Michel Bousseyroux La réson depuis Lacan

Stilus éditions, 2018

Albert Nguyên
Psychanalyste à Bordeaux, A.M.E. de l’EPFCL, Enseignant au CCPSO.

 

  • En 2011 : « Au risque de la topologie et de la poésie », sous-titre : Elargir la psychanalyse.
  • En 2014 : « Lacan le Borroméen », sous-titre : Creuser le nœud.
  • En 2016 : « Penser la psychanalyse », sous-titre : Marcher droit sur un cheveu.
  • 2018 : « La réson depuis Lacan », j’ajoute un sous-titre : Aller jusqu’au bout des choses.

Le chemin est d’une parfaite rectitude : élargir la psychanalyse en creusant le nœud, pas sans marcher droit sur un cheveu… pour aller au bout des choses.
Ce quatrième livre, publié aux éditions Stilus, est le 4eme qui manquait aux trois précédents pour les nouer autour du signifiant « penser », penser la psychanalyse, et « l’appenser » pour la pratiquer, pour dire et écrire comment elle se pratique, depuis, d’après Lacan.
De ce point de vue, je dois dire que c’est une réussite et au-delà, une joie de lecture que je souhaite partagée avec ceux qui ont lu le livre.
Dès l’ouverture, Michel a affublé Lacan d’une sorte de sinthome, « Le Déplaceur », déplaceur de Freud s’entend.
J’ai la chance de lire les livres de Michel, de les présenter l’un après l’autre, à Toulouse ou ailleurs. Les lire, c’est plaisir et travail, les présenter c’est en extraire, en faire surgir ce qui s’impose au lecteur et m’amène à mon tour à l’affubler d’un sinthome : « Michel Bousseyroux l’Eclaireur », un éclaireur de Lacan et pour les psychanalystes.
Et donc, je voudrais pour évoquer ce dernier livre, tâcher de faire résonner cette « réson depuis Lacan », qui m’a éclairé.
Pour faire résonner, c’est écrit à maintes reprises, il faut que « l’à-lire » (la lyre) soit tendue car en effet la résonance implique cette tension…mais aussi le vide, le silence où faire résonner les cordes de ce que Michel a fort justement nommé « le quatuor à cordes du sinthome », la corde du sinthome venant faire résonner le trio à cordes RSI.
Peut-on faire résonner ce qui éclaire ?
Je prétends que c’est la gageure que Michel parvient à tenir, à accomplir dans son livre. Comment ? Tout simplement, par sa lecture précise et documentée de Lacan il éclaire les difficultés éventuelles de lecture et c’est à partir de cet éclairage, de cet éclaircissement que la résonance peut s’entendre. Evidemment il y faut le bon entendeur. Celan le dit dans son poème « Einmal », cette fois : « Licht war. Rettung ». La lumière fut. Salut.
Il faut saluer et remercier Michel de nous éclairer, d’endosser avec la rigueur et l’efficacité qui le caractérisent, si vous me permettez le mot, cette « chasuble EDF ».
Le trajet du livre est simple, voire chirurgical comme le dernier chapitre sur l’interprétation le montre, il va de Freud à Lacan et propose de tirer les conséquences de ce qui s’avère proprement lacanien, non sans avoir au préalable effectué une relecture de Freud qui en éclaire les points d’impasse et de butée.
Or ce sont précisément ces points d’impasse freudiens que Lacan éclaire, le livre le déplie en détails : l’avancée formidable pour l’analyse que représente la théorie borroméenne, la période des nœuds, c’est cela l’exacte portée « du retour à Freud » : opérer ce retour à Freud à partir de ses 3 à lui, R, S, I, dès 1953.
Michel montre avec talent il faut le dire, que ce que Lacan avait caché au départ, il lui aura fallu 25 ans d’enseignement pour y parvenir, pour parvenir à le dire : ce trois qui abordait la réalité humaine en y introduisant le Réel ne s’éclaire que d’un quatrième, le sinthome. C’est l’expérience analytique qui a conduit Lacan à ajouter ce quatrième et ma lecture du livre me pousse à penser que si 4 il y a, c’est conséquence de ce que du 2 il n’y a pas. Cette inaccessibilité du 2 est le nom d’un impossible, impossible d’écrire le rapport sexuel.
« Il n’y a pas de rapport sexuel », c’est la formule fondamentale, dont le sujet ne finit pas de tirer les conséquences, n’importe que sujet, au premier rang desquels Michel qui, à partir de ce point de non-savoir, d’échec du savoir sur le sexe examine, re-parcourt le chemin tracé par Lacan sur la question du père et du symptôme.
Je donne pour celles et ceux qui ne sont pas au fait précisément des avancées de Lacan les bornes sur ces deux problèmes :
Sur le père : l’apport de Lacan c’est le père réel qui supplante le Nom du père, la fonction de nouage venant au premier plan : père -qui-noue.
Sur le symptôme : c’est le passage au sinthome qui traite la fonction de jouissance du dit symptôme pour un sujet.
Un des points intéressant du texte intitulé « Lacan le déplaceur » consiste à montrer comment là où Freud s’appuie sur l’Œdipe et le symbolique, Lacan pose un au-delà de l’Œdipe avec ses effets sur l’inconscient :

