Nicole-Edith Thevenin

"LE PRINCE ET L’HYPOCRITE" éthique, politique et pulsion de mort Editions Syllepse

 

Geneviève VIALET-BINE, Psychanalyste.
LEONARD DE VINCI ET LA SUBLIMATION : publication interne aux Séminaires Psychanalytiques de Paris, Mars 1994.
ANOREXIE-BOULIMIE : « MALADIE DU VIDE, MALADIE DU RIEN » in Santé mentale, n°14 Janvier 1998.
L’ANOREXIE DE L’ADOLESCENTE : bulletin de l’association Psychanalyse et Médecine n° 21- juin 2004.
LA FOLIE A DEUX : LES SŒURS PAPIN : in « Les grands cas de Psychoses » éditions Payot et Rivage – Paris 2000
In « psychoanalys-asthetic-kulturkritik » n°spécial pour le 100 ème anniversaire de la naissance de LACAN – Vienne – 2001
ANNA FREUD ET LA QUESTION DE LA TRANSMISSION : PUBLICATION INTERNE AU Séminaires psychanalytiques de PARIS – 2003.
LES MECANISMES DE DéFENSE : publication interne aux Séminaires psychanalytiques de Paris Juin 2004.
LA PERVERSION : Publication interne aux Séminaires psychanalytiques de Paris, Juin 2006.
LA STRUCTURE DANS TOUS SES ETATS : communication au colloque de l’Association psychanalyse et médecine de Novembre 2006.

L’auteur, en lectrice attentive de Freud et de Marx, nous invite à une lecture croisée de ces 2 auteurs, rencontre articulée autour de leur perception commune du jeu des antagonismes et des contradictions qui travaillent le lien social, violence constitutive de l’Inconscient, lisible dans les turbulences répétitives de la vie subjective, comme au cœur des grands mouvements de l’Histoire : conflictualité des classes sociales, conflictualité du capital et de la force de travail pour Marx, conflictualité des processus primaires et des processus secondaires, conflictualité du principe de plaisir et du principe de réalité pour Freud, et plus tard conflictualité des pulsions de vie et des pulsions de mort, toutes contradictions ruinant l’unité du Moi et tout idéal de maîtrise.

Mais alors que Marx pense l’histoire dans une idéologie du progrès, où les hommes, une fois affranchis de leurs chaînes économiques, pourraient vivre dans un monde sans conflit, Freud quant à lui , qui avait jusque là adhéré à cette idéologie, portée par les avancées du travail analytique mais aussi par la philosophie des lumières dont il reste un héritier, va, dans ce temps de « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort » procéder à des remaniements décisifs : poussé par la nécessité impérieuse de sortir de la « misère psychique » dans laquelle la guerre et son cortège d’horreurs l’ont plongé, lui, « penseur pris dans la mêlée », c’est dans la douleur qu’il tente, de sortir de la torpeur de l’illusion pour prendre la mesure du désastre et s’essayer à penser cette réalité au cœur de laquelle s’inscrivent la barbarie et la mort. C’est donc à suivre les étapes douloureuses de ce long processus que l’auteur nous invite : nouant au fil des pages, forces psychiques au travail, état des institutions et question du pouvoir. L’auteur lie ainsi répétition psychique et répétition historique, en analysant comment les processus inconscients s’inscrivent dans les événements historiques et les modes de production économiques qui les étayent, les activent et entrent en résonance.

Dans ce travail de deuil qui pousse Freud, dans le désarroi, à passer de l’illusion à la désillusion, se révèlent le prix que toute pensée paye à la toute puissance des désirs et des idéologies qui les ont formés et modelés (croyance en la perfectibilité de l’humain et à une harmonie pensable). L’auteur tente alors, à partir des analyses de Freud, de comprendre comment l’imaginaire s’articule à la théorie et peut la déterminer, et comment la théorie s’élabore à partir des conflictualités de l’inconscient elles-mêmes articulées aux conflictualités socio-politiques et idéologiques. Car ce rapport imaginaire s’établit nécessairement à partir de l’écart qui structure le rapport entre la réalité et la conscience que chacun peut en avoir. L’illusion est donc une donnée qui s’établit à l’insu du sujet et échappe à son contrôle. Cette « illusion » qui vient de la projection de nos désirs est en même temps prise dans les processus socio-historiques et les systèmes de pouvoir. L’Autre est toujours déjà là dans les formes imaginaires et symboliques offertes par l’état d’une société et ce sont elles qui organisent et habillent les fantasmes. Penser passe toujours par un travail de deuil des illusions qui nous constituent, sachant que ces illusions ne sauraient être éradiquées une fois pour toutes, mais constituent notre matière première.

C’est ce travail de deuil que Freud opère qui passe par le processus de déliaison de l’attachement à tout idéal qui se donne comme objet de complétude imaginaire.
Le vent dévastateur de la guerre a obligé Freud à prendre en considération ce qui relève d’une répétition de la destruction et de l’horreur qu’il croyait pouvoir être un jour dépassée.

Freud va creuser la désillusion jusqu’à ses racines pour pouvoir aller au delà, se mettre en mouvement, se remettre à penser, à partir de cette nouvelle réalité conflictuelle. Il va bouleverser ses références et analyser les processus à l’œuvre. L’Histoire ne lui apparaît plus comme « progrès », mais comme un processus voué à des ruptures d’équilibre, à des retournements, à des recompositions incessantes, travaillé en sourdine par une destruction inhérente à son devenir. Il mettra alors en liens sa découverte de la compulsion de répétition au niveau psychique et la contrainte de la répétition au niveau historique en mettant au centre de sa pensée la Pulsion de Mort. Prendre acte de la pulsion de mort, c’est mettre en place un nouveau dualisme pulsionnel opposant et articulant en même temps pulsion de vie et pulsion de mort.

Le retentissement de ce remaniement sera immense et ouvrira une longue polémique dans le monde analytique dont les cicatrices ne sont pas encore refermées.
Freud fera front et soutiendra son nouveau dualisme qui deviendra le socle conceptuel de son œuvre, noté avec beaucoup de justesse par JB Pontalis lorsqu’il écrit : « la thématique de la mort est aussi constitutive de la psychanalyse freudienne que celle de la sexualité ».
C’est désormais sur la dialectique contradictoire et souvent antagoniste entre Eros et Thanatos que l’auteur avec Freud porte le poids de sa réflexion.
L’excès d’Eros, comme l’excès de Thanatos conduisant également à la mort, c’est la pulsion de mort qui sera pour Freud le paradigme de la pulsion et sa force d’attraction.

Et puis au commencement est la « négation » qui permet au petit d’homme, en s’arrachant à la Chose, d’entrer dans le langage en même temps que d’opérer la première séparation Dedans/Dehors qui préside au Principe de réalité qui est une expérience de Perte : ce n’est qu’en reconnaissant que l’objet est perdