Michel Juffé Sigmund Freud, Benedictus de Spinoza. Correspondance 1676-1938

Gallimard, Paris, 2016

Patrick Hochart, philosophe.
A longtemps enseigné la philosophie à l’Université Paris VII – Denis Diderot; a écrit de nombreux articles en particulier sur Rousseau et Freud; participe au « Cours de philosophie populaire et méthodique » à la BNF.

                                                                         à Francis Cohen
                                                                            in memoriam

                            SPINOZA ANALYSTE

Un nouveau volume de la Correspondance de Freud prend place sous la jaquette blanche qui a déjà accueilli plusieurs recueils de ses lettres, en particulier avec Pfister, Arnold Zweig, Groddeck, Abraham, Jung, Lou Andréas-Salomé, ainsi que ses Lettres de jeunesse. Michel Juffé se fait l’éditeur d’une étrange correspondance, inopinément échangée, à près de trois siècles de distance (« 1676-1938 »), entre Sigmund Freud et Benedictus de Spinoza(1). « Ce n’est pas sans hésiter » (p.11) que Freud envoie sa première missive, sous la recommandation de Goethe(2) et à l’instigation présumée de Romain Rolland (p.12) qui l’aurait invité à lire le Tractatus theologico-politique pour nourrir ses réflexions sur Moïse ; et, de fait, il a bien besoin de consulter un expert en matière biblique et un virtuose de la démonstration more geometrico au moment de rédiger la dernière partie de L’homme Moïse et la religion monothéiste qui lui donne l’impression d’être « une effigie de bronze dressée sur des pieds d’argile » ou « une danseuse se balançant sur la pointe d’un seul pied »(3). Quant à Spinoza, recevant cette « lettre, tout à fait inattendue, venant d’un éminent et fort célèbre connaisseur de l’âme humaine » (p.16), il se montre « très curieux » d’être initié à la psychanalyse (p.20 ; cf. p.26) et tout spécialement à la théorie des pulsions, pour mesurer si sa « mythologie »(4) consonne ou non avec ce qu’il a lui-même engagé, exempt de toute mythologie, dans la troisième partie de l’Ethique, en posant que «  le désir (cupiditas) est l’essence même de l’homme » (Ethique, III, 9, sc. et « Définitions des affects » I ; cf. p.114 et 133) et en traitant des « actions et appétits humains comme s’il était question de lignes, de plans ou de corps » (id., Préf. ; cf. p.203).

Avant même de rentrer dans le vif de cet échange qui se prolonge une année durant, au terme ou presque de la vie respective des correspondants, la langue de leur entretien ne laisse pas de poser une énigme : sans qu’il soit fait état d’une traduction, l’éditeur porte scrupuleusement, à deux reprises, entre crochets, à propos d’expressions qui viennent sous la plume de Freud, la mention : « en français dans le texte » (p.93 et 213) ; autrement dit, la langue originale de la correspondance n’est pas le français, même s’il arrive à Freud d’en user et si Spinoza est censé n’être pas sans le lire (cf. p.141, n.2) ; serait-ce alors l’espagnol, langue que Freud propose d’emblée à Spinoza d’utiliser (p.15 ; cf. p.287) ? ou l’allemand, même si « ce n’est tout de même pas (la) langue maternelle » de Spinoza et s’il n’est pas sûr d’en saisir « toutes les subtilités » (p.16) ? ou chacun parle-t-il sa langue maternelle que l’autre comprend « assez aisément » (p.15), un peu comme dans la correspondance entre Freud et Jones ? Rien ne permet de trancher la question qui n’est pas tout à fait sans portée, même quand « ce qui est accessible à l’entendement peut toujours être exprimé clairement, quelle qu’en soit la langue » (p.152). Il est néanmoins loisible de pencher vers la dernière solution, pour autant qu’elle assure une sorte d’égalité au sein d’un échange « sans flatterie ni condescendance » (p.289), qui, à la « joie mutuelle » (p.261 et 289) des correspondants dont il adoucit les derniers mois, se fait, de lettre en lettre, plus chaleureux, comme en témoignent les suscriptions, d’abord strictement protocolaires – « Honoré Maître » (p.11) ; « Monsieur le Professeur » (p.16) – pour s’achever dans l’adresse à « mon très cher Sigmund » (p.279) en réponse à un « très cher Benedictus » (p.165, 209), sans parler d’un «  Mon très, très cher ami » (p.250).

