Monique Lauret L’énigme de la pulsion de mort

PUF, 2014

Silvia Lippi, psychanalyste.
Elle est l’auteur de :

Transgressions. Bataille, Lacan (Erès, coll. Point Hors Ligne, 2008)
La décision du désir (Erès, coll. Point Hors Ligne, 2015).

Il y a deux niveaux de lecture dans le livre de Monique Lauret sur la pulsion de mort : le premier concerne l’aspect métapsychologique de la notion, et le deuxième les enjeux et les conséquences de cette trouvaille dans le champ social et dans les relations humaines.
L’auteur met à confrontation le point de vue freudien avec ceux d’autres psychanalystes, comme Melanie Klein, François Dolto, Andrée Green et Jacques Lacan, dont l’apport est largement analysé dans l’ouvrage. D’un point de vue freudien, il y a un au-delà du principe de plaisir qui vient interroger ce qui cause le désir de l’homme : la pulsion de mort annonce la possible présence d’une force mortifère au principe du désir humain. Ce qui ne veut pas dire, explique Monique Lauret, que le sujet cherche la mort, mais qu’une pulsion de destruction insiste à chaque instant conjointement au désir.
Freud opère une distinction entre les « pulsions d’auto-conservation » ou « pulsions du moi » (libido narcissique), et les « pulsions sexuelles » ou « pulsions d’Eros » (libido d’objet). Les pulsions d’auto-conservation désignent l’ensemble des besoins liés aux fonctions corporelles nécessaires à la conservation de la vie de l’individu. Alors que les pulsions sexuelles sont décrites comme des forces difficilement éducables et qui viennent sans cesse menacer du dedans l’équilibre de l’appareil psychique.
A partir de la deuxième topique de Freud, les pulsions sexuelles deviennent des puissances qui tendent à la constitution et au maintien des unités vitales. Freud les rattache à la figure mythologique de l’Eros, et les désigne comme « pulsions de vie ». Ce sont les pulsions du moi qui deviennent « pulsions de mort » fonctionnant selon le principe de la décharge totale.
Notons le paradoxe : ce qui participe de l’auto-conservation de l’individu correspond à ce qu’il appelle pulsion de mort (« Au-delà du principe de plaisir »). Il y a bien sûr une intrication entre les pulsions sexuelles et les pulsions de mort, mais Freud tient à la distinction entre les deux : le dualisme pulsionnel, composé par des forces en opposition entre elles, est un de pilier de la théorie freudienne. Il constitue la normalité du psychisme du névrosé : le conflit pulsionnel est la base du maintien de l’équilibre des forces, ce qui permet leur liaison. Dans la mélancolie et dans certaines formes de psychose, c’est le manque de conflit —autrement dit, la domination des pulsions de mort sur les pulsions de vie— qui est à l’origine de la pathologie.(1)
Ce principe d’équilibre vaut aussi dans le lien social. Monique Lauret le souligne en reprenant le terme freudien d’Erweiterung, « élargissement » : « La tendance à la destruction est une donnée irréductible, expression privilégiée du principe le plus radical du fonctionnement psychique, liant indissolublement dans la mesure où elle ce qu’il y a de plus pulsionnel, tout désir agressif ou sexuel ou désir de mort. L’Eros, au contraire, va instituer des unités toujours plus grandes, dans un mouvement d’expansion, dans un principe de cohésion, de liaison, de maintien et d’élargissement. » (p. 115).
Monique Lauret nous rappelle que la notion de pulsion de mort a été conçue par Freud à l’époque de la première guerre mondiale souligne, évènement historique qui l’a sûrement influencé dans sa mise au point. Dans l’ « Au-delà du principe de plaisir », à partir de faits cliniques, Freud remarque chez ses patients la tendance à répéter les expériences déplaisantes du passé. Cette compulsion de répétition du négatif a la fonction d’un rite : quelque chose se répète pour commémorer une « rencontre immémoriale » dit Lacan (Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse), c’est-à-dire le trauma, trauma qui reste inassimilable.
Mais dans quel but la répétition, se met-elle en place ? Quelque chose de l’ordre de l’impossible est recherchée dans l’automatisme de répétition, autrement dit une jouissance, liée à celle du trauma. Dans le symptôme par exemple, cette jouissance est livrée sous la forme d’une souffrance. Ainsi le sujet, en proie à sa compulsion de répétition, souffre, ou mieux, jouit de sa souffrance. Mais dans la répétition du symptôme, quelque chose peut se « construire » autrement, à partir de la destruction et de la souffrance, quelque chose change dans la position du sujet par rapport à la jouissance du trauma, recherchée —inconsciemment— via le symptôme. En ce sens, nous pouvons dire que le symptôme est une répétition douloureuse mais créative. La répétition évite la fixation (le symptôme va et vient, d’autant plus pendant une analyse). C’est un progrès, même si la réitération d’un tel cycle paraît décourageante : mais la répétition est nécessaire pour qu’il y ait de l’imprévu.
