Marianne Brody-Baudin Moustapha Safouan un Homme de Parole

Institut du Monde Arabe, Centre culturel du livre, Casablanca, 2019

Robert Samacher
Psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne, ex-maître de conférences à l’Université Paris-Diderot (Paris 7).
Dernières publications
 : Participation à l’ouvrage Ella Sharpe lue par Lacan sous la direction de M.L. Lauth, Paris, Editions Hermann, 2007 – « Le corps des déportés et le Yiddish » dans Yiddishkeyt et psychanalyse, sous la direction de Max Kohn, Paris, MJW Fédition, 2007 – « Humour juif et mélancolie », dans « Culture yiddish et inconscient », sous la direction de Max Kohn, revue Langage et inconscient, revue internationale, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2007 – « Les progrès de la science jusqu’où? » sous la direction de Robert Samacher, Emile Jalley, Olivier Douville, revue Psychologie Clinique n° 23, Paris, L’Harmattan, printemps 2007.

Marianne Brody-Baudin psychanalyste de l’Association Psychanalytique de France (APF), nous fait partager son plaisir de découvrir la biographie et l’œuvre de Moustapha Safouan, homme charismatique et « solaire ». Elle commente trois de ses livres pour en saisir l’esprit, sans jamais le trahir, dans le respect de ce qu’il fait entendre de la lettre et du signifiant. L’auteure est particulièrement sensible à la liberté de ton de M. Safouan, à ses réponses spontanées, directes, claires, permettant de saisir la complexité de la pensée lacanienne. M. Brody-Baudin parvient à nous faire découvrir un psychanalyste qui, après Lacan, a marqué le XXème siècle et continue à perpétuer une pensée d’une portée psychanalytique, littéraire et philosophique. Il bouscule ce XXIème siècle qui déborde dans ses excès productivistes et n’est plus en mesure de saisir ce que signifie le tranchant de la castration. C’est ce à quoi M. Safouan continue à s’employer, malgré son grand âge, et il sait se faire entendre, c’est bien ce que l’auteure démontre à travers son livre.

Dans un premier temps, M. Brody-Baudin présente les différentes facettes de la personnalité de Moustapha Safouan ainsi que la résonnance de certaines de ses œuvres dans l’espace culturel contemporain, faisant la jonction entre le 20ème et le 21ème siècle, entre le monde arabe et l’occident. Nous sommes ainsi initiés au cadre dans lequel son œuvre s’enracine ainsi qu’aux rencontres qui ont suscité son intérêt profond pour le langage, l’orientant vers la philosophie et la linguistique, en même temps qu’il s’engagera dans la psychanalyse.

Né en Mai 1921 à Alexandrie, M. Safouan est un enfant qui « quitte la maison et jouit du spectacle des rues ». Il baigne dans un bain de paroles, imprégné de musique et de la coloration des mots arabes qui ne seront pas étrangers à sa vocation ultérieure de psychanalyste et de traducteur. Son adolescence est aussi marquée par sa passion pour la littérature arabe ayant à cette époque, une portée politique dans la lutte contre l’occupant qui cherchait à imposer la langue anglaise. Dans son milieu familial régnait un esprit contestataire : « les jeux de mots étaient le sel de la société égyptienne des années 20-35. »[…] La rencontre avec le professeur Moustapha Ziwar est décisive car elle l’incite à préparer une thèse de doctorat à l’étranger, M. Safouan s’inscrit à la Sorbonne en mars–avril 1946, dans cette même période, il rencontre Marc Schlumberger et s’engage dans une psychanalyse, tranche personnelle de trois ans qui l’emmène ensuite dans l’aire/ère Lacan, par son premier contrôle avec Jacques Lacan en 1949 qui dure jusqu’en 1953.

Dès 1951, M. Safouan suit les Séminaires de Lacan, en rend compte et commente leur contenu dans plusieurs ouvrages. Néanmoins, il quitte la France en 1954 pour l’Egypte, répondant à la demande de M. Ziwar qui le charge d’un enseignement de psychologie à l’université. Cet enseignement ne correspond pas à son attente, il fait la demande d’un nouveau visa pour la France, il retrouve son activité de psychanalyste et Lacan qui lui propose alors un contrôle théorique.

En même temps qu’il fait retour à la psychanalytique, M. Safouan traduit en arabe L’interprétation des rêves de Freud à partir de l’allemand, il s’attelle également à la traduction en arabe égyptien du Discours de la servitude volontaire d’Estienne de la Boétie, à celle d’Othello de Shakespeare « pour donner la preuve qu’on peut faire une littérature dans cette langue-là ! »(1)

Le choix de cette œuvre de Shakespeare n’est pas le fruit du hasard : elle renvoie au questionnement freudien « Que veut la femme ? » (« Was will das Weib ? ») et pose la question du désir chez la femme. Qu’en est-il de la sexuation et du féminin en psychanalyse ?  Questions que Lacan met sur le métier dans ses Séminaires. S’en inspirant, M. Safouan, prolonge ces mêmes questions dans ses propres ouvrages. Il se montre un fin commentateur de Freud et de Lacan ; c’est dans le détail qui a échappé qu’il cherche la réponse et fait ainsi avancer la pensée psychanalytique.

