Michel Bousseyroux Penser la psychanalyse avec Lacan

Editions érès, Point hors ligne, 2016

Albert Nguyên
Psychanalyste à Bordeaux, A.M.E. de l’EPFCL, Enseignant au CCPSO.

Michel Bousseyroux n’est pas James Joyce, croyez vous ? Eh bien, avec ses livres Lacan le poème, Lacan le Borroméen ou le baroque et maintenant « Lacan kiffé penser », Lacan qu’on kiffe à penser la psychanalyse après lui et quelques autres, il fait de Lacan celui avec lequel nous pouvons nous atteler à essayer de penser la psychanalyse. Penser la psychanalyse à partir de ceci que la tâche reste à faire, même s’il en donne justement les premiers développements dans ce dernier ouvrage. Reste à faire, encore et toujours, cap au pire, penser avec Lacan et, j’insiste sur le « et », avec Michel. Qui dira que ce n’est pas un plaisir, voire une joie ?

Je voudrais souligner cet affect, peu prisé dans nos milieux. On s’est rués sur l’enthousiasme et la tristesse, et pourtant la voie nous était ouverte depuis Nietzsche et Lacan du Gay-sçavoir. On s’est rués sur la satisfaction de fin, et sur quelques autres affects soulignés par Lacan. Par exemple : le règne de l’Unien retourné en ennui dans sa Télévision. Si nous nous ennuyons parfois dans nos colloques, rien pourtant a priori n’y oblige. Je le dis d’autant plus fort que la joie m’est venue, m’a enflammé, envahi, emballé à lire – je dois dire avec délectation – bon nombre de chapitres et tout spécialement le dernier tiers du livre : « Penser l’Oedipe et son au-delà avec Lacan ».

C’est de ce Tiers Livre, de ce Tiers Etat du livre que je vais vous parler, en m’efforçant de vous faire passer cette joie.

Dieu sait, enfin Dieu… que la littérature psychanalytique ne produit que rarement cet effet : joie de lire, joie des articulations fines entre la logique, les mathématiques, la philosophie et la littérature, joie des thèmes évoqués, joie d’y rencontrer Cantor, Woodin,  Blanchot, Beckett ou Maïakovski, ou encore les vieux Grecs : Zénon, Parménide, Aristote. Je ne peux tous les citer tant Michel fait montre d’une très impressionnante culture.

Si la joie n’était synonyme de lumière, j’aurais dit que ce livre est une mine. Alors comme lorsque les mineurs remontent du fond – lisez sur les mines cévenoles le très bel ouvrage de Patrick Laupin, « Les visages et les voix » sous titré Le chemin de la grande combe – les mineurs lorsqu’ils débouchent au jour, à la lumière, ils parlent, ils rient, ils retrouvent la joie qui ne se vit guère dans les ténèbres. Il est vrai si l’on se rappelle la petite histoire que Lacan note dans ses Ecrits, qu’ils rentrent chez eux et que leur femme va leur frotter le dos, il y a de quoi être joyeux !

Et pourtant, le parcours au cœur du livre se fait dans le noir, on y cherche, chacun, en tâtonnant, le nœud borroméen, celui qui a transformé l’olympique, le nœud borroméen qui pour chacun dit le résultat de son expérience analytique vérifiable dans la passe.

Un succès et s’inscrit là le point de départ pour l’expérience de la psychanalyse et non plus seulement de son analyse. Il faut dire que « penser la psychanalyse » ne peut se faire à partir de sa seule expérience, car penser l’analyse suppose à la fois l’acquisition du background nécessaire freudien et lacanien, à quoi ajouter ce qui fait le lettré que Freud appelait de ses vœux, et sans doute l’oiseleur – ce beau terme – que Lacan nomme dans ses Ecrits. Donc, le connaisseur, le lettré, l’oiseleur, et ce que Michel nous propose : impossible de penser sans justement  confronter à ces savoirs ce que la psychanalyse avec Lacan nous apporte : l’impossible, la jouissance féminine, le pastout, le rapport au réel, le borroméen et le poème. L’ensemble conditionne une éthique, car, c’est ce qui est attendu d’une analyse : une prise de position éthique, la fameuse responsabilité sexuelle, correctrice des lâchetés et autres trahisons. Encore faut-il que l’expérience ait été menée à son terme. D’où les conséquences et non des moindres sur la-vie, dans sa-vie. Passer de lavie à savie, cela s’entend, c’est passer de l’avis au savoir, et nombreux ici savent justement  que Lacan a joué sur ce déplacement : « se reconnaître entre s(av)oir ».