L’action de la pulsion de mort sur les répétitions du symptôme, montre les deux pôles opposés de son trajet : destruction et auto-conservation, ou encore, anéantissement et renouvellement. Pour Lacan, « La répétition demande du nouveau », c’est aussi en ce sens qu’il faut entendre la pulsion de mort : « Volonté de destruction. Volonté de recommencer à nouveaux frais. Volonté d’Autre-chose, pour autant que tout peut être mis en cause à partir du signifiant. […] [La pulsion de mort] met en cause tout ce qui existe. Mais elle est également volonté de création à partir de rien, volonté de recommencement. » (L’éthique de la psychanalyse). Lacan a été sûrement inspiré (comme Freud d’ailleurs), par Sabina Spielrein qui soutient que seulement le crash entre de forces destructives peut créer quelque chose de nouveau (Entre Freud et Jung).
C’est à partir de cette lecture de la pulsion de mort que Monique Lauret tente un rapprochement et une ouverture sur la sagesse chinoise et la philosophie de Spinoza. L’auteur insiste sur la puissance de l’Eros dans le lien social à partir de l’Erweiterung chez Freud, en résonnance avec l’idée d’amour chez Spinoza, qui se définit à partir du corps, un corps qui a la capacité d’être affecté positivement par un autre corps. Mais aussi avec le concept de conatus, l’effort de persévérer dans l’être : autrement dit, le désir.
Ce désir qui ne lâche jamais le sujet n’est pas une machine organique, automatique, mais une puissance qui le pousse en avant, et qui peut dépasser les limites, jusqu’à la catastrophe. Le désir, dans sa persistance, cherche à s’anéantir, se détruire, disparaître. C’est là que le désir rencontre la pulsion, la pulsion de mort. Car la pulsion de mort insiste, ne s’arrête jamais, même dans le désir, qui n’est pas, comme on pourrait le croire, son antagoniste. Le concept de conatus peut être mis en rapport avec la pulsion de mort : l’individu persévère dans sa course, course d’obstacles vers la mort.
Le concept de conatus est déterminé, chez Spinoza, à partir des affects de joie et de tristesse. Un affect de joie, comme une rencontre heureuse avec une chose ou un être, va inciter à renouveler ce sentiment heureux, et va avoir un rôle moteur chez le conatus. Inversement un affect de tristesse ne peut que réduire la puissance d’exister et ainsi affaiblir le conatus.
Précisons que la joie spinosiste n’est pas la joie de l’âme des stoïciens. Spinoza donne à la joie le sens de « passage ». « La Joie est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » (L’Ethique), où la perfection est « l’essence même d’une chose » et non un état de grâce, ou un moment de réussite idéale.
Le passage donne l’idée d’un inaccomplissement, inaccomplissement de l’être qui nous rappelle celui de la fin d’analyse. Désêtre dit Lacan (Lacan fait une distinction entre le « désêtre » qui correspond à la position du psychanalyste, désabonné de l’idéal de sa position et de l’idéal du savoir, et la « destitution subjective » qui concerne, en revanche, le sujet en analyse). D’une façon plus générale, Lacan associera la condition de désêtre à celle du désir : « […] Ce qui s’y démontre, […] c’est la structure de ce désir dont Spinoza a formulé que c’est l’essence de l’homme. Ce désir, qui de la désidération qu’il avoue dans les langues romaines, subit ici la déflation, qui le ramène à son désêtre » (« La méprise du sujet supposé savoir »). C’est paradoxal : le désêtre et la joie se rencontrent en fin d’analyse : « C’est cette destitution subjective qui pousse la joie dans le désêtre, la vérité ultime du parlêtre passée à la moulinette du temps et de la structure. Le savoir pourra alors se disjoindre de cette recherche de vérité » écrit Monique Lauret.
En fin d’analyse, la pulsion de mort devient ouverture du possible, autrement dit contingence. On peut presque dire que, en fin d’analyse, il y a une ouverture sur le contingent à partir du nécessaire : on passe de l’aliénation à la libre nécessité, pourrions-nous dire, encore, avec Spinoza.

Silvia Lippi


(1) Le dualisme freudien est mis en discussion par le dernier Lacan pour qui la substance jouissante est « une ». Nous n’approfondirons pas pour ne pas nous éloigner du propos.

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