  • A la sphynge selon Pasolini correspond l’inconscient vérité.
  • A la sphynge selon Lacan correspond l’inconscient jouissance.
  • A la sphynge selon Joyce correspond l’inconscient l’élangues.

Le 3 qui gouverne alors le livre est le « creuser » ; il creuse cette question de l’inconscient, cruciale pour qui pratique l’analyse, source d’un long questionnement sur le sexe et la différence : passant par l’examen de la sexuation, l’Etourdit et l’Hétéros, c’est le sinthome que Michel situe comme point d’arrivée. Il aborde alors le horsexe, le transexualisme et conclut le parcours sur le rapport au sexe pour l’analyste : l’analyste e(s)t le sexe, il incarne le rapport qu’il n’y a pas.
Logiquement vient alors un questionnement sur la et les jouissances à partir d’une question redoutable : peut-on être quitte de la jouissance ? La réponse vient au terme d’un long débat qui interroge Dieu dans un premier temps : « Dieu après Auschwitz », puis « Quitte de Dieu », là il faut Celan qui tranche : personne (p. minuscule) plutôt que Personne (P majuscule). Dans un second temps c’est pousser cette interrogation sur Dieu jusqu’à interroger J (A-barré), la jouissance qui n’existe pas.
Le texte se poursuit avec une considération clinique qui tourne autour de la question hystérique et du rapport de l’hystérique au sexe, de sa pente au hors-sexe. Très intéressante partie du livre qui convoque deux hystériques que l’on n’attend pas : Freud et Lacan, le premier évoquant dans des lettres à Fliess sa « petite hystérie », le second se désignant lui-même comme « parfait hystérique ». Il y a des hystériques parfaits : Michel évoque Dostoïevski, le Moritz de l’Eveil du printemps et Lacan, mais aussi des imparfaits et c’est le cas de Georges Bataille. Autant dire que l’hystérie ne concerne pas les seules femmes.
Après l’étude des jouissances, Lacan dans son abord du réel est alors entré dans la période borroméenne, une façon de construire la réponse par le sinthome au réel et au non-rapport sexuel.
Michel le dit : le borroméen change la clinique, assouplit la structure car il s’agit alors de faire valoir une singularité à référer au sinthome. A partir du sinthome, il nous présente une série de suppléances, ordonnée selon ce qu’il appelle théorie généralisée des suppléances…au NRS (136) : c’est donc suppléance au NRS et non plus suppléance au Ndp. Ceci autorise à poser la question de savoir si le traitement de la névrose relève de cette suppléance par le sinthome, la suppléance n’étant dès lors pas réservée à la seule psychose.
Pour rappel, Michel décline les suppléances au NRS comme suit : la jouissance sexuelle, phallique ; la jouissance du sens ; la jouissance Autre ; l’âmour (horsexe) ; le fantasme ; le sinthome il ou elle ; le nœud borroméen généralisé qui met en continuité le symptôme et le réel et signe ce qu’est le père borroméen qui permet de se passer du père freudien de l’interdit (145).
Je pose la question de savoir si on ne pourrait pas ajouter une huitième suppléance, la psychanalyse elle-même, en tant qu’instituant un nouveau lien social, pas tant pendant la cure qu’après. Ne constitue-t-elle pas, de facto, une suppléance au NRS ?
Il se déduit de cette théorie généralisée des suppléances que le primat du sinthome chez Lacan a remplacé le primat du phallus freudien : c’est l’ère du père borroméen.
Ce que ce livre fait saisir, ce qui en constitue le cœur : ce déplacement au sujet du père et cet abord borroméen sont la condition pour aborder « la réson depuis Lacan ». Il a fallu parcourir le chemin qui va du déplaceur au non-rapport et aux suppléances pour préparer à cette entrée dans le champ de la réson. A ce titre ce n’est pas un livre mais un manuel, l’enseignement d’une méthode de lecture.
Cette réson est le nom de l’opération qui permet de penser le réel de la psychanalyse, autrement dit le recours à la fonction du nœud. Se demander ce qu’est un nœud, c’est se demander ce qu’est un trou, ce trou qui enserre l’objet : l’objet se fait avec un entrelacs.
Que de formules heureuses pour approcher et écrire cet entrelacs :

