questions que je voudrais poser à Marcianne Blévis, mais avant de lui donner la parole, j’ajouterai une dernière précision. Un des points importants de ce livre est de nous permettre de suivre, pratiquement pas à pas, le travail de Marcianne Blévis, psychanalyste, de l’accompagner dans ses recherches, ses errements ou ses trouvailles. Ainsi, il est possible de se faire une idée de son style. Pour reprendre une expression d’Hervé Petit, Marcianne Blévis est une psychanalyste impliquée. Dans ce qu’elle nous donne à entendre de son travail, elle se montre courageuse, et engagée dans le transfert au plus près de la souffrance de son patient : « un psychanalyste, dit-elle, va à la rencontre de la souffrance de son patient avec sa propre expérience de la douleur, avec les voies qu’il a trouvées pour s’en sortir et avec les souvenirs qu’il garde de la vivacité de ces épreuves ». Ces remarques montrent par leur teneur, tout l’intérêt qu’il y a à lire ce livre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

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