Monique Schneider La détresse, aux sources de l’éthique

Ed. Seuil, avril 2011

Françoise Hermon-Vinerbet

Psychologue clinicienne et psychanalyste membre du cercle Freudien exerçant à la consultation médico- psychologique de Chaville a publié en …. dans la revue Patio no 3 L’inconscient à l’œuvre, « Trajectoire orale ». En 2008, dans le bulletin du Cercle Freudien « La destructivité en psychanalyse ».

Dans son dernier ouvrage, Monique Schneider ré-envisage la place de l’autre  autant pour le sujet humain dans l’ontogenèse que dans le processus de la naissance de la psychanalyse.
Son propos se construit autour d’une citation de Freud située dans l’Esquisse, où l’on peut lire que la détresse initiale de l’être humain « est la source de tous les motifs moraux ». C’est à partir de cette affirmation que notre  auteure, aussi savante que bienveillante, nous entraîne dans ce texte aussi obscur que riche et dense.

 Voici comment Jean Marie Jardin (L’Esquisse : du savoir au désir inconscient des neurones à l’appareil psychique) définit l’ouvrage princeps de Freud :  « Il est indestructible dans la réalité comme la pensée de Freud. Il semble en effet avoir été pour Freud le cristal d’une indépassable jouissance intellectuelle en même temps que transférentielle dans lequel Freud a passagèrement disparu en même temps que son Fliess. Les éclats latéraux de ce cristal sont restés entiers jusqu’à la fin de sa vie. »

Le  concept de « Nebenmensh » cet autre secourable, va résonner tout au long du voyage, et tel Virgile pour Dante, Monique Schneider se révèlera pour nous une accompagnatrice dont les lumières et l’attention seront sans faille.

Ainsi  Freud écrit-il à Fliess, alors en position de supposé savoir, de maître, et de sage femme facilitant la délivrance  ( Entbildung ) de l’œuvre à naître, qu’il est pour lui une source nécessaire d’inspiration, car  sans ses lettres il cesse d’être créatif.

Fliess est pour lui cet  » ur-heber  » celui qui possède le pouvoir de mise à nouveau au monde.
Cependant l’autre proche est aussi celui qui, par sa qualité d’absent prend vite la forme de l’ennemi et lorsque le magicien se transforme en crapeau, l’idéalisation cède sa  place à la haine.

Monique Schneider qui tout au long de son travail se tient tout à côté de Freud, souligne chez ce dernier une propension  à vouloir se passer de son prochain, une sorte de méfiance envers le monde extérieur qui serait à l’origine de la théorie Freudienne du degré zéro d’excitation  comme but suprême à atteindre pour le système nerveux; nous  avons là, remarque-t-elle, le fondement de la théorie de la pulsion de mort sous les traits de cette tendance à repousser et à exclure tout ce qui pourrait introduire du nouveau et entraîner une augmentation de quantité d’excitation dans le système nerveux.

Sa position  étayée sur des  propos de J. Laplanche éclaire le  texte très riche mais très énigmatique  de l’Au delà du principe du plaisir,  et son commentaire redonne droit de cité à un désir de vivre qui dépasserait la simple acceptation d’une survie conçue comme pis aller par rapport au nirvâna  lié à la pulsion de  mort.

Pour M. Schneider  l’appétit dans l’Esquisse est comme négativé, elle s’étonne d’une conception peu romantique et fait appel à la figure de Bartelby chez Melville, pour illustrer cette préférence à incarner le rien, le ne pas faire, l’inanimé.

Eviter la souffrance, ne pas vivre la douleur serait ainsi le but que Freud assigne à l’appareil psychique, jusqu’à ce que s’opère la  modification cruciale qui, nous dit-il s’opère lorsque le nourrisson  sans aide, « hilflosigkeit », voit qu ‘un autre proche arrive à son secours, un autre avec des traits semblables  et des traits différents. un autre dont l’attention va faire que la tension s’apaise.
. C’est alors qu’intervient le jugement,  « urteil », cette partition première dont la fonction est de reculer le moment de l’éjection du déplaisir, selon que l’objet perçu va correspondre ou non au souvenir de celui qui précédemment mit fin à l’expérience de la douleur.

 . Avant la prise en compte de ce nouveau venu grâce à qui le soulagement  advint, la douleur ne peut être vécue, et à l’endroit de l’impossible  a lieu  un blanc, l’équivalent d’une panne. C’est en ce lieu qu’apparait la « Versagung »  mot  employé  par Freud dans  le texte de l’Esquisse, quand  arrive  » une trop grande quantité  » dans le système neuronal.

La souffrance commence par ne pas être vécue. Elle ne devient vécue que si le Nebenmensh rend possible la transformation de cet  excès en expérience de la douleur.

De la détresse du nouveau né, c’est le cri qui va  témoigner, et de l’accueil qui va lui être réservé va dépendre que s’institue l’expérience d’un impossible ou d’un possible à vivre la douleur.

 Ainsi, le cri de l’autre peut réveiller chez celui qui l’entend le souvenir d’un impossible à vivre et faire de  l’autre proche  un lieu inhabitable « un-dwelling » : plutôt qu’un « in-dwelling » lieu habitable.

 En-deça de la langue, le cri, signifiant  l’avènement d’un débordement, l’afflux d’une quantité trop grande qui s’il convoque chez l’autre proche l’écho de sa propre souffrance ininscriptible va ouvrir l’ordre de la cruauté.

 La souffrance reniée, éjectée (abführen ) serait alors au cœur de ce que notre auteure nomme   l’enjeu du jugement délimitant ce qui est  actif, noble, intellectuel, et ce qui est passif, affectif, inavouable et ininscriptible.

“S’agit-il toutefois d’un destin incontournable qui livrerait le dernier mot de la pensée de Freud -juger  pour évacuer l’émotionnel et insonoriser tout ce qui peut être corrélé au cri de l’autre”, voici une des questions  que pose M. Schneider.

Que ce soit à travers son travail sur les rêves ou à travers  sa lecture des  grandes oeuvres littéraires elle remarque que Freud préfère cantonner à l’autre, l’éprouvé des affects douloureux et elle en déduit le mépris de ce dernier pour tout ce qui rend l’humain vulnérable et dépendant de l’attention de l’autre.

Elle souligne la préférence de Freud pour une position essentiellement virile qui ” le rendrait inapte au don” et va jusqu’à parler d’une attitude cynique par rapport à la mort dont on peut se réjouir qu’elle touche le voisin plutôt que soi.

Elle aborde ainsi ce qu’elle appelle le lieu du scélérat à propos par exemple de Richard 3 qui puisque  la nature l’a dépourvu de charme, revendique le droit à l’exercice du mal.

En ce point se produit un mouvement de bascule aussi bien dans l’écriture de Monique Schneider, que  dans les présupposés théoriques  qu’elle attribue à l’inventeur de la psychanalyse.

Il s’agit me semble-t-il du rôle d’exception attribué au “Dichter”, l’artiste qui parle au nom des singularités humaines, et qui précède selon le dire de Freud, les découvertes de la  psychanalyse ; les oeuvres artistiques seraient à même de constituer  une sorte de communauté humaine, dont rien de l’humain ne pourrait être exclu ; ce rôle serait aussi peut être celui de la psychanalyse en acte.

Monique Schneider remarque que l’amour est évoqué par Freud pour caractériser le don  nécessaire  au changement, à l’éducation en tant que processus de conduction en dehors de soi même, don  constitutif aussi bien  l’art que  la psychanalyse.

Ainsi  écrit Freud  dans le Moïse de Michel-Ange ”A côté de la nécessité de la vie, l’amour est le grand éducateur, et l’être inachevé est amené par l’amour de ceux qui lui sont proches à respecter les commandements de la nécessité et à s’épargner les punitions que lui vaudrait leur transgression”.

Le paradoxe que constitue la solidarité en regard du poids de l’autre et de la charge qu’il représente est au coeur de la pratique de la psychanalyse comme de celle de la philosophie.

Responsabilité d’avant même la naissance, comment dire mieux que  Levinas, ”Etranger que je n’ai ni conçu ni enfanté, je l’ai déjà sur les bras, je le porte……”
A l’image des commentaires talmudiques, l’oeuvre de Monique Schneider est un travail  du texte, et sur les textes qui nous ouvre à des questions aussi fondamentales que sans réponses définitives.
Son exégèse du texte freudien est tout aussi secourable, amicale que critique.

Le concept de l’autre proche issu du Nebenmensh allemand, s’applique  à sa méthode d’analyse et d’investigation opposée au frontal, à  une dialectique qui serait d’affrontement, et c’est ainsi que le traumatisme comme cause première du développement psychique se voit tempéré par une logique de la  contiguïté.

Des vérités, on ne fait que tenter de s’approcher.

Françoise Hermon-Vinerbet

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