Sigmund Freud
L’homme Moïse, un roman historique

Suivi d’un commentaire de Thomas Gindele Éd. Imago, 2021

Serge Reznik

Psychiatre, psychanalyste, ancien directeur de Che Vuoi?, revue du Cercle freudien. A publié « Les défaillances de la certitude », Hermann, 2020.

Les grands textes ouvrent un champ de réflexion et de commentaires sans fin. D’où le grand intérêt de la publication par Thomas Gindele de la transcription et traduction, avec Michel Fagard, du manuscrit autographe de Freud intitulé L’homme Moïse un roman historique, rédigé en 1934 et jusqu’alors inédit, suivie de son commentaire. Il s’agit de la première version de ce qui deviendra en 1939 L’homme Moise et la religion monothéiste. Ce livre est présenté comme le testament de Freud ; il apparaît comme un ouvrage majeur rédigé sur cinq ans et résumant une vie entière de recherche sur la psychologie individuelle et son extension au fondement des sociétés et des religions, depuis Totem et tabou en 1913.
Le texte original est un document exceptionnel qui permet de suivre le chemin de la pensée freudienne dans les méandres de son élaboration. Le commentaire s’appuie sur une lecture serrée ligne à ligne, lapsus calami et ratures comprises. La fluidité de l’écriture de Freud est extraordinaire, il n’y a pratiquement pas de ratures. J’en ai relevé une particulièrement savoureuse p. 8 du texte (commentée p. 257) : le mot die Sage, la légende, est barré et remplacé par le mot die Analyse. C’est toute la démarche de Freud qui apparaît à travers cette rature, remplacer la légende par l’analyse !
La genèse du texte freudien est suivie de près à travers l’étude des multiples références historiques, bibliques et littéraires de Freud. L’analyse de la correspondance de Freud avec ses interlocuteurs de l’époque, Lou Andreas-Salomé, Arnold Zweig et Max Eitingon, permet de suivre ses doutes et sa progression. Ces deux derniers avaient très vite tiré les conséquences de l’arrivée d’Hitler au pouvoir et avaient émigré dans la Palestine mandataire en 1934. Leurs échanges se passent donc entre Vienne et Jérusalem. Le contexte historique de la rédaction, c’est-à-dire la menace nazie, l’interrogation sur la permanence de la haine antisémite et la dimension politique du texte sont soulignés. C’est l’œuvre d’un combattant. Si son corps âgé et atteint par la maladie reste à Vienne, son cœur et son âme le portent vers la terre de ses ancêtres.
La recherche de Thomas Gindele est authentiquement freudienne. Il compare les deux versions du texte et effectue un patient travail de décryptage qui met à jour sous le contenu manifeste un contenu latent. Le commentaire très approfondi et bien documenté rafraîchit la lecture de Freud et il pose de multiples questions. Quelle est l’origine des religions monothéistes ? Quels liens peut-on faire entre l’histoire religieuse et l’histoire des nations ? Entre la psychologie individuelle, la psychologie sociale et l’histoire ?
Freud montre par son ouvrage que la psychanalyse est un puissant antidote à l’interdit de penser imposé par les dogmes religieux, tout en faisant l’éloge du monothéisme (égyptien, puis juif) qui a apporté au monde, par le renoncement pulsionnel, un progrès dans la vie de l’esprit. Il tient une position d’équilibriste. Contrairement à l’attitude qu’il a eue jusque-là, dans L’Avenir d’une illusion ou dans la 35e Conférence, il ménage les croyants, parce que la foi en l’Autre structure la psychologie individuelle, se projette dans les religions puis dans le progrès scientifique, et se trouve au fondement d’une civilisation alors menacée par la barbarie nazie. Mais en même temps il s’appuie sur les travaux des biblistes et des historiens tout en les critiquant, pour reconstituer l’histoire du transfert du monothéisme au peuple juif et la genèse du texte biblique.
Gindele s’avance et fait un pas de plus en supposant une intention politique de Freud qui expliquerait le cryptage observé : le souci de souder le judaïsme et le christianisme pour combattre le nazisme. Il relève une contradiction interne du texte en faisant remarquer que l’idée d’un meurtre de Moïse par son peuple n’est pas compatible avec le progrès obtenu par le renoncement pulsionnel et l’avènement de la loi intérieure. La construction freudienne servirait à faire du judaïsme le chaînon manquant entre le meurtre préhistorique supposé du père de la horde originaire et sa répétition à travers le dogme chrétien du meurtre du fils.
C’est en restant fidèle à la lettre du manuscrit original que l’auteur avance dans une critique que je dirai respec-tueuse : il est possible de « tuer le père », c’est-à-dire en l’occurrence déconstruire la figure imaginaire du grand homme, tout en reconnaissant l’immense progrès qu’elle a apporté à la civilisation. N’est-ce pas également le trajet qui est parcouru dans une psychanalyse ? Il n’y a pas de vérité dernière mais un décryptage sans fin, entrepris par Freud en s’appuyant sur la clinique malgré toutes les réserves que l’étude de la psychologie des peuples et des religions peut susciter.
La tâche du traducteur rejoint celle de l’analyste dans la voie royale de l’exploration du texte.

Serge Reznik

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