Mustapha SAFOUAN La Psychanalyse, Science, thérapie – et cause

Editions Thierry Marchaisse, 2013

Claude Rabant, psychanalyste,

Derniers ouvrages:
Frénésie des pères, 2012
Métamorphoses de la mélancolie, 2010
Réédition:
Délire et théorie, (Préface de René Major), 2012
Inventer le réel (Préface d’Olivier Grignon), 2011

Témoignage d’un des premiers « élève » de Lacan.

Limpidité, érudition, liberté. Ces trois vertus se combinent pour faire de cet ouvrage, qui ne revendique rien d’autre pour titre que « La Psychanalyse », un plaisir de lecture et un bonheur de pensée. La limpidité culmine dans une langue élégante et concise, fort rare chez un analyste. Je dois avouer que j’ai lu ce livre tout d’une traite, comme un roman. Rien n’accroche inutilement ni ne s’attarde dans le vocabulaire savant, mais tout y excite l’esprit, tout y réjouit sans cesse par des vues spirituelles et des remarques cinglantes. A l’instar de Freud, c’est l’usage de la langue commune, mais maniée avec finesse par un homme de cour érudit  — on pense évidemment à Balthasar Gracian. Le livre entier mériterait le titre du chapitre exactement central : « Le cristal parfait de l’Œdipe ».

Réduit à sa simplicité cristalline en effet, l’Œdipe n’envahit pas le champ, mais en contre-champ laisse apparaître un paysage familial désastreux, sous la forme d’une « cause » ou d’un « mouvement » psychanalytiques qui détournent et entravent la science et la thérapie. Telle est la thèse. « Autant dire que, loin de céder du terrain avec la découverte de l’Œdipe, la logique familiale, où la jouissance trouve son berceau et son increvable aiguillon, n’avait fait que s’amplifier dans la psychanalyse elle-même. » (p. 35) On verra que la même logique familiale, avec ses effets d’idéalisation de masse, se répétera au cours de la « saga lacanienne ».

Ce livre est donc une attaque en règle, précise et argumentée, contre le « mouvement » ou la « cause » psychanalytiques, qui convertissent en dogme et en unisson toute science et toute thérapie analytiques dignes de ce nom.

On reprend d’abord, dans un récit haletant et plein d’adresse, la création de l’Internationale (IPA), voulue par Freud avec un acharnement têtu, soutenu par ses sbires les plus fidèles, à charge pour eux d’effectuer la censure nécessaire à la cohérence du « mouvement ». « La question est de savoir comment et pourquoi un homme de science tel que lui (Freud) en est arrivé à se mettre dans la position d’un chef de mouvement. » (p. 18)

A partir de cette question cruciale, le livre amorce une réflexion sur la nature d’un pouvoir central, armé d’un appareil de censure, capable de cimenter le groupe des fidèles autour d’un idéal et de l’entraîner sur le chemin dynastique. Freud comme Lacan se sont en effet cherché, et trouvé, non sans difficultés, un « prince héritier » pour perpétuer leur œuvre au-delà de leur mort. La construction d’un tel pouvoir laisse naturellement au bord de la route, au fur et à mesure, des « hérétiques » et des « dissidents ». L’histoire parfaitement éclairée du « comité secret » et de « l’Internationale » psychanalytique, telle que la retrace Mustapha Safouan, met en relief le destin tragique de deux de ces « dissidents », Rank et Ferenczi, condamnés et exclus au moment même où ils produisaient un questionnement fécond pour la psychanalyse. Jacques Lacan sera, aux yeux de Mustapha Safouan, « le troisième, et le plus grand, des dissidents de l’IPA. » (p. 297)

L’expansion politique du « mouvement psychanalytique » ou de la « cause » produit donc en retour du tragique dans l’existence de ceux qui n’adhèrent pas d’emblée et jusqu’au bout à « l’intérêt commun ». « Je dirai, écrit Safouan, que la création de l’IPA me paraît avoir été basée sur deux idées indéfendables. La première est que “la cause“ impliquait une structure familiale, posée comme une fatalité. Alors que, tout à l’opposé de la transmission scientifique, une telle structure impose une forme de transmission où se perpétue l’infantilisation du sujet. La deuxième est que seule l’analyse était à même de liquider la résistance à “l’intérêt commun“ ou encore aux “thèses centrales“. Comme s’il n’y avait pas de différence entre la psychanalyse en tant que savoir sur le désir et la vérité du désir, telle que la scelle son partage avec un entendeur surpris. » (p. 40)

La conséquence, c’est une méconnaissance de la filiation subjective, ou plus exactement de la position d’analysants où ces « dissidents », en l’occurrence, se sont trouvés. « Ce qui, en revanche, ne passe pas du tout, c’est la méconnaissance du fait que Ferenczi et Rank interrogeaient la psychanalyse elle-même. Ils n’ont jamais dénoncé qui que ce soit pour ses écrits, n’ont jamais parlé au “nom de la psychanalyse“. Alors qu’Abraham et Jones se sont érigés, eux, en inquisiteurs, reprenant le vocabulaire de la fidélité et de l’hérésie, de la pensée légitime ou illégitime. C’est donc dans une parfaite méconnaissance des positions subjectives respectives de ses fils que Freud termine sa réponse à Rank par ses lignes : “Un malin démon vous pousse à dire que ce mouvement psychanalytique est une fiction, et place dans votre bouche les paroles mêmes de l’ennemi“. » (p. 82)