  • « Psychanalyser c’est creuser le taire ».
  • « Un termite silencieux qui creuse le ver dans le fruit joui du fantasme pour en extraire a.
  • « Creuser le ver qui nous pourrit la vie ».

Et il y en a des « t’a » qui font entendre une musique, une partition, une sépartition qui va à la soustraction (l’analyse comporte cette dimension de soustraire) et mieux encore, à la perte pure. La résonance vibre à partir de cette perte que cerne lalangue.
La dernière partie du livre est aimantée par la question qui porte sur l’usage du nœud dans l’interprétation. Il faut dire que cette question, actuelle, taraude nombre d’analystes : le nœud borroméen, dans la pratique, à quoi sert-il ? (198)
Michel y répond, pas à pas, en détails, je vous laisse le soin de lire le développement qu’il en fait, lumineux, enseignant qu’il conclut ainsi par l’effet d’écriture du nœud : « On n’entend plus pareil : l’analyste tend l’oreille à ce qui est trois, le réel » et « il faut tendre l’oreille au réel mais aussi du réel ». Toute la fin du livre est consacrée à l’interprétation, soit du côté du son et du jouis-sens, soit du côté chirurgical comme je l’ai dit en commençant : coupage, épissage, raboutage, mise en résonance de l’inconscient et du sinthome.
A côté des conséquences cliniques, le livre fait saisir des conséquences pratiques, j’insiste, avec la musicalité que produisent les vibrations de la réson.
Cette réson fait au final ouverture, ouverture à une « conception pongienne du réel » selon la formule de Michel. Parce qu’en effet le livre se clôt sur une ouverture, celle qui partant de l’entrelacs passe par l’interprétation chirurgicale pour donner à l’analyste quelque liberté qu’il nomme « latitudinaire » et où il déploie cette merveilleuse fin sur Ponge et sur… Borel-Bataille, lequel Bataille circule d’ailleurs dans le livre, partie sexe avec Edwarda, partie jouissance avec le sacrifice extatique du Chinois, partie psychanalyse avec l’analyse courte mais décisive de Bataille avec Borel, lequel Borel avec les standards de l’époque prenait une certaine… latitude.
Pour conclure, car je sais la relation à la fois extime et intime que Michel entretient avec le texte de Bataille, je lui dis un grand merci pour nous avoir éclairé le chemin de l’analyse et les obscurités que la théorie lacanienne des nœuds recèle, pour nous amener à nous poser la question de ce qui fait d’une analyse sa spécificité lacanienne. Merci d’ouvrir à chacun son « Bleu du ciel » selon le discours de la réson qui consiste à « faire résonner juste chaque parole ». Merci d’avoir fait entendre la « réson » de ton livre, d’avoir fait résonner loin la formule d’Ossip Mandelstam : l’ami dans la génération.

Albert Nguyên

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.