Mardi 8 mars 2022 | Laurie Laufer

Pour son livre « Murmures de l'art à la psychanalyse » Impressions analytiques.

Éditions Hermann Psychanalyse, 2021

Murmures de l’art à la psychanalyse est un livre abordant de nombreux sujets : le deuil, la mélancolie, la littérature, la peinture, la sculpture, la modernité, l’émancipation… C’est dire l’ampleur de votre travail, puisque cette énumération ne renvoie qu’à une partie des mouvements de votre texte. Il s’agit en effet de mouvements, de déplacements. Vous emmenez la psychanalyse, et vous emmenez votre lecteur, du côté de l’art.

Vous n’en parlez pas de manière générale, abstraite, vous nous placez devant des œuvres, et devant les auteurs de ces œuvres. Et devant les épreuves que des artistes ont endurées.

Comme introduction, avant que vous en parliez vous-même, de ce livre aussi foisonnant, je pourrai seulement évoquer quelques éléments, je pourrai seulement évoquer quelques-unes des attitudes que vous analysez.

Une partie des auteurs et des artistes auxquels vous consacrez un chapitre ont connu la tentation de se retirer. Cette tentation prend parfois une tournure tragique, comme l’ont montré deux écrivains qui ont choisi la manière la plus extrême de se retirer, le suicide : Romain Gary et Édouard Levé.

A la première partie de votre livre, vous avez donné le titre que vous empruntez à Freud : Deuil et mélancolie. Le premier chapitre est consacré à Mallarmé, au rapport de Mallarmé à la littérature et au deuil.

Mallarmé voulait s’effacer. En quel sens ? Il rêvait d’une poésie se construisant d’elle-même, certes par le truchement d’un auteur, mais celui-ci très discret. Dans la mesure où s’exprimer, c’est se montrer, Mallarmé ne se préoccupait pas de s’exprimer, il cherchait au contraire à être absent de ses poèmes.

Et au vide provoqué par l’absence de l’auteur, correspondent, dans ce qu’il écrit, des énigmes, des trébuchements, des interruptions. Non pas pour qu’il n’y aucun sens, mais pour qu’il n’y en ait pas trop.

Au lieu de ce retrait paisible et désiré, Mallarmé a connu une manière plus douloureuse de disparaître en partie. Le deuil. Le scandale de la mort d’un enfant. Perdant son fils, Anatole, qui meurt à huit ans, Mallarmé perd une partie de lui-même. Ce deuil est pour lui si douloureux, si destructeur, qu’il se sent disparaître au point d’écrire : « […] Tout ce que mon être a souffert est inénarrable, mais heureusement je suis parfaitement mort. […] Je suis un cadavre une partie de ma vie. »

Son fils, Anatole, son fils mort, Mallarmé l’appelle « le petit fantôme. » Le disparu n’a pas n’a pas tout à fait disparu. Le père endeuillé a des souvenirs, a des images.

À plusieurs reprises votre livre parle de fantômes et d’images, et de leurs effets sur nous. Certains fantômes et certaines images ont en quelque sorte de l’énergie, puisqu’ils produisent des effets.

Sauf exception, les deuils nous entourent de fantômes.

Le deuil d’un autre écrivain, le deuil de Georges Perec, est l’une de ces exceptions. Perec n’a aucun souvenir d’enfance, n’a aucun souvenir de ses parents. Ils ont disparu l’un et l’autre pendant la guerre, quand il était petit.

A son deuil sans fantômes, sans images, à ce vide, Perec donne des contours en décrivant des lieux et en collectionnant des souvenirs collectifs. Je me souviens est le titre de celui de ses livres qui recueille les souvenirs que des gens innombrables peuvent avoir, les souvenirs de choses banales et d’événements sans importance qu’ont connus presque tous ceux qui ont vécu à la même période.

Ces fragments sont comme les morceaux d’un puzzle avec lequel il joue pour rendre le vide supportable.

Il a par ailleurs écrit un livre, L’Homme qui dort, sur un personnage qui se retire. Un étudiant, au lieu de se présenter à ses examens, y renonce soudain. Il erre dans les rues de Paris ou somnole dans sa chambre de bonne. Il ne veut rencontrer personne, n’écouter personne, ne parler à personne.

Il risque de tomber, ou est tombé déjà, dans la mélancolie.

L’impasse du mélancolique, vous l’examinez en partant du personnage d’Oblomov, en partant du roman de Gontcharov qui a pour titre Oblomov. L’impasse dans laquelle se trouve le mélancolique quand il ne veut pas ou ne peut pas avoir d’activité.

Oblomov méprise les passions et les activités des personnes qui l’entourent, il n’y voit que des besoins inutiles et des agitations inutiles. Ou des jeux auxquels il ne veut pas jouer.

Ce retrait n’est pas une solution. Son oisiveté n’est pas heureuse. Ne rien faire, ce n’est pas ne pas penser, ce n’est pas ne rien ressentir. Il est doté d’une grande vivacité mentale. Il bouillonne d’idées et de sentiments dont il ne fait rien. Echapper aux autres, ce n’est pas échapper à lui-même, ce n’est pas échapper à ce bouillonnement. Il est à la fois, ou tour à tour somnolent et agité, et bute sur lui-même.

Une rencontre pourrait le faire changer. Il tombe amoureux. Il aime, il est aimé. Sauf que là encore, il reste en dehors. Il ne noue pas cette relation, et c’est l’un de ses amis qui finit par épouser la femme qu’il aime.