Moyennant quoi l’échange se noue en prenant acte de ce qui les rapproche, qui est peut-être « le plus important  et qui (les) distingue, ensemble, de tous les religieux » (p.18), à savoir qu’ils sont l’un et l’autre des « hérétiques »(5), des juifs infidèles(6) – et encore pour Spinoza « un cartésien “infidèle” » (p.193) -, soit, selon le mot de Heine, des « compagnons d’incroyance (Unglaubensgenossen) » qui laissent « le ciel aux anges et aux pinsons »(7). Sans doute Spinoza n’endosse-t-il pas sans ambages la livrée de l’incroyant (p.104-105) et aussi bien l’un et l’autre cherchent-ils à extraire des textes sacrés « le noyau de vérité qui subsiste après avoir fait la part de l’imagination des auteurs, de leur conformité aux mœurs et à la langue de leur époque, aux ajouts et erreurs de transcription, et ainsi de suite » (p.104). Mais c’est justement à cet égard que se fait jour ce qui les oppose (p.59) – ou ce qui les différencie sans les opposer (p.80) – et qu’ils n’entendent aucunement dissimuler : l’un, Freud, est en quête d’un noyau de vérité historique (p.15, n.2)(8), tandis que l’autre, Spinoza, ne laisse « aucune place pour des vérités “historiques” » (p.257) et s’emploie, à l’occasion, sur un mode « en bonne partie polémique » (p.20), à dégager de la gangue historique, irréductiblement mutilée et confuse(9), le « métal précieux » (p.18) d’une vérité éternelle, celle même qu’il expose dans les cinq parties de son Ethique (p.19) ; encore faut-il préciser que si les démonstrations sont les yeux de l’esprit (p.112 n.1 ; cf. Ethique, V, 23, scolie ou T T-P, XIII, 6 ) et si la Bible n’est rien moins que démonstrative, elle ne saurait faire valoir ce métal précieux que « comme à travers un brouillard » (p.14 ; cf. Ethique, II, 7, sc. : quasi per nebulam).

Autant donc l’homme de l’ana-lyse(10), plus enclin « à l’interrogation qu’à l’affirmation » (p.113), détaille les données en remontant vers un point d’origine aussi décisif que problématique pour tramer « le roman psychanalytique » autour du complexe paternel (p.126), autant l’homme de la synthèse souligne l’incertitude de toute enquête historique (p.17)(11), tenue qu’elle est « à une connaissance par signes, par ouï-dire  et par expérience vague » (p.62), et combien « les connaissances fondées sur des histoires ne sont pas de même ordre que celles fondées sur la perception de l’essence des choses » (ibid.), jusqu’à récuser purement et simplement le problème qui n’a cessé de tourmenter Freud (cf. p.181), « à savoir le lien entre processus corporel et représentation mentale », problème « en effet insoluble, parce qu’il n’existe pas » (p.195), qu’une idée n’est pas une représentation, telle « une peinture muette sur un tableau », qui se trouverait diversement affectée ou investie de telle ou telle charge pulsionnelle(12), mais qu’ « en tant qu’idée, elle enveloppe affirmation ou négation » (Ethique, II, 49, sc., je souligne ; cf. p.206) ; autrement dit, que « les “pulsions” et leurs “représentants” sont une seule et même chose » (p.195) et que la fameuse question de la Vorstellungsrepräsentanz n’a pas lieu de se poser.

