Moustapha Safouan Regard sur la civilisation oedipienne.

Désir et finitude Hermann éditions, 2015

Ahmed Bouhlal, Psychiatre, Psychanalyste.
« La vie mode d’emploi : un vœu parricide ? »,La clinique lacanienne, n° 22, « Psychosomatiques ? » Toulouse, erès, 2013, pp. 205-214. « Le suicide : des actes pour le dire ou l’enjeu de la négativité (fort ou da?) »,La clinique lacanienne, n° 20, « Le suicide », Toulouse, erès, 2012, pp.75-96. « En attendant l’acte… »,La clinique lacanienne, n° 14, « Le corps. Matière et semblances », Toulouse, erès, 2008, pp. 29-41.

Clarté, érudition, Moustapha Safouan, averti comme il est sur la « race d’Œdipe » (p. 96), convoque dans cet ouvrage très documenté et dont le style reste limpide, des auteurs classiques, des hommes et des femmes, mais aussi des dieux au premier rang desquels Dionysos, sans laisser de côté les tragédiens et principalement Sophocle. Il n’a oublié personne, tout le monde a pris place dans ce que l’on pourrait appeler une nouvelle arche. On retrouve les acteurs de sa première saga La psychanalyse, Science, thérapie-et cause, avec ses dissidents, ses hérétiques, les condamnés et les exclus de L’IPA. Tous sont mis en demeure de se prononcer sur la civilisation oedipienne au jour d’aujourd’hui… et de dire si l’assertion du physicien allemand Lichtenberg reste d’actualité : « une ventriloquie transcendante qui fait croire qu’une chose vient du ciel qui a été dite sur terre » (p. 215)

Dans cet ouvrage, Il y a dépassement de la rhétorique classique au profit d’un travail minutieux et plus que documenté, in praesentia et in absentia, où le paradigme (in absentia) se joue du syntagme (in praesentia) pour mieux amarrer deux siècles si éloignés l’un de l’autre, mais rendus proches grâce « au cristal parfait de l’Œdipe », dont l’auteur semble connaître les moindres secrets. Il montre ici la cohérence de la doctrine psychanalytique avec la pratique de la cure jusque dans sa fin, fin qui fera l’objet du IVème chapitre.

Moustafa Safouan croise le Vème siècle avant notre ère – siècle qui voit la démocratie s’installer pleinement à Athènes en même temps qu’il salue la naissance de la tragédie sans que cela n’ait d’impact véritable sur la religion – et le XIXème siècle, celui de Freud, pour y lire, à la manière d’un archéologue, les similitudes, les contiguïtés et, surtout, les substitutions potentielles. La tragédie grecque vient subtilement s’articuler à la théorie du désir. Selon l’auteur, la démocratie athénienne est venue poser la question des limites du savoir « raisonnable » au nom duquel le législateur athénien prétendait établir les lois, tout en préservant l’existence des dieux. Tandis que le XIXème siècle a été marqué par la sécularisation de l’état et la mort de Dieu.

Avec sa puissante érudition, l’auteur a pu, sans difficulté aucune, trouver un lien indéfectible entre ciel et terre, en un dieu, un dieu étranger : Dionysos. Ce dernier devient très vite le pivot sinon le passeur entre ces deux siècles, le XIX ème avec perte des  repères et vide éducatif et un passé grec dévoilé par Moustafa Safouan, scandé par les tragiques et qui va permettre à l’auteur, avec maestria, d’articuler la théorie du désir à la tragédie grecque dans la deuxième partie de l’ouvrage – alors que la première partie sera consacrée à la théorie du désir comme procès de la subjectivité et la fin de l’ouvrage aux conditions de l’émergence de ce désir au XIXème siècle.  

Si pour les Athéniens la religion constituait une croyance commune fondant le principe de leur identité, à partir du XIXème siècle « le droit de croire ce que nous entendons » vient s’appuyer d’une part sur l’assertion de Nietzsche que croire c’est tenir pour vrai, et d’autre part sur la distinction entre ce qui est dit et l’acte de dire. Il s’agit alors de trouver « par quelle porte la vérité trouve son entrée dans la langue de la pratique analytique. » (p. 13) La lettre, seule arme du désir et de la vérité, passe très vite de la main d’un Sophocle à celle d’Œdipe, pour se retrouver, enfin, entre les mains d’un dieu justement nommé désir, Dionysos, dans une quête du hors-sens, si précieux pour le manque à être et où le désir réside. La thèse de l’auteur prend sa source dans l’articulation du désir à la tragédie grecque, au sens des conséquences qu’il peut en tirer : le désir est le sens de l’être et c’est un désir de reconnaissance ; le « supposé » du sujet supposé savoir procèderait d’un « croire », en tant que croire c’est tenir pour vrai ; pour le sacré, le père est un autre nom du phallus. L’échec de l’Œdipe ne donne pas que des névrosés…

