L’Invité 8 mars 2010

Michèle Montrelay pour son livre "La portée de l'ombre" Editions des crépuscules Présentation Francis Cohen


Michèle Montrelay

LALANGUE ET L’OMBRE

L’AMOUR DE LA LANGUE

Il convient bien aux « éditions des crépuscules » de publier La portée de l’ombre. La polysémie du titre, discrète, fait d’entrée jouer les mots, elle oppose d’emblée l’ombre impalpable et familière à sa portée insistante et pesante, presque insolite.
L’entretien : la portée de l’ombre, première partie de l’ouvrage, il en est en même temps l’éponyme. Michèle Montrelay répond aux questions de Gérard Albisson et Jean-Michel Gentizon, psychanalystes eux-mêmes. Il en résulte à la fois une sorte de portrait de l’auteur dans son rapport à la psychanalyse à la manière de Freud dans son Selbstdarstellung, un index de sa terminologie et en quelque sorte un mode d’emploi de son œuvre et plus particulièrement de ses deux textes réunis ici « Sentir » et « Interpréter ». C’est aussi une entrée singulière dans cette question de la langue qui nous réunit ce soir autour de Michèle Montrelay.
L’amour de la langue, syntagme par deux fois répété dans cet entretien, une première fois avec « le goût des mots de la langue française » et celui des textes « les articles de Lacan non encore rassemblés dans Les Ecrits, Œdipe roi ou La science des rêves, le premier texte de Freud que j’ai lu. » Et la seconde qui renforce la portée affective de la langue par un rappel, « Ma mère musicienne, elle avait l’oreille absolue » et à la fin propose : « l’amour de la langue, une sensibilité à la voix. Avoir de l’oreille n’est pas donné à tous de la même façon. »


Francis Cohen

Claude Maillard

LA MOURRE DE LA LANGUE

De la langue Lacan en fait usage dans les dernières années de son enseignement qui le distingue de celui des linguistes. Il forge un nouveau concept porté par un néologisme lalangue en un seul mot. Pour Lacan, l’apothéose de lalangue coïncide avec l’intitulé aussi baroque qu’énigmatique de l’un de ses derniers séminaires, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre. » Echos à l’infini mais aussi un accès au rapport singulier de lalangue à l’amour qui équivoque avec la mourre un jeu pas tout à fait de hasard, dont les racines se perdent dans le temps, qui fait appel à la combinatoire mathématique et au savoir-faire particulier du joueur. La variante proposée par Lacan se trempe dans l’alliage du jeu de doigts rajouté à la fin de « La Lettre volée » et de la matérialité convoquée par chacun des termes employés. Mais la mourre est une citation implicite de son propre article antérieur « L’hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein. » Il plongeait directement sur le nom : « Un chiffre qui se révèle dans le nom savamment formé, au contour de l’écrire Lol V. Stein… « Lol. V. Stein ; ailes de papier V ciseaux, Stein, la pierre au jeu de la mourre tu te perds. » Il intrique littéralement des fragments du (dé)chiffrage de son article de 1965 dans l’intitulé de son séminaire de 1975 L’insu que sait de l’unebévue s’aile à mourre, les deux signifiants proches mais alors séparés de L’hommage : Lol, ailes et (aux jeux de) la mourre. La résonance se prolonge, s’incarne même dans le titre du séminaire qui lui-même à chaque fois véhicule les effets de lalangue, « elle articule des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que l’être parlant supporte de savoir énoncé. » Le transfert qui passe par Marguerite et va jusqu’à Lol V. Stein…


Richard Abibon

Equivoque et homophonie la résonance intrique, entrecroise l’amour de la langue et la mourre de lalangue par deux fois répétés à la fin de l’entretien, la relation s’explicite davantage après cette autre mention du même texte  « Il n’est rien qui ne se repère à la lettre d’un autre travail sur Le ravissement) fait à mon école » publié à l’époque dans les cahiers Renault Barrault. Dans une note, l’éditeur de L’ombre et le Nom précise, lui, que le texte publié Sur le ravissement « reprend l’essentiel d’un exposé fait à l’Ecole Normale Supérieure, dans le cadre du séminaire de Jacques Lacan. »
Mais aussi « La portée de l’ombre » prolonge manifestement ce premier ouvrage de Michèle Montrelay et dans ce premier ouvrage, ce premier texte «  Sur le ravissement de Lol V. Stein » qui en serait l’ouverture comme à l’opéra avec tout de suite ce motif « Lol V. Stein », qui non seulement se répète, un leitmotiv, mais aussi meut, émeut, met en mouvement. La jouissance attachée à ce nom propre, pas n’importe lequel, d’une sonorité toute particulière, glissement et bruitage, tout au long de ses textes, Michèle Montrelay va apporter au signifiant du nom propre une valeur très particulière.
Maintenant, « Sentir » et « Interpréter », Karl et Stella, deux cures, un homme et une femme, ni le sexe ni les prénoms ne sont bien sûr indifférents. A la différence de la création littéraire de Marguerite Duras, Lol, les deux récits de Michèle Montrelay exposent largement les principes, sa démarche, l’écoute flottante, « l’archivage », qui ne se réduit pas à une sorte d’anamnèse mais implique la construction dans la cure d’un corpus commun à l’analyste et à l’analysant « l’être-deux-dans » qui prolonge, reprend, rectifie l’inconscient généalogique transmis par la mère au fœtus lors de la gestation. Toutefois, l’écoute des signifiants reste le fil ostensible de la cure et les deux modalités convergent vers le point nodal stratégiquement disposé de l’intervention de l’analyste. Elle porte matériellement sur le signifiant, le sens de l’affect toujours déplacé selon Freud reste hypothétique, mais la trace affective, elle, fait signe.
La portée (de l’ombre) implique la durée, la partition est aussi parturition. Une longue métamorphose de Lol. L’énigme originelle de la désaffection de Lol devient alors l’origine de l’affect énigmatique, la passe, la porte d’entrée de l’élaboration, de la transmission généalogique de l’affect. D‘un coté désaffection énigmatique et de l’autre ce nom énigmatique avec une seule mise en rapport, cette autre énigme de l’interprétation.
L’ancrage du nom, immédiat pour Lacan dans son Hommage… est particulièrement travaillé par Michèle Montrelay qui le fait résonner avec d’autres du livre de Duras, dimension musicale articulée plus précisément ainsi : « Se tenir ensemble du corps et des mots s’ébauche quand un détachement a lieu. Cela débute avec l’entrée d’Anne-Marie Statter qui est un morceau de grand style. Aussi bien un morceau de musique. Cette entrée est une aria. » Mais le propos est centré ailleurs : « l’impuissance de Lol à souffrir… une anesthésie des affects. » Désaffection énigmatique ? Lol est une sorcière. « La chose qu’est- ce, ce qu’on ne peut nommer, ce dont se servent les sorciers pour changer la réalité ». Et pour finir : « Lol est cette partie de nous- même qui se tient du côté de la chose qui demeure dans la jouissance de l’ombre à jamais rejetée au-dehors… Sans elle l’inconscient ne peut exister. »
Ce qui semble poursuivre les propos de Lacan dans « Encore » : « C’est parce qu’il y a de l’inconscient à savoir lalangue en tant que c’est de la cohabitation avec elle que se définit un être appelé être parlant, que le signifiant peut être appelé à faire signe. Entendez ce signe comme il vous plaira, y compris comme le thing de l’anglais, la chose. »
Stella à la confluence de ces textes pourrait également les incarner, elle déploie aussi ses deux ailes et se repère de surcroît par « l’anesthésie du sentir ». Elle aussi une sorcière, la « sorcière métapsychologie » introduite avec humour par Freud au tournant de son article Analyse finie analyse infinie. Stella, littéralement extirpée du Vorstellung et dont l’affect est converti par la preste intervention de Michèle Montrelay en grâce du verbe, plus précisément son mode « fixé » « fixait » alors « Fixierung ». Le centre du chapitre sur le refoulement dans la métapsychologie. Le fil s’origine aux frayages de l’Entwurf, eux-mêmes étroitement corrélés là à la Chose (das Ding). Jusqu’où le déchiffrage du chiffre de Lol qui se révèle dans le nom savamment formé ?

 

LA MOURRE ENCORE

A la fin de son second texte, « Interpréter », Michèle Montrelay opte pour : « Le choix pulsionnel du refoulement…nomination propre au transfert » tandis que la sublimation serait : « La nomination propre à l’artiste ». Ceci s’est aussi traduit par un pas de côté dans l’écriture qui n’est plus celle de « Sur le ravissement de Lol V. Stein », sans s’écarter pour autant de la préoccupation de Lacan dans son Hommage …: « Cette sublimation dont les psychanalystes sont encore étourdis de ce qu’à leur en léguer les termes, Freud soit resté bouche cousue. Seulement les avertissant que la satisfaction qu’elle emporte n’est pas à prendre pour illusoire. »
Et c’est enfin dans l’entretien que Michèle Montrelay renoue elle-même avec son fil : « On est ensemble dedans, la mère porte l’enfant mais aussi elle est portée. «  Portée de l’ombre » qui évoque à la fois la partition musicale et la parturition … Est-ce coïncidence alors que ce nouveau croisement, l’insistance de Lacan sur le mot « portée » dans plusieurs leçons du Séminaire l’Insu ? : «  La métaphore et la métonymie n’ont de portée pour l’interprétation qu’en tant qu’elles sont capables de faire fonction d’autre chose et c’t’autre chose dont elle fait fonction c’est bien c’pourquoi s’unissent étroitement le son et le sens. »… Ce n’est pas du côté de la logique articulée qu’il faut faire sentir (dans la transcription sentir est accentué) la portée de notre dire » et ensuite « Portée veut dire sens ». L’ombre portée du nom « Non seulement les noms mais simplement les mots ont une portée. Si les nomina ne tiennent pas d’une façon quelconque aux choses comment est-ce que la psychanalyse est possible ? »

Francis COHEN

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