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Dans son dernier ouvrage, Monique Schneider ré-envisage la place de l’autre autant pour le sujet humain dans l’ontogenèse que dans le processus de la naissance de la psychanalyse. Voici comment Jean Marie Jardin (L’Esquisse : du savoir au désir inconscient des neurones à l’appareil psychique) définit l’ouvrage princeps de Freud : « Il est indestructible dans la réalité comme la pensée de Freud. Il semble en effet avoir été pour Freud le cristal d’une indépassable jouissance intellectuelle en même temps que transférentielle dans lequel Freud a passagèrement disparu en même temps que son Fliess. Les éclats latéraux de ce cristal sont restés entiers jusqu’à la fin de sa vie. » Le concept de « Nebenmensh » cet autre secourable, va résonner tout au long du voyage, et tel Virgile pour Dante, Monique Schneider se révèlera pour nous une accompagnatrice dont les lumières et l’attention seront sans faille. Ainsi Freud écrit-il à Fliess, alors en position de supposé savoir, de maître, et de sage femme facilitant la délivrance ( Entbildung ) de l’œuvre à naître, qu’il est pour lui une source nécessaire d’inspiration, car sans ses lettres il cesse d’être créatif. Fliess est pour lui cet » ur-heber » celui qui possède le pouvoir de mise à nouveau au monde. Monique Schneider qui tout au long de son travail se tient tout à côté de Freud, souligne chez ce dernier une propension à vouloir se passer de son prochain, une sorte de méfiance envers le monde extérieur qui serait à l’origine de la théorie Freudienne du degré zéro d’excitation comme but suprême à atteindre pour le système nerveux; nous avons là, remarque-t-elle, le fondement de la théorie de la pulsion de mort sous les traits de cette tendance à repousser et à exclure tout ce qui pourrait introduire du nouveau et entraîner une augmentation de quantité d’excitation dans le système nerveux. Sa position étayée sur des propos de J. Laplanche éclaire le texte très riche mais très énigmatique de l’Au delà du principe du plaisir, et son commentaire redonne droit de cité à un désir de vivre qui dépasserait la simple acceptation d’une survie conçue comme pis aller par rapport au nirvâna lié à la pulsion de mort. Pour M. Schneider l’appétit dans l’Esquisse est comme négativé, elle s’étonne d’une conception peu romantique et fait appel à la figure de Bartelby chez Melville, pour illustrer cette préférence à incarner le rien, le ne pas faire, l’inanimé. Eviter la souffrance, ne pas vivre la douleur serait ainsi le but que Freud assigne à l’appareil psychique, jusqu’à ce que s’opère la modification cruciale qui, nous dit-il s’opère lorsque le nourrisson sans aide, « hilflosigkeit », voit qu ‘un autre proche arrive à son secours, un autre avec des traits semblables et des traits différents. un autre dont l’attention va faire que la tension s’apaise. . Avant la prise en compte de ce nouveau venu grâce à qui le soulagement advint, la douleur ne peut être vécue, et à l’endroit de l’impossible a lieu un blanc, l’équivalent d’une panne. C’est en ce lieu qu’apparait la « Versagung » mot employé par Freud dans le texte de l’Esquisse, quand arrive » une trop grande quantité » dans le système neuronal. La souffrance commence par ne pas être vécue. Elle ne devient vécue que si le Nebenmensh rend possible la transformation de cet excès en expérience de la douleur. De la détresse du nouveau né, c’est le cri qui va témoigner, et de l’accueil qui va lui être réservé va dépendre que s’institue l’expérience d’un impossible ou d’un possible à vivre la douleur. Ainsi, le cri de l’autre peut réveiller chez celui qui l’entend le souvenir d’un impossible à vivre et faire de l’autre proche un lieu inhabitable « un-dwelling » : plutôt qu’un « in-dwelling » lieu habitable. En-deça de la langue, le cri, signifiant l’avènement d’un débordement, l’afflux d’une quantité trop grande qui s’il convoque chez l’autre proche l’écho de sa propre souffrance ininscriptible va ouvrir l’ordre de la cruauté. La souffrance reniée, éjectée (abführen ) serait alors au cœur de ce que notre auteure nomme l’enjeu du jugement délimitant ce qui est actif, noble, intellectuel, et ce qui est passif, affectif, inavouable et ininscriptible. “S’agit-il toutefois d’un destin incontournable qui livrerait le dernier mot de la pensée de Freud -juger pour évacuer l’émotionnel et insonoriser tout ce qui peut être corrélé au cri de l’autre”, voici une des questions que pose M. Schneider. Que ce soit à travers son travail sur les rêves ou à travers sa lecture des grandes oeuvres littéraires elle remarque que Freud préfère cantonner à l’autre, l’éprouvé des affects douloureux et elle en déduit le mépris de ce dernier pour tout ce qui rend l’humain vulnérable et dépendant de l’attention de l’autre. Elle souligne la préférence de Freud pour une position essentiellement virile qui ” le rendrait inapte au don” et va jusqu’à parler d’une attitude cynique par rapport à la mort dont on peut se réjouir qu’elle touche le voisin plutôt que soi. Elle aborde ainsi ce qu’elle appelle le lieu du scélérat à propos par exemple de Richard 3 qui puisque la nature l’a dépourvu de charme, revendique le droit à l’exercice du mal. En ce point se produit un mouvement de bascule aussi bien dans l’écriture de Monique Schneider, que dans les présupposés théoriques qu’elle attribue à l’inventeur de la psychanalyse. Il s’agit me semble-t-il du rôle d’exception attribué au “Dichter”, l’artiste qui parle au nom des singularités humaines, et qui précède selon le dire de Freud, les découvertes de la psychanalyse ; les oeuvres artistiques seraient à même de constituer une sorte de communauté humaine, dont rien de l’humain ne pourrait être exclu ; ce rôle serait aussi peut être celui de la psychanalyse en acte. Monique Schneider remarque que l’amour est évoqué par Freud pour caractériser le don nécessaire au changement, à l’éducation en tant que processus de conduction en dehors de soi même, don constitutif aussi bien l’art que la psychanalyse. Ainsi écrit Freud dans le Moïse de Michel-Ange ”A côté de la nécessité de la vie, l’amour est le grand éducateur, et l’être inachevé est amené par l’amour de ceux qui lui sont proches à respecter les commandements de la nécessité et à s’épargner les punitions que lui vaudrait leur transgression”. Le paradoxe que constitue la solidarité en regard du poids de l’autre et de la charge qu’il représente est au coeur de la pratique de la psychanalyse comme de celle de la philosophie. Responsabilité d’avant même la naissance, comment dire mieux que Levinas, ”Etranger que je n’ai ni conçu ni enfanté, je l’ai déjà sur les bras, je le porte……” Le concept de l’autre proche issu du Nebenmensh allemand, s’applique à sa méthode d’analyse et d’investigation opposée au frontal, à une dialectique qui serait d’affrontement, et c’est ainsi que le traumatisme comme cause première du développement psychique se voit tempéré par une logique de la contiguïté. Des vérités, on ne fait que tenter de s’approcher. Françoise Hermon-Vinerbet |