Masson Céline, Felzenszwalbe Natalie Rendez-nous nos noms!

Quand des juifs revendiquent leur identité perdue Préface d’Annette Wieviorka, Postface de Daniel Sibony Editions desclée de brouwer. Paris 2012

Robert SAMACHER, Psychanalyste, membre de l’Ecole Freudienne, ex-maître de conférences à l’Université Paris-Diderot (Paris 7).Dernières publications : Participation à l’ouvrage Ella Sharpe lue par Lacan sous la direction de M.L. Lauth, Paris, Editions Hermann, 2007. – « Le corps des déportés et le Yiddish » dans Yiddishkeyt et psychanalyse, sous la direction de Max Kohn, Paris, MJW Fédition, 2007. – « Humour juif et mélancolie », dans « Culture yiddish et inconscient », sous la direction de Max Kohn, revue Langage et inconscient, revue internationale, Limoges, Editions Lambert-Lucas, 2007. –  » Les progrès de la science jusqu’où ? » sous la direction de Robert Samacher, Emile Jalley, Olivier Douville, revue Psychologie Clinique n° 23, Paris, L’Harmattan, printemps 2007.

Dans sa préface, Annette Wieviorka fait savoir que dans le présent ouvrage, Céline Masson avec Natalie Felzenszalbe examinent de toutes les façons possibles la question du nom des juifs à connotation évidente. Certains après la Libération (1945) ont voulu changer de nom du fait des persécutions.
Annette Wieviorka se réfère à la remarque de Marc Bloch : « les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père ». Elle pose la question suivante : « Quels sont donc ces temps, celui où l’on change de nom, celui où l’on souhaite retourner aux noms des origines, sautant la génération des pères pour revenir à celle des grand parents ? »
Ce point est fondamental et A. Wieviorka aborde le problème en historienne, elle rappelle que le changement de patronyme juif pour un patronyme national n’est en rien une particularité française, cela se retrouve à différents moments de l’histoire de nombre de pays européens. D’ailleurs les noms, ceux qu’on considère « juifs » ont changé non seulement d’orthographe non seulement en fonction de leur homophonie mais ont pu prendre un accent, une tonalité spécifiques correspondant au pays de résidence.
A . Wieviorka rappelle également les différentes modalités d’intégration des noms juifs à la nation française que ce soit sur le mode de la traduction (N. Lapierre), ou l’adoption d’un nom porté pendant la Résistance, ou encore un nom d’emprunt servant à se cacher.
A.Wieviorka situe la renaissance d’une fierté juive à partir des années 1963, le procès Eichmann, la guerre des six jours en 1967, supports d’une mutation dans les mentalités. D’ailleurs Elie Wiesel ne cessait d’affirmer qu’il n’y avait pas de honte, ni collective, ni individuelle à avoir été victime de la Shoah.
En France, les différents procès : Barbie (1987), Touvier (1994), Papon (1998), et surtout le discours de J. Chirac à l’occasion de la commémoration du Vel d’hiv le 16 juillet 1995, il n’avait pas hésité à affirmer la responsabilité de « l’Etat français » dans la déportation des juifs, autant d’ événements qui ont suscité le souhait de juifs à reprendre le nom à « consonance israélite »,  celui de leur père ou leur grand-père avant qu’ils l’abandonnent.
De nos jours, le choix de prénoms rappelant les origines familiales rend compte également de cette mutation. A. Wieviorka conclut prudemment que nous ne savons pas encore ce que produira ce retour aux noms et prénoms d’origine dans les temps à venir.
Ensuite, dans son préambule, Céline Masson souligne qu’un nom changé est coupé de son histoire, de sa langue, il a perdu sa saveur, son accent, sa musique.
« Le nom de ses pères est aussi celui d’une filiation qui évoque souvent une géographie, une histoire et aussi une route des langues. Changer de nom, c’est changer de langue et couper le nom du lieu. »
Pour les juifs qui ont connu la Shoah, les raisons sont très claires : antisémitisme, honte, rejet, désir d’assimilation, de protection.
Céline Masson souligne que le désir de retour au nom d’origine se présente surtout dans le contexte spécifique juif marqué par la Shoah. De son point de vue, le changement de nom révèle un conflit intime qui n’est pas résolu, le nom d’origine caché provoque une rupture entre le sujet et son histoire familiale en tentant d’effacer l’identité juive. Le nom changé fait alors symptôme puisqu’il masque des non-dits concernant la Shoah et les millions de morts juifs qui l’accompagnent.
Elle assimile ce camouflage au marranisme  et de son point de vue, la seule façon de le contrer c’est de faire retour au nom des ancêtres afin de « reprendre pied sur le sol de l’histoire, c’est relever un nom tombé sous les coups de l’histoire » pour ne pas être définitivement enfoui et perdu.
Natalie Felzenszwalbe et Céline Masson signent un chapitre intitulé « Nos noms d’ici et d’ailleurs ». Elles reprennent l’idée que lorsqu’on change de nom, c’est une histoire qui bascule, qui se dissimule derrière d’autres lettres. L’intégration dans un pays donné ne veut pas forcément dire assimilation au pays d’accueil. Même si l’on s’intègre « ne peut-on rester soi-même dans ses variantes, dans ses tonalités d’un autre lieu, dans ses langues d’un ailleurs venant enrichir l’ici ? »
Elles considèrent que pour les générations suivantes, l’enjeu est d’ « oser porter un nom juif sans honte ».