A partir de là, le livre de M. Brody-Baudin explore la portée clinique et théorique de l’œuvre de M. Safouan qu’elle commente de façon détaillée: Le transfert et le Désir de l’analyste, publié en 1988, La parole et la Mort, texte de 1993, publié dans une seconde version en 2010, La Psychanalyse : science, thérapie- et cause  1ère édition en 2013(2).

M. Brody-Baudin résume d’abord Le transfert et le Désir de l’analyste reprenant les points essentiels du livre : Comment se dire analyste ? Comment transmettre la psychanalyse ? Dans ce livre, M. Safouan  démontre qu’il ne peut y avoir de solution au problème que pose le transfert si la théorisation du fantasme et de son objet, apportée par Lacan, ne sont pas articulés. Dans le chapitre suivant traite de la question du contre-transfert qui mène à celle du désir de l’analyste et de la fin de l’analyse, éviter ce questionnement, c’est « considérer comme allant de soi que l’analyste a été analysé, quitte à remettre ses trébuchements sur le compte du contre-transfert ». Le Chapitre III aborde différentes théories du contre-transfert et revient sur l’institutionnalisation de la psychanalyse.

Le deuxième ouvrage examiné a pour titre La parole ou la mort. Essai sur la division du sujet(3), il s’agit de la réédition d’un ouvrage publié en 1993, la première version étant sous-titrée Comment la société humaine est-elle possible ? Cette version interrogeait les quatre interdits qui fondent l’ordre symbolique permettant la vie sociale : l’inceste mère-fils, le mensonge, le meurtre, l’appropriation du don sans contre-don. Il revient dans l’édition suivante sur la structure de la parole qui s’enracine dans le langage qui n’était pas vraiment traitée dans la première édition. Question d’autant plus essentielle que c’est dans la structure de la parole, entre le procès de l’énonciation et celui de l’énoncé, que s’inscrit le sujet divisé. Il souligne ce qu’elle apporte de fondamental en se référant à sa propre expérience : Lors d’un contrôle avec Lacan, M. Safouan pose la question : « Où est le père dans tout ça ? », la réponse obtenue : «  Mais c’est lui qui tient la balance entre vous deux. Car entre deux sujets, il n’y a que la parole ou la mort ». Cette réponse à la question posée, a « résonné comme l’enjeu de la vie même. » M. Brody-Baudin nous indique que les maîtres-mots sont : Vérité, mensonge, doute, croyance, ambivalence, rivalité, désir et loi, « mots qui donnent une force indéniable menant au plus profond de la vie psychique. »

Le dernier de ces trois ouvrages : La Psychanalyse : science, thérapie-et cause(4) se centre sur la psychanalyse, son histoire, ses vicissitudes et ses richesses théoriques et pratiques. Ce livre est divisé en trois parties autonomes qui traitent 1) du mouvement freudien, 2) de la théorie psychanalytique de l’Eros, 3) de la saga lacanienne.

On suit M. Brody-Baudin qui nous présente comment M. Safouan a retracé l’histoire du « mouvement freudien ». Il a resitué l’histoire du freudisme et de la psychanalyse à partir de la fin du 19ème siècle à Vienne, revient sur ses vicissitudes durant le XXème à la suite de la création d’une organisation internationale (Internationale Psychoanalytische VereinigungIPV-) à partir de 1910. Il met en relief les moments forts et les figures historiques qui ont illustré l’organisation du mouvement psychanalytique. M. Safouan revient aussi sur la fiction qui ferait croire qu’une société analytique pourrait garantir la formation d’un bon analyste, « car aucune formation, aussi poussée soit-elle, ne mettra jamais l’analyste à l’abri de la « résistance ».

Dans les chapitres suivants, Safouan reprend les critiques d’Otto Rank et de S. Ferenczi apportées à l’édification de la psychanalyse sur les bases imposées par Freud. Il se montre sensible aux déboires de ces deux psychanalystes et sur ce que Freud n’a pas voulu ou pu entendre du transfert de ces deux hommes sur sa personne, sur leur théorisation et ce qui n’a pas paru acceptable pour les psychanalystes attachés à l’orthodoxie freudienne tels que E. Jones et K. Abraham. Du point de vue de M. Safouan, les questions que Rank et Ferenczi apportaient n’ont pas été reprises et élaborées par Freud et les membres du Comité secret. Cette censure a enfoui des questions en suspens non élucidées, elle a eu des effets sur la formation et l’habilitation des psychanalystes. Ce conflit, non assumé ne permettra aucune avancée pour la psychanalyse et l’organisation IPA se contentera de reconduire les formules déjà existantes, M. Safouan conclut ce chapitre en affirmant : « Pour la première fois dans l’histoire des sciences, une discipline qui se voulait scientifique s’est organisée institutionnellement comme une église ».