J’aimerais en dire plus, en particulier de votre manière d’aborder des écrivains aussi différents qu’Henry James, Simone de Beauvoir, Chloé Delaume. Volontiers j’en arriverais aussi aux frères Van Gogh, à leur complicité fraternelle, qui a fini par la peur d’une rupture fraternelle. Cependant n’hésitez pas à intervenir, si vous désirez déjà ajouter ou modifier quelque chose.

Non ? Je prolonge un peu. Merci.

Quand nous lisons un texte, comment l’interpréter ? Ou plutôt : Comment ne pas l’interpréter trop vite, pour ne pas lui donner un sens qui éteindrait l’effet qu’il pourrait avoir sur nous.

À propos du Tour d’écrou, le roman d’Henry James, vous citez des réactions trop rapides, des réactions de lecteurs scandalisés par cette histoire de fantômes et d’enfants curieux, d’enfants dont la curiosité tourne autour de la sexualité.

Une gouvernante raconte que des enfants ont vu des fantômes. Des fantômes malveillants, qui veulent pervertir ces enfants.

Quelles questions peut se poser le lecteur ? Cette histoire est est-elle vraisemblable ? Sommes-nous tentés de porter un jugement moral sur la conduite des personnages ? Ou sur l’auteur ?

Non, des réflexions de ce genre empêcheraient l’œuvre d’agir. Une œuvre, … qu’il s’agisse d’un texte, un tableau, d’une sculpture, d’un film… peut réveiller en nous des affects, peuvent vivifier notre vie psychique, peuvent raviver notre désir.

Comme le mélancolique qui voudrait tout comprendre, tout savoir, mais ne veut rien vivre, un analyste qui voudrait tout de suite donner un sens, ne laisserait pas sa place aux fantasmes, au désir, à l’angoisse. Un fantasme peut protéger de la férocité d’une expérience traumatique. Certaines angoisses sont paradoxales et productives, elles produisent du récit, de la matière, du corps, des pulsions.

Il arrive que l’art soit un acte, l’acte de nous montrer une autre possibilité.

D’autres possibilités, une émancipation, une libération, c’est ce que Simone de Beauvoir a proposé en publiant son livre sur la sexualité et la féminité. Aujourd’hui, Le Deuxième Sexe ne fait plus scandale, mais vous relatez le scandale qu’a été sa publication. Il fallait du courage pour écrire et publier ce livre. Pour réussir ce livre. Simone de Beauvoir était une lutteuse. Avec cet essai et par son engagement politique, elle luttait.

Votre livre commence par le deuil et la mélancolie, il finit par la lutte et l’émancipation.

Il évoque aussi des choix étranges, des étapes étranges.

A côté de souffrances qui nous tombent dessus sans nous demander notre avis… un deuil, une rupture… il y a des épreuves que peut-être nous aurions pu éviter.

Qu’essayons-nous d’obtenir quand nous nous imposons une étape douloureuse, ou même une souffrance qui semble n’avoir aucun sens ?

Etonnant inattendu, est par exemple le choix qu’a fait une écrivaine, Chloé Delaume. Ecrivaine et performeuse.

Elle a décidé d’habiter dans la télévision. C’est ainsi qu’elle appelle sa soumission, volontaire, expérimentale, le jour, la nuit, pendant vingt-deux mois, sa soumission à la télévision. Regarder tout. Les publicités, les journaux télévisés, les émissions de téléréalité, les divertissements. Tout ingurgiter.

Elle se soumet à cette expérience avec bien sûr la volonté d’y résister. D’y résister par l’écriture. Les effets sur elle de ces mille quatre cents heures, ou même plus, de télévision, Chloé Delaume les raconte d’une manière très personnelle. Les effets sur sa santé, sur ses comportements, sur ses pensées.

Plus énigmatique et plus douloureuse était l’attitude de Van Gogh, dont vous parlez aussi. Vincent Van Gogh a fait plus que se soumettre à une expérience, il s’est volontairement blessé. Comment comprendre ce geste violent sur lui-même ?

Vincent Van Gogh et son frère Théo étaient très liés. Quand ils ne se voyaient pas, ils s’écrivaient presque tous les jours.

Est-ce l’imminence d’une séparation qui a désespéré Vincent ? Quand Théo a annoncé son mariage, le possible éloignement de son son frère est apparu à Vincent comme une catastrophe. Une rupture insupportable. Une rupture fraternelle. Il ne savait pas comment se passer de son frère. Il ne voyait pas comment ne plus échanger avec lui autant. Il s’est amputé d’une oreille. Comme s’il avait besoin d’un sacrement, d’un sacrifice, pour inscrire, pour accepter en l’inscrivant, la souffrance qui s’est emparée de lui.

Je ne voudrais pas que cette introduction, forcément incomplète, n’ait rien dit du jeu. Vous montrez que souvent l’art est une lutte. Il a aussi ses moments ludiques. Un artiste peut jouer en dehors de son travail, il peut aussi mettre du jeu dans ce qu’il produit. Perec est un exemple. Il a publié un traité sur le go, le jeu de go. C’était aussi un champion des mots croisés. Et dans la Vie Mode d’emploi, son dernier et grand roman, il est souvent question de jeux et de règles de jeux.

Des artistes, pouvons-nous dire que, lorsqu’ils vont bien, leur métier est un jeu ? Et que quand ils vont mal, leur métier est une pratique qui les aide à endurer, à résister ? Quels fantômes, quelles images, quelles rencontres les soutiennent ? Quels échanges ?

Je vous laisse répondre à cette question, ou en poser d’autres et répondre à d’autres.

Thierry van Eyll

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