Autant Freud se montre sceptique envers le troisième genre de connaissance et ne ressent pas (p.85)(13) la possibilité de saisir l’essence des choses sub specie aeternitatis, pour incliner à l’« “horrible” soupçon » qu’il n’y aurait là qu’un aperçu projectif de l’« atemporalité de l’inconscient », à l’instar de l’Eternel judaïque (p.86 ; cf. p.176), autant Spinoza taxe la pulsion de mort d’ « être de raison, dépourvu d’existence », telle « une divinité qui agit de manière surnaturelle » (p.35) et ne pouvant « accepter l’idée d’un “inconscient” qui aurait sa propre logique et qui négligerait le monde “extérieur” » (p.191), il se demande si le Ça freudien, encore trop voisin de celui de Groddeck (p.237 ; cf. p.256), ne serait pas « une nouvelle forme de superstition » (p.201), plus proche de la « théologie » que de la philosophie (p.158).

Tout au long de cette confrontation aussi âpre que bienveillante, qui se montre exempte de toute complaisance personnelle (p.57 et 136) et se veut « entièrement vouée à la vérité » (p.12, 35), Spinoza récuse la conciliation freudienne de l’exogène et de l’endogène (p.41-42) sous le signe de l’héritage (cf. p.69, 147 et 163), pour s’avérer être un strict « naturaliste » (p.34) qui considère qu’ « il n’y a pas de différence entre “choses” et “rapports entre les choses” » (p.139 ; cf. p.207) et  que la véritable tâche de la pensée est moins d’interpréter l’infantile que « de s’affranchir de l’enfance » (p.64), moins de « pénétrer complètement le sens de ces superstitions » que « d’en sortir » (p.196) ; non sans rester fermé à un rapport à l’ « extérieur » qui ne s’éprouverait pas dans les termes de la relation d’objet, ce qui lui fait regarder le narcissisme comme « impossible » (p.35, 73,  239 et sq.) et tenir le pansexualisme freudien pour abusif, à moins d’entendre l’Eros comme « l’effort de persévérer dans son être » (p.191)(14).

Quoi qu’il en soit, l’entretien progresse en débattant aussi bien d’Œdipe-Roi, d’Hamlet et des mythes ovidiens de Narcisse que de la montée du nazisme et de l’énigme de l’antisémitisme, tandis que la confiance se tisse en faisant état de leur histoire personnelle, quelque répugnance qu’ait Spinoza à « mettre en avant (ses) particularités » (p.69-70) et à « perdre du temps en bavardages » (p.57 ; cf. p.69 et 203). Au gré de cet « échange véridique et amical » (p.136 ; cf. p.203), ce dernier « comprend mieux », à la lumière de ce que Freud lui a découvert sur les traumatismes infantiles et du dernier texte de Ferenczi qu’il lui a adressé, pourquoi les hommes « se soumettent à des traitements humiliants et dégradants » (p.193) et comment ils se trouvent former des idées non seulement inadéquates au regard de l’infini, mais « réellement » mutilées et confuses , soit proprement « dévitalisées » (p.195-96, je souligne). Quant à Freud, s’il demeure « rempli de doutes » (p.113 ; cf. p.215), ce qui soutient pour lui l’intrigue de ce roman épistolaire, en contrepoint du « roman historique »(15) que devait être et que ne laisse pas d’être, en un sens, le Moïse, c’est la surprise avec laquelle il se découvre enclin à se confier (p.46) auprès d’un interlocuteur de la qualité de Spinoza(16), comme s’il renouait enfin avec ce qu’il avait connu auprès de Fliess (p.116). Mais ce qui fait la qualité de cet interlocuteur, c’est qu’il est à la fois son aîné et son cadet, et à ce compte un analyste possible (p.278 ; cf. p.281), à qui s’ouvrir – et qui sait, se délivrer – de ce qu’il ne saurait dire à personne sur sa paternité abusive de la psychanalyse (p.215-16) ou sur la partie de la théorie qu’il a « laissée atrophiée » malgré les objurgations de Ferenczi (p.46 ; cf. p.270). Autrement dit, à l’heure où ses lettres à Fliess risquent d’être divulguées, Freud s’avise, au terme de cette correspondance foncièrement « secrète » et à ce titre opérante (p.215 ; cf. p.287)(17), qu’il s’est livré à Spinoza « comme à un analyste » (p.278)(18), ce qui place cet échange « réellement sous le signe de l’éternité » (p.261, je souligne ; cf. p.278 et 289) et rend vaine la précaution de demander à Anna de détruire ces lettres (id.).

Patrick Hochart

(1) Michel Juffé : Sigmund Freud/Benedictus de Spinoza, Correspondance(1676-1938), Paris, 2016 (nous renvoyons à cet ouvrage sans autre mention que celle de la page).
(2) Cf. l’importance pour Freud du poème « La Nature » (in Selbstdarstellung/Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, 2003, p.30-31 et 265-77).
(3) L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris2012, p.89-90 et 155.
(4) Cf. Nouvelles conférences d’introduction…, Paris, 1984, p.129 : « La théorie des pulsions est, pour ainsi dire, notre mythologie ».
(5) Yirmiyahu Yovel : Spinoza et autres hérétiques, Paris, 1991 (cf.  le chapitre sur Freud, p.435-71).
(6) Encore que l’un ait été impitoyablement mis au ban de la communauté (p.67-68), tandis que l’autre est un membre respecté du B’nai B’rith (p.251-52 ; cf. p.280).
(7) Cf.  p.8 et L’avenir d’une illusion, Paris, 2011, p.108.
(8) L’homme Moïse…, p.155 et 264 : « Nous croyons nous aussi que la solution des âmes pieuses contient la vérité, non pas la vérité matérielle, mais la vérité historique ».
(9) Attendu que l’homme n’est jamais qu’une partie de la nature infinie et que « l’esprit n’a ni de lui-même, ni de son propre corps, ni des corps extérieurs une connaissance adéquate, mais seulement une connaissance confuse et mutilée, chaque fois qu’il perçoit les choses à partir de l’ordre commun de la nature (ex communi naturae ordine), c’est-à-dire) à chaque fois qu’il est déterminé du dehors, à savoir par la rencontre fortuite des choses [i.e. : « historiquement »], à contempler ceci ou cela » (Ethique, II, 29, sc. ; cf. p.195).
(10) Qui se tient éloigné de la philosophie, non sans nourrir le secret espoir d’accomplir son désir juvénile d’y accéder,  « en passant de la médecine à la psychologie » (Lettres à Wilhelm Fliess, 2/04/1896 et 1/01/1896, Paris, 2006, p.233 et 205).
(11) « Pour moi, nous ne savons rien sur l’histoire des premiers hommes » (p.31) ; « J’en conclus ceci : nous ne savons pratiquement rien sur nos lointains ancêtres » (p.61).
(12) « Qui s’étend sur les traces mémorielles des représentations, un peu comme une charge électrique sur la surface des corps » (« Les névro-psychoses de défense » (1894), in La première théorie des névroses, Paris, 1995, p.17-18) ; « représentation adjuvante (Hilfsvorstellung) », mentionnée comme en passant, qui fournit d’emblée la formule de la  « mythologie » des pulsions.
(13) Tout comme il demeure insensible au « sentiment océanique » de Romain Rolland (Le malaise dans la culture, Paris, 1995, p.5-6).
(14) De même qu’il suggère que le Je freudien pourrait être ce qu’il appelle « l’entendement » (p.74) et que le formule « Wo Es war, soll Ich werden » n’est pas « tellement éloignée de la capacité d’enchaîner les idées selon l’entendement » (p114).
(15) Freud à Arnold Zweig, 30/09/1934 et 6/11/1934 ( in Sigmund Freud/Arnold Zweig, Correspondance, Paris, 1973, p.129 et 135).
(16) Alors qu’il a eu « jusqu’ici soit des admirateurs trop révérencieux, soit des détracteurs trop médiocres ou de mauvaise volonté » (p.76)
(17) Comme aussi foncièrement asymétrique, car Spinoza ne connaît de Freud que ce que celui-ci lui livre, tandis que Freud peut user à sa guise des œuvres de son correspondant et de toute l’information disponible à son sujet (p.287 ; cf. p.88 n.2).
(18) Ce qui laisse ce dernier passablement perplexe (p.280).

 

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.