On appréciera à cet égard la place accordée par M. Safouan à l’ouvrage écrit en commun par Sandor Ferenczi et Otto Rank en janvier 1924, Perspectives de la psychanalyse, aussitôt suivi par Le traumatisme de la naissance de Rank et par le Thalassa de Ferenczi, ainsi que la question qui s’en déduit concernant le tragique en jeu dans ce genre de destins : « La vie et l’œuvre d’Otto Rank ont un caractère poignant parce qu’elles posent cette question : est-il possible qu’un sujet se trouve, sans le savoir, dans la position de l’analysant ? Et plus précisément, est-il possible qu’il fasse ainsi de sa propre mort un acte qui insiste, qui répète son  message non reconnu ? » (p. 105) On pourrait poser la même question à propos du suicide de Victor Tausk, « le seul qui ait repoussé l’idée même d’une association internationale. » (p. 27)   

La « saga lacanienne » répète à son tour la même méconnaissance et le même destin, dès lors que Lacan, qui « n’était manifestement pas fait pour diriger une école » et « ne pouvait exercer cette fonction autrement qu’à la manière d’un prince autocrate » (p. 325-326), s’est trouvé pris dans une même volonté de se choisir un « prince héritier », en l’occurrence celui que M. Safouan nomme par ses trois lettres acrostiches : JAM. Ce dernier, « dont les talents d’organisateur ne faisaient en revanche aucun doute », a bien donné à l’expression de « cause psychanalytique » cette « signification de l’idéal, dont les militants se pressent à porter le drapeau et qui assure leur groupement. » (p. 326) L’interprétation que donne Safouan de ce virage de Lacan, passant du plus grand des dissidents de l’IPA à l’autocrate désignant son prince héritier, est que, après l’échec de la « passe », dont il attendait une forme inédite d’institutionnalisation, Lacan n’espérait plus grand chose de son Ecole, dont la dissolution se trouvait dès lors programmée, alors qu’il mettait encore tous ses espoirs dans la publication post mortem de ses Séminaires.

« Il faut bien voir que Lacan était tout autant homme d’action que théoricien. Il pensait donc devoir tirer de son œuvre théorique les principes d’une nouvelle institutionnalisation de la psychanalyse. (…) A la vérité, le souhait de Lacan que quelqu’un prenne le relais évoque immanquablement celui du prince héritier de Freud, avec ce qu’il recouvre de crainte que l’œuvre ne tombe dans l’oubli, après la disparition de son créateur. (…) Quoi qu’il en soit, le Wunsch que quelqu’un prenne le relais, prolonge sa trace, était bel et bien un vœu pieux. A mon avis, Lacan n’a jamais exclu la possibilité de l’échec, pour ne pas dire qu’il le désirait. L’Ecole était apparemment pour lui une expérience. (…) En revanche, autant Lacan n’était guère attaché à son école, autant il était attaché à son enseignement. (…) Désormais, en effet, et dans la mesure où il a toujours œuvré pour qu’il y ait de l’analyse, sinon des analystes, Lacan pouvait être au moins sûr d’une chose : l’avenir de la psychanalyse dépendait bien plus de la publication de son œuvre que de tout ce qu’il pouvait attendre de son école. » (p. 335-337)

Cette interprétation, bien entendu, permet de dédouaner Lacan, autant qu’il est possible, de sa responsabilité dans le désastre de la « cause familiale » qui s’est ensuivi, avec sa jouissance meurtrière, dévastatrice pour la psychanalyse. La conclusion en effet est sans ambages ni vergogne, après un examen détaillé de la reprise de la « passe » par l’Ecole de la cause : « Pour le dire en clair, loin de préserver la présence de l’analyse dans l’institution, la passe est devenue le Graal dont s’assure l’existence des chevaliers de la Cause. Comme son précédent freudien, le projet lacanien d’une institution pour la psychanalyse s’est renversé en celui d’une psychanalyse pour l’institution. » (p. 390)

Reste la partie centrale du triptyque qui donne sa forme à ce livre, tel un retable. Outre une discrète autobiographie de l’auteur, cette partie centrale traite de « la théorie psychanalytique de l’Eros ». Une thématique que l’on s’attendrait à découvrir plus aride et plus abstraite, moins vivante que les deux autres. Eh ! bien, non, le talent et l’érudition, la compétence logique et linguistique de l’auteur en rendent la lecture aussi passionnante et sans heurt que les récits de la double saga freudienne et lacanienne. Je crois que jamais, en particulier, je n’ai lu de présentation aussi claire et aussi tranquille des fameuses « formules de la sexuation », qui apparaissent sous cet éclairage quasiment « naturelles », en tout cas vouées presque téléologiquement, grâce au « génie clarificateur de Lacan », à résoudre la plupart des embarras théoriques de la psychanalyse, dans une modernité inventive qui ne renie nullement, sous la plume de Safouan, la liberté de ton d’un vivant sans préjugés ni normes inutiles. Ce qui libère d’autant la pensée pour l’exercice de la thérapie, en dissipant les contraintes abusives de la « cause », et en réduisant la science à ce qu’elle ne devrait jamais cesser d’être, un outil à notre main, une réserve de formes souples et de mots « d’esprit »… Avec des références aussi peu orthodoxes que Thomas Laqueur, Luce Irigaray ou Mikhaïl Xifaras, et des remarques fulgurantes qui renversent, par exemple, l’interprétation d’Hamlet ou de Don Juan.

Mais je laisse le lecteur en découvrir par lui-même le cours limpide et réjouissant.

Claude Rabant

Mardi 18 février 2014

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