Tout cela ne va pas sans l’audace de l’auteur et l’apport d’écrivains, notamment les classiques du XIXème siècle, des psychanalystes, des philosophes, des logiciens, des linguistes, des mathématiciens, des tragédiens, des héros consacrés ainsi que des hellénistes. L’ensemble de ces références permet à Moustapha Safouan d’amarrer le siècle des tragédiens à celui de Freud, mais aussi de mettre en tension la naissance du manque d’organe (Freud) et la mort de Dieu (Nietzsche). Le philosophe allemand sera, lui aussi, mis en demeure de répondre à la question : pourquoi avez-vous signé vos dernières lettres Jésus et Dionysos ? On sait qu’il a confondu parole et langage…

Pourquoi, de tant de dieux, l’auteur n’en retiendra qu’un seul, Dionysos, ? De naissance miraculeuse, il est le dieu étranger, « celui qui vient », mi-homme et mi-dieu, il est le masque, il est le désir. Tous ses attributs font de lui la figure par excellence de la division du sujet. Il est aussi l’efféminé, féminin qui arrive à point nommé dans notre actualité où toute position réceptive fait entrave et suscite la colère du masculin. Qu’en est-il alors du féminin, de l’amour ?

Moustafa Safouan nous propose son articulation et évite de contourner les différents rocs, celui des origines, de la peste (qui déclenche la recherche de la vérité de la part d’Œdipe), de la castration ou de la structure. Cela étant, il fait le lien, avec tact et clarté, entre différentes instances, vérité et mensonge, désir et amour jusqu’à l’Un, qui est par ailleurs derrière toute chose, jusqu’à à ce que Dieu se prononce, car « le sujet parlant se représente son existence comme une apparence au regard de son être vrai, imprononçable sinon par la bouche d’un dieu… » (p. 23)

La vérité dont il s’agit, l’auteur lui consacrera le chapitre I « Vérité et mensonge », qu’on peut qualifier d’inouï, traité avec brio où, le reste/différence de chaque opération, pèse de tout son poids et l’emporte à la fin sur l’opération même. Ici, l’identité, qualifiée par Nietzsche comme le concept le plus froid et auquel l’auteur semble souscrire, devient évanescence. Par ailleurs, la vérité est vite surplombée par le mensonge qui retrouve son véritable sens dans la bouche de l’auteur : « il est éthique ». L’inouï est bien là : le mensonge devenu éthique. C’est d’ailleurs – mais s’agit-il d’une véritable surprise ? – Ferenczi, l’hérétique, qui est invité à apporter sa contribution au dispositif que l’auteur met en relief dans le chapitre consacré à « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin ».

À ce propos, un arbitre de choix est convoqué en la personne de Lacan dans le chapitre V consacré au « Procès subjectif de l’analyse » où une notion de Ferenczi, capitale selon l’auteur, celle du deuil pathologique, est mise en exergue, ainsi qu’une autre, toujours de Ferenczi, celle des critères de la fin de l’analyse. Moustapha Safouan répond affirmativement à la question de Ferenczi. Il le fait à partir de la doctrine lacanienne, « puisque cette doctrine implique la considération de l’analyse comme un processus de réalisation subjectif… », où il s’agit, à la fin, de lever une tromperie.

L’opéra de Wagner (Lohengrin, p.  44, Tristan et Isolde, p. 96) et « Le mort » de James Joyce sont invités pour jeter leur lumière et départager l’amour et le désir, sinon traiter de l’inconditionnalité de l’amour. Le désir de l’analyste est bien entendu de la mêlée. Le sens de la vérité, remis en question dans ce chapitre, le traversera de bout en bout, mais n’évitera pas, encore une fois, Dionysos, car si Dionysos est ‘le dieu qui vient’, « le sujet, lui, émerge grâce au signifiant, mais non sans que s’ajoute à la face ainsi advenue un supplément qui s’y dérobe. » (p. 99)

Tout au long du parcours tant de surprises et pas de déceptions. Parfois on s’étonne, mais on fait vite d’acquiescer. Un étonnement qui, finalement, ne sera qu’encore plus précieux quand l’auteur rend discutable l’opposition entre l’idée d’une « loi de la nature » et celle d’une « loi de la culture » pour y lire non pas une simple séparation, mais une véritable subversion, « dans le sens où qu’une fois l’ordre de la culture établi, sa médiation conditionne l’accès à la nature. » (p. 196)

Le temps d’une distanciation et non d’une séparation, voilà qu’un concept comme identité, être, phallus, désir, amour, et tant d’autres se métamorphosent à vue d’œil pour retrouver une authenticité qui semblait leur manquer, non pas à cause d’une réalité mal perçue ou à cause d’un réalisme fragile, mais surtout grâce au procès subjectif qui les remet à leur juste place, toujours en mouvement, et qui les civilise ! Les tragédiens grecques, surtout Sophocle, nous détrompent d’une certaine manière, « ils étaient les Héraults du renouveau, créateurs d’un savoir neuf sur une tradition immémoriale. »

En somme, nous dit Moustapha Safouan : « Le complexe d’Œdipe est l’artifice qui consiste à introduire le parlêtre dans l’univers du droit par le biais de la constitution de ses désirs comme transgression. » (p. 6) Le XIX siècle a été propice à la naissance de ce désir. Pourquoi ? L’auteur traitera de cette question en fin d’ouvrage. Il nous dira que la famille grecque, malgré les changements inhérents à l’advenue de la démocratie, a gardé sa foi en ses dieux avec qui elle partageait une identité commune. À l’inverse, la ‘sécularisation de l’état’, d’une part, et, ‘la mort de Dieu’, d’autre part, ont été un véritable point de rupture, laissant une place vide, qui aura interrogé en son temps Otto Rank et où Lacan, plus tard, logera ses quatre discours. La psychologie appuyée par la science a pris une grande place au XIXème et Freud a pu, entre autres à partir de là, développer sa « psychologie scientifique ». Par ailleurs, « la vérité qui avait toujours assuré la légitimité grâce à la foi commune, a été réduite à n’avoir que la légitimité qui lui assure l’adéquation du savoir à la chose. »

Avec Lacan, dont l’apport trouvera ici son origine dans la parole, menteuse ou vraie, on passe du manque d’organe de Freud au manque à être. Lacan, « avec la fonction phallique, a trouvé le germe de toute sacralisation dans les civilisations méditerranéennes » (p. 113). Nietzsche sera régulièrement interrogé sur Dieu bien qu’il l’ait décrété mort, « réactualisant ainsi le débat athénien, il est devenu la figure emblématique de la crise subjective du XIX. » (p. 185).

Enfin, comment puis-je dire ce livre, qui de surcroît traite d’une civilisation ! Ce procès subjectif par lequel Moustapha Safouan aborde notre monde est digne d’un Sophocle. Un Sophocle pour qui Œdipe, un héros devenu tyran, sait, comme en témoigne sa réponse à la Sphinge. Il sait, mais à l’exception de la peste dont la vérité s’est transformée en un roc ! On sait quel a été le résultat de son obstination à savoir… 

Et pourtant ! Comme il nous l’est rappelé par l’auteur, dans l’Œdipe à Colone, Sophocle fait dire à son héros : « Je suis donc un homme quand je ne suis plus rien ! » C’est à partir de ce cri, que l’auteur ouvre son propos sur un inattendu qui frappe par sa clarté et sa puissance. Oui, Œdipe n’était pas un homme puisqu’il était un tyran, et, oui, comme tout tyran son désir était totalement arrimé à l’exercice d’un pouvoir absolu. Le meurtre du père et les noces avec la mère constituant le point culminant de ce désir. Mais justement, et Moustapha Safouan l’affirme avec une simplicité qui se veut absolue : « l’échec de l’Œdipe ne produit pas que les névrosés, mais au suprême degré les tyrans » (p. 179). De là prend naissance la conclusion du livre qui porte sur l’hypothèse de la fin de la civilisation oedipienne dont les conséquences (déjà là ?) seraient : « soit le retour du religieux, soit l’émiettement de la vie sociale en des bandes ou sectes soumises à l’influence des chefs. » (p.216)

Nous sommes donc, nous aussi, mis en demeure à notre tour de répondre à la question : « Vous aussi, vous savez, « race d’Œdipe » du XXIème siècle, et alors !  Vous savez, et maintenant, que faites-vous ? » La réponse réside dans la nature de ce savoir. C’est aussi le sujet de cet ouvrage.

Ahmed Bouhlal

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