Mardi 8 février 2022 | Simone Korff- Sausse

Pour son livre "Dire l’indicible" Rencontre avec des patients pas comme les autres.

Éditions érès, 2021

Présentation de Laurence Pindat.

Bonsoir,

Il sera donc question ce soir dans votre livre Dire l’indicible, du handicap. C’est un livre que j’ai découvert car je ne vous avais encore jamais lu, livre que j’ai beaucoup apprécié pour son contenu et pour la clarté de son texte. C’est une invitation, au cœur même de la séance, à nous faire partager ces pensées fulgurantes qui viennent construire votre appareil théorique à partir de vos observations cliniques, très originales et audacieuses. C’est d’ailleurs la trame sur laquelle vous avez construit votre récit : nous rapporter ces moments-là en termes de surgissement, d’intuition, de flash… C’est un texte extrêmement dense qui nécessiterait plus d’une soirée pour l’aborder sous tous ses apports théoriques.

Ce livre est un vibrant témoignage de votre long et fervent engagement en faveur de l’enfant handicapé atteint de déficience mentale et sans langage, ou du moins un langage pas susceptible d’être compris par l’adulte. Et avec pour seul outil de soin l’outil psychanalytique, c’est-à-dire l’écoute. Mais comment « faire de la psychanalyse avec celui qui ne parle pas ? » Qu’en est-il du transfert et de sa spécificité, et de l’interprétation dans ces situations de l’extrême ? J’en retiens une dynamique qui entraîne le lecteur dans votre propre mouvement psychique, dans vos inventivités, vos avancées dans ces contrées inconnues pour faire émerger la parole retenue, le non-dit, le sujet. La publication de dix livres, votre contribution à plus de vingt-cinq articles, et votre pratique pendant plus de quarante années laissent penser que vous aurez beaucoup à nous raconter ce soir !

Cet intérêt majeur pour le handicap vous vous en expliquez dans un précédent ouvrage Le miroir Brisé. Je vous cite : « C’est le hasard, et pas tant par hasard que cela car mon acharnement à vouloir me faire la voix de ces humiliés de la parole me rappelai que j’avais été l’un d’eux. » Ainsi, vous rapportez qu’à l’âge de 10 ans vous êtes immergée du jour au lendemain dans une langue que vous ne comprenez pas. Votre langue maternelle ne vous est d’aucune aide ; vous faites alors l’expérience de l’étrangeté de la situation, à l’image de ces enfants « pas comme les autres » qui ne parlent pas la même langue que les adultes. C’est cette expérience personnelle d’être privée de votre langue qui vous amènera à porter à ces enfants-là, je vous cite : « une attention particulière pour ceux qui ne parlent pas. Et le désir de faire parler ceux qu’on n’écoute pas. Penser qu’ils ont toujours quelque chose à dire. A condition de trouver quelqu’un qui les écoute. » C’est bien là le pari fondamentalement analytique que vous faites, que toute personne est avant tout sujet, et que c’est comme tel que vous l’écoutez.

Mais avec quoi écoute-t-on alors ? C’est là que l’analyste devient un créateur de langue, dites-vous, et qu’il doit faire appel à toutes ses capacités oniriques, intellectuelles, poétiques. Face à ces cliniques de l’extrême il faut inventer ou adapter des dispositifs autres que nos cadres de références habituels, dites-vous, parce que « tout être humain, aussi démuni soit-il, même s’il ne dispose pas d’un lexique commun, a quelque chose à dire de sa position subjective dans le monde. »

Et c’est au moyen du dispositif analytique que vous relevez la gageure d’instaurer un processus thérapeutique avec ces patients « pas comme les autres ». Pour cela il faut envisager d’autres modalités du transfert et de l’interprétation, avec le corps, les mimiques, les objets et l’association propre, où vous allez « prêter vos pensées à des pensées du patient non encore pensées ». Avec ces enfants que vous recevez, vous privilégiez l’intersubjectivité, l’émotion partagée ou empathie, la réflexivité. Autant de notions sur lesquelles vous pourriez revenir, de même que sur la construction de l’appareil psychique sur le modèle de Bion, votre maître à penser.