Les deux auteures sont à l’origine du collectif « La force du Nom », regroupement de ceux qui souhaitent reprendre leur nom d’origine, et qui ont fait un référé auprès du Conseil d’Etat. En effet, jusqu’à nos jours le Conseil d’Etat a favorisé le changement de nom lorsqu’il est difficile à porter et non l’inverse, ce qui fait que les demandeurs se sont trouvés confronté à une incompréhension de cette instance. La restriction s’appuyait sur le fait que le nom était difficile à porter du fait de son origine et de sa consonance étrangère. Le Conseil d’Etat s’est traditionnellement appuyé sur cette notion de consonance pour refuser tout retour au patronyme d’origine. Elles reprennent un passage de l’intervention de Bruno Huisman publié dans le livre collectif La force du nom(1) qui a remarquablement analysé cette notion de consonance étrangère.
C’est à partir de juillet 2011 que le Conseil d’Etat a accepté le retour au nom d’origine. L’argument qui a porté est celui du relèvement d’un nom en lien avec la Shoah et les circonstances dans lesquelles la responsabilité de l’Etat français a été engagée. Cette action devenue possible a aussi une portée réparatrice.
L’air du temps s’y est prêté du fait que la législation française concernant le patronyme a changé depuis les lois de 2002 et de 2005, au nom de l’égalité entre les sexes, la loi permet la transmission ou l’addition du nom de la mère, multipliant les noms double et non sans lien avec la perte du sens du nom du père.
Dans le contexte particulier du relèvement du nom, il s’agit de revenir au nom du grand-père, effacé du fait du nom du père francisé. Cette démarche consiste alors à redonner une portée symbolique à la transmission du patronyme retrouvé, véhiculant un patrimoine culturel précieux.
Les auteures présentent leur proposition comme un manifeste, réaction citoyenne, engagement éthique et politique pour une France multiculturelle qui ose affirmer ces noms à consonance étrangère. L’argument qui pourrait leur être opposé est de considérer que leur démarche est communautaire et va à l’encontre de l’idée d’intégration jacobine léguée par la révolution française.
Elles notent également que le retour au nom concerne surtout deux générations mais peut avoir des effets divers sur les suivantes : l’enfant du père qui veut retrouver son nom d’origine, peut ne pas adhérer à ce désir et maintenir le nom francisé, des femmes mariées peuvent faire la démarche de demander à retrouver le nom de jeune-fille d’origine.
Les auteures concluent leur chapitre en affirmant qu’il « s’agit bien d’un droit à la reconnaissance de leur exil intérieur, à la narration de leur histoire et à la consonance poétique de leur choix. »
Ce livre reprend ensuite un certain nombre de témoignages de personnes qui demandé à changer leur nom, faire retour au nom du grand-père. Certains de ces témoignages sont filmés sur le vif dans le film « La force du nom, leur nom, ils l’ont changé »(2), autant de vies et d’expériences singulières qui illustrent la signification et la portée du retour au nom d’origine, qui demandent à être lus et médités réactivant en chacun de nous des souvenirs, identifications et affects.
La postface écrite par Daniel Sibony s’intitule « Retour aux origines, une métaphore de la vie ». Pour D. Sibony, « Vouloir retrouver son nom, surtout le nom qu’on n’a pas eu, si l’on a vu le jour sous le nom modifié, c’est vouloir poser un acte de retour aux origines perçues comme relais de la transmission qui porte ce peuple. » Pour le peuple juif, la transmission tient comme transmission du nom et ce nom s’inscrit dans le Texte, celui  de « la parole du Nom ».
Sibony a par ailleurs montré que l’entreprise nazie était conçue comme le meurtre du Nom. Ce qui voudrait dire que reprendre le nom perdu serait une façon de dire non à l’idéologie meurtrière nazie et soutenir un symbole réparateur qui dit oui à la vie et qui a fonction de rattacher le sujet à ce qui est sa texture qui passe par le Texte, c’est-à-dire rattacher le Nom à la Loi (Torah).
Pour Sibony, qu’un collectif ait accepté de s’opposer au avis du Conseil d’Etat, tenant de l’effacement de la particularité, est une façon de retrouver sa texture, ce qui fonde l’être, c’est-à-dire s’identifier à des noms juifs d’avant qu’on les voue à la mort. Ce qui veut dire que la mort n’a pas eu le mot de la fin.
Donc redonner vie à ces noms correspond à une « métaphore de vie ; du désir de vie inhérent à l’être-juif ».
Cette démarche n’est pas spécifique à la France, on la retrouve en Israël où certains jeunes veulent également revenir au nom de leur père ou de leur grand-père. Ce qui est en jeu comme le souligne Sibony, c’est de « chercher ou de trouver dans leur passé, des signifiants marquants pour eux, des mots et des noms qui ont compté », j’ajouterai, pour qu’ils puissent à leur tour compter et se compter.
En conclusion, ce livre permet une approche synthétique, cohérente et claire de l’enjeu du retour au nom d’origine pour tous ceux qui ont besoin de retrouver des signifiants et une « texture » qui fait métaphore.

Robert Samacher

(1) Huisman B., 2010, « La consonance israélite », dans La force du nom, sous la direction de C. Mqasson et M.G. Wolkowicz, Paris, Desclée de Brouwer, p. 111-124
(2) Cf. La force du nom, film et ouvrage collectif publié  en 2010 chez Desclée de Brouwer.

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