Chacun sait que la vie, l’existence ne tient qu’à un fil. Un fil qui peut très bien n’avoir que l’épaisseur d’un cheveu. D’un che-veu, d’un Je veux, d’un Chevuoi.
Ce que ce livre nous dit, sa thèse centrale, se lit dans cette phrase de Lacan qu’il nous apprend à ne pas galvauder :
« Se passer du père à condition de s’en servir »…de ce père qui noue.

Marcher droit sur un cheveu, sans tenir la main du père, ce dans quoi Beckett enfant lui même s’oubliait dans leurs randonnées : tenir son père par la main. Joyce lui, y tenait par la voix. Mais l’enjeu de l’analyse aujourd’hui, avec Lacan, après Joyce et après Beckett, c’est lâcher la main du père dans le noir.
On peut dire qu’il faut avoir lâché la main du père dans le noir pour avoir les mains libres, libres de chercher, de tâtonner, le nœud borroméen dans le noir, dernière indication de Lacan quant à la passe.

Marcher droit sur un cheveu, fun-ambulisme, déplacement joyeux, suppose d’avoir rompu et être sorti du cercle infernal de la névrose pour s’avancer, pour debout, marcher sur la droite infinie qui écrit le hors sens du réel.

Penser la psychanalyse en marchant droit sur un cheveu, cela ne se peut sans penser la jouissance, sans penser au-delà de l’Œdipe, ce qui n’est pas sans risque. Le voyage que nous propose la dernière partie du livre, ce n’est pas « Attachez vos ceintures » afin de vous protéger des aventures de la jouissance et de ses turbulences, ce n’est pas « Fasten your seatbelt », attachez vos ceintures, c’est, à suivre Michel : «  Détacher vos ceintures, laissez tomber votre pantalon »…et jusqu’aux pieds dirait Beckett. Vous pouvez en déduire avec quelle facilité dès lors peut s’effectuer la marche sur un cheveu !!

Ce qui se découvre à la lecture, c’est que la psychanalyse avec Lacan et après Joyce est à penser comme relevant du pastout. J’ai relevé cette phrase essentielle : « Ce qui est à obtenir, c’est un analyste pastout, désassorti, qui ne s’autorise d’aucune pensée unique »…et plus loin :
«  entrer dans le dire du pastout qui n’est pas que le dire de la jouissance féminine, mais qui est aussi le dire désassorti du sinthome » (p.273)
Pour y atteindre, il est requis d’aller au delà de la norme oedipienne qui n’est pas si éloignée qu’on voudrait le croire ou s’en persuader chez nombre d’analysants.

Sur ce point, la mise en question de ce que je lis comme la thèse centrale du « Lacan kiffé penser », à savoir la phrase sur le père Bo, fait l’ouvert, l’où-vers de cet effort de penser la psychanalyse qui incombe aux psychanalystes.
Parce qu’au fond, il faut se rendre à l’évidence : la psychanalyse, avec un livre comme celui-ci, ainsi d’ailleurs que les deux précédents qui ouvraient la voie, la psychanalyse n’est plus ce qu’elle a été, ni même ce que sans doute elle sera. En revanche, elle est cette psychanalyse qui se construit au présent, ce qui signifie qu’elle se doit de tirer au clair, et Michel s’y emploie depuis longtemps déjà, la logique et les conséquences des élaborations successives de Lacan qui, je le rappelle, les tirait de son expérience de l’analyse, conséquences aussi bien logiques que topologiques ou poétiques.

Que l’analyste soit au travail du pastout, voilà une nouveauté. Certes on pourrait objecter que cette idée ne date pas d’aujourd’hui, c’est vrai. Mais ce qui l’est moins c’est la relation, à partir de l’interrogation des jouissances et des possibilités en particulier cliniques qu’ouvre la théorie des nœuds et chaines borroméens, c’est la relation entre les conséquences cliniques observées et la pratique de l’analyse.
Car en effet si la clinique du signifiant reste valable, c’est dans la mesure où la place faite au Réel et à lalangue peut réduire ce qui du symptôme vire au sinthome, c’est à dire à la singularité.

Plus profondément, et il me semble que cette voie est implicite dans le livre, c’est dans la mesure où cet apport pastout élargit la doctrine de l’acte que les analystes d’une part sont sur la sellette mais d’autre part peuvent en faire leur miel.

Il était établi à la suite du Séminaire tronqué sur l’Acte psychanalytique de Lacan que l’acte est corrélé à trois opérations d’aliénation, transfert et vérité qui ordonnent le « ou Je ne pense pas » ou « Je ne suis pas » que Lacan a construits en opposition au Cogito cartésien. Il reste à établir aujourd’hui comment s’articule la disjonction de la cause du désir, a,  et de la castration (- phi) au regard de la position en acte de l’analyste, i.e. son rapport au réel (du sexe).

Face au réel veut dire faire face à la vie, car si l’analyse peut être envisagée dans le sens d’un élargissement – lequel doit tenir compte des avancées de la biologie et de la médecine prédictive – c’est dans la mesure où elle peut – pour ceux qui sont engagés dans l’expérience, introduire la question de la vie comme résistance active et non pas phobique aux méfaits de la pulsion de mort. C’est en quoi le livre, l’air de rien, relève d’une position courageuse.

J’avais commencé avec ça : la joie. La joie elle va avec la vie et l’analyse peut transformer cette idée saugrenue qui écrit le ternaire : naissance-vie-mort, en une autre série qui inscrit la mort dans le parlêtre, du fait même qu’il est parlant et sexué. Cette série laisse la vie à son ex-sistence, c’est à dire à son réel.

L’analyste, à partir du désir qui est « désir-de-l’analyste » soit « désir, de savoir », pourrait contribuer à ce que chacun, mortel, puisse accéder à sa vie, laquelle je crois dépend strictement de son expérience du réel. C’est la raison pour laquelle me semble-t-il, Lacan  avait d’abord inscrit la mort dans le rond du réel pour finalement y placer la vie, rejetant la mort dans le rond de l’Imaginaire.

Avant de conclure je voudrais dire quelques mots qui ne font pas partie du tiers-livre dont j’ai fait état, ce sont les deux chapitres consacrés à Beckett. Une fin beckettienne de l’analyse succède à la fin joycienne. La fin beckettienne, fin post-joycienne illustre parfaitement ce que Lacan indique à la fin de sa deuxième conférence sur Joyce avec cette idée de « dévalorisation de la jouissance », jouissance opaque d’exclure le sens. Il faut bien la dévaloriser puisque l’analyse elle, recourt au sens et qu’elle n’a chance d’y parvenir, à dévaloriser cette jouissance qu’à …se faire la dupe du père, autrement dit à suivre les avatars du père réel.

Cette fin beckettienne introduit une nouvelle solution pour l’analyse : la fin à la margarita,  à la napolitaine, à côté de la moebienne qui nous est montrée à partir de « The last tape », la dernière bande ; une fin borroméenne donc, voire post-borroméenne.
Post joycienne à l’évidence, réponse à l’élation joycienne. Si vous êtes lecteur de Beckett vous connaissez sa manière d’écrire : attaque de la langue qu’il fore, qu’il perce, qu’il troue, pour en extraire quoi : la perle, la minuscule minimissime chose, sa « precious little » surgissant d’une littérature du « No-word » et d’une écriture « sans style ». L’aboutissement impose le silence ; comme l’écrit Michel, il parvient à « faire exister l’objet du silence qui est la cause du dire » (p.140) et plus loin «  le dire désaïfie le petit a qui cause le dire de l’analyse ». Autrement dit, Beckett s’efforce au « dire ce qui empêche de dire ». C’est une lutte acharnée qu’il mène contre l’épaisseur, la matière des mots, ce qui m’avait conduit à le nommer « l’épasseur » dans un texte pour l’En-Je lacanien.

Juste un mot pour indiquer que Lacan, qui lisait Beckett en a sans doute tiré « l’une-bévue ».
Et pour finir, je voudrais dire, à Michel surtout, au delà des traditionnels remerciements pour son travail, que ce à quoi je suis sensible, et je ne suis pas le seul j’en suis certain, c’est à la qualité de son art-dire. Joyce nous y a introduits, Lacan nous y a confrontés et nous y confronte dans nos lectures, et lui nous y invite, en nous offrant le sien propre.

Après ça, je ne vois pas ce que je pourrais trouver…à redire. Si, juste vous mettre dans la main cette phrase de la page 283 du livre, à propos de Joyce :
«L’art-dire de Joyce n’est borroméen que parce qu’il élève à l’ex-sistence le Réel ET l’Inconscient symbolique » sur laquelle je fais rebondir celle qui clôt ce « Penser la psychanalyse» :

«Dans l’au-delà du nom du Père, il n’y a plus que le Dire, rien que le fait qu’on dise, qui assure la corde à nœuds de nos petites jouissances et fait que prendre sa vie en main ne soit pas une parole en l’air ».

Je ne saurais rien dire de plus joyeux, je ne saurais rien désirer de plus joyeusement « Ouvert » à cette lecture à laquelle je vous invite si cela n’est pas déjà fait – mais de toute façon rien n’empêche de la re-faire – et rien n’empêche de s’en servir comme référence de travail puisque nous voilà à la tâche de « Penser la psychanalyse avec Lacan » et… avec Michel Bousseyroux. Qu’il soit remercié de provoquer encore l’élaboration de savoir.

Albert Nguyên

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