La deuxième partie de ce même livre traite de la Théorie psychanalytique de l’Eros en cinq leçons : la confrontation à la différence sexuelle, sur l’Œdipe, sur le Nom-du-Père, le phallus, le féminin pour en arriver à la question de la jouissance supplémentaire, celle de la femme qui n’est pas toute prise dans la fonction phallique. Il s’agit d’un « ineffable » que M. Safouan essaie de saisir et qu’aucun mot ne peut traduire, il s’agit d’un Réel  qui échappe, rencontré par le psychanalyste d’où découle dans son propos la question de la « passe », ce qui peut se dire du désir de l’analyste et qui mène à la question de la fin de l’analyse.

La troisième partie « La saga lacanienne » fait suite à la première partie historique, elle reprend l’histoire de la psychanalyse avec, après la seconde guerre mondiale, les questions de continuité et de rupture, l’avènement d’une nouvelle lecture de l’enseignement de Freud par Lacan.

M. Brody-Baudin nous fait savoir comment M. Safouan revient sur l’institutionnalisation de la psychanalyse sur le plan international à partir de Freud. Cet homme a été le témoin des divergences et des disputes au sein de la Société Psychanalytique de Paris (S.P.P.)  et des  conflits qui ont amené à la création de la Société Française de Psychanalyse (S.F.P.) qui connaîtra à son tour une scission en 1964 suscitant la création de deux nouveaux groupes l’Association Psychanalytique de France dominée par les universitaires et reconnue par l’IPA et L’Ecole Française de Psychanalyse fondée en réaction par Lacan, qui deviendra l’Ecole Freudienne de Paris. L’histoire de cette Ecole est reprise dans le chapitre III, et notamment la « Proposition du 9 Octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole(5), posant différentes questions concernant la formation du psychanalyste dont « la passe » qui devient le lieu de cristallisation des conflits. Ce point particulier est développé dans les chapitres IV « Un amour d’institution » et V « La passe» Le transfert et la passe sont alors placés dans le cadre historique de leur émergence en même temps qu’est précisée la confrontation Pierre Legendre/ Jacques Lacan lors du congrès de Deauville en 1978, Lacan y concluait alors que la passe était un échec mais qu’elle méritait d’être continuée même si, contrairement à ce qu’il croyait, la psychanalyse est « intransmissible ».

M. Safouan reconnaît sa dette à l’égard de J. Lacan, il lui doit sa formation au même titre que ses analysants. S’il souligne la pertinence de la passe en tant que procédure qui permet de saisir le moment particulier où dans la cure, vient se dire le « désir de l’analyste », sa conception a évolué, M. Safouan considère de nos jours, que l’expérience montre qu’il faut renoncer au rêve d’une procédure institutionnelle.

Après avoir suivi la pensée clinique et théorique de Moustapha Safouan marquée par les influences freudiennes et lacaniennes, Marianne Brody-Baudin détaille certaines résonnances de sa pensée dans les milieux analytiques ainsi que les effets médiatiques. Elle ne cherche ni à discuter les sources, ni les avis de leur auteur. Son projet a été plutôt « de suivre cet homme, un analyste, aux prises, comme nous pouvons l’être aussi, avec des interrogations et des recherches jamais fermées ni encore éteintes ». Les recherches de M. Safouan dans le domaine de la cure et en particulier la « passe » continuent à faire réagir les psychanalystes contemporains.

Poursuivant la recherche sur les résonnances à l’œuvre de M. Safouan, le chapitre suivant fait référence à plusieurs auteurs. L’ouvrage de Robert Samacher La psychanalyse otage de ses organisations ?(6) accorde une place particulièrement importante aux travaux de M. Safouan. L’auteur  reprend les mêmes faits historiques avec des points de vue bien souvent convergents mais aussi divergents concernant la passe en tant que procédure institutionnelle. R. Samacher, suivant le point de vue de Solange Faladé, proche de J. Lacan et fondatrice de l’Ecole Freudienne en 1983, ne conçoit pas la passe hors institution, en effet dès lors que des analystes se réunissent pour organiser une passe, ils font institution, point de vue qu’énonçait M. Safouan en 1983. En effet, il est essentiel que la clinique et la théorie psychanalytique ne soient pas accaparées par une institution qui ne reconnaît ni la place du manque, ni celle de la division du sujet, ni celle de la reconnaissance de l’objet perdu. Ces points cliniques et théoriques essentiels permettent d’établir des ponts entre la pensée de M. Safouan et celle de S. Faladé, dans le même sillon freudien et lacanien.

M. Brody-Baudin se réfère aussi à l’article de Mourad Merdaci « Sexualité du voile »(7) écrit en 2005, article qui reprend les travaux de M. Safouan concernant La sexualité féminine dans la doctrine freudienne, cette question est traitée à partir du port du voile que certains pays ou coutumes islamiques ont imposé (ou imposent encore) aux femmes. Le même ouvrage de M. Safouan(8) a inspiré Gérard Pommier dans son livre Que veut dire « faire » l’amour ?(9) On y retrouve une citation de M. Safouan : « A aucun moment, Freud n’a parlé d’une croyance en un seul organe qui serait l’organe masculin, il a parlé d’une croyance au Phallus qui, précise-t-il n’est pas le pénis » mais un signifiant qui vaut pour les deux sexes.

M. Brody-Baudin revient une rencontre dialoguée entre Sylvain Frérot(10) et M. Safouan à propos de son livre Le langage ordinaire et la différence sexuelle(11). Le débat qui s’en suit, offre l’occasion à M. Safouan de présenter sa conception personnelle concernant la jouissance féminine en particulier à partir du Séminaire « Encore » (Le Séminaire XX)(12) de Lacan. M. Safouan trouve une liberté d’expression qui donne une idée non seulement de la plasticité et du caractère chaleureux de son contact avec des collègues, mais aussi de son aisance face aux limites qu’impose le supposé « savoir ». Sont encore cités le dialogue avec Gérard D. Khoury le 12 juin 2008 à Aix-en-Provence à propos du livre Pourquoi le monde arabe n’est pas libre ? Politique de l’écriture et terrorisme religieux(13), l’article d’Henriette Michaux dans la revue Che vuoi ? Patrick de Neuter dans les Cahiers de Psychologie, de même que l’entretien avec Ch. Hoffmann et A. Vanier, publié dans Figures de la psychanalyse.

Pour clore sa synthèse exhaustive de la vie et des travaux de M. Safouan, M. Brody-Baudin propose une liste des résonances médiatiques dont sa participation à des émissions de France-Culture, au Journal en ligne du Club-Médiapart, et communique aussi les références des interventions de M. Safouan en particulier à Beyrouth.

Par la précision de sa description de l’homme, de son histoire et de son œuvre, M. Brody–Baudin suscite le désir de faire la connaissance de Moustapha Safouan. La lecture qu’elle nous propose, donne au lecteur le sentiment que l’accès à la richesse de la pensée d’un des élèves et continuateur de l’expérience freudienne et lacanienne est désormais à sa portée.

Robert Samacher

(1) Grand Entretien avec Moustapha Safouan, Michel Plon et Tiphaine Samoyault, En attendant Nadeau, Journal en ligne du Club-Médiapart, 9 mars 2017.
(2) Safouan M., 2013, La Psychanalyse, science, thérapie-et cause, Vincennes,  1ère éd. Thierry, Marchaisse, 2éme éd. 2017, Paris, Gallimard, Folio Essais.
(3) Safouan M., 2010, La parole ou la mort, Essai sur la division du sujet, Paris, Seuil.
(4) Safouan M., note 2.
(5) Lacan J., 1968, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole » dans Silicet I, Paris, Seuil.
(6) Samacher R., 2018, La psychanalyse otage de ses organisations ? Du contre-transfert au désir d’analyste, coll. Ecole Freudienne, Paris, MJWF édition.
(7) Merdaci M., 2005, Sexualité du voile. Pouvoirs et clinique sociale du corps Sud/Nord 2005/1 (n° 20), p. 73-80.
(8) Safouan M., 1976, La sexualité féminine dans la doctrine freudienne , Paris, Seuil.
(9) Pommier G. 2013, Que veut dire « faire » l’amour ?, Flammarion, Champs Essais.
(10) Frérot S., 2010, « Rencontre avec M. Safouan, à propos de son livre Le langage ordinaire et la différence sexuelle, Analyse Freudienne Presse, Vol 17 n° 1 2010, pp. 139-156.
(11) Safouan M., 2009, Le langage ordinaire et la différence sexuelle, Paris, Odile Jacob.
(12) Lacan J., 1972-73, « Encore » Le Séminaire XX, Paris, Seuil, 1975.
(13) Safouan M., Pourquoi le monde arabe n’est pas libre ? Politique de l’écriture et terrorisme religieux, La pensée du midi, Actes sud 2008 :4 (n°26).

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