Vous ne vous retenez pas d’égratigner quelques psychanalystes trop orthodoxes, peut-être ? Trop structuralistes ? Trop lacaniens ? Certes, si psychanalyse et handicap se sont longtemps tournés le dos, diriez-vous aujourd’hui que la psychanalyse est largement pratiquée dans la clinique du handicap ?

Cette clinique apprise auprès des enfants handicapés vous l’appliquerez à tous les domaines qui ont entre eux la dimension de l’extrême, soit ce qui confronte aux confins du pensable, du symbolisable, du partageable. Dans les annales de la clinique, au cas du petit Hans de Freud et de bien d’autres s’ajoutera le cas du petit Arthur que vous avez accompagné et qui vous inspirera largement dans vos travaux ultérieurs jusqu’à l’avoir nommé votre « meilleur collègue ».

Face à ces cliniques de l’extrême (prématurité, handicap, maladie génétique, traumatisme…), il faut inventer ou adapter des dispositifs autres que nos cadres de références habituels, dites-vous, parce que « tout être humain, aussi démuni soit-il, même s’il ne dispose pas d’un lexique commun, a quelque chose à dire de sa position subjective dans le monde. »

« Petite fille, je voulais devenir astrophysicienne, une autre manière de s’interroger sur les origines. Cet étonnement ne m’a jamais quittée », écrivez-vous. De là votre intérêt pour la recherche sur les origines de la pensée, les processus créatifs et l’esthétique. Et là je vais emboîter mes propos dans le sillage de vos termes pour être la plus fidèle possible sur ces deux chapitres. Vos premiers travaux portent sur le regard de la mère dans la construction identitaire de l’enfant handicapé jusqu’aux processus de création. « Que voit le bébé quand il tourne le visage vers sa mère », demande Winnicott ? « Il voit son propre visage », autrement dit « le regard de la mère est le premier miroir de l’enfant. » Alors, que voit l’enfant pas comme les autres dans le regard de sa mère ? « La première image de lui-même est sa propre anormalité et le choc qu’il provoque dans le regard de sa mère qui le regarde. »

Cette première expérience du regard se constitue dans une réflexivité mutuelle ; de là l’importance du comment est-on regardé. Dans une démarche de rapprocher psychanalyse et créativité, vous posez que la psychanalyse peut éclairer la compréhension d’une œuvre en révélant le sens latent derrière le sens manifeste, mettant au jour les processus psychiques de la création artistique, que vous appelez empathie esthétisante, qui reprend l’empathie émotionnelle partagée de Bion, qui met au travail des aspects esthétiques dans la relation de soin. Il s’agit donc d’une co-construction psychique qui donne une co-création artistique.

Vous poursuivez en interrogeant votre intérêt pour  l’esthétique. C’est la que vous faites l’hypothèse, avec la démonstration d’Adrien, que les œuvres artistiques peuvent éclairer nos situations cliniques. Vous vous appuyez sur les œuvres de l’artiste Fontana pour lire les dessins d’Adrien qu’il troue ou déchire non plus pour faire l’hypothèse qu’il attaque l’espace maternel, mais parce qu’il voudrait y pénétrer pour le comprendre. C’est le conflit esthétique de Meltzer, qui stipule que le nouveau-né, au sortir de la vie intra-utérine fait une expérience émotionnelle bouleversante de la beauté de ce monde extérieur. Cette beauté est le regard, le sein de sa mère. Mais est-ce que l’objet est aussi beau à l’intérieur ? Question qui serait à l’origine du désir de savoir. Le conflit esthétique est donc la douleur de l’incertitude entre ce qui peut être observé de l’extérieur de l’objet et de ce qui n’est pas observable, l’intérieur de l’objet. Ce sont deux chapitres que je condense à l’extrême et qui mériteraient un éclairage plus étendu, si vous le voulez-bien.

Pour conclure je dirai que vous lire, c’est s’ouvrir à un autre regard sur le handicap.
Je vous remercie.
Laurence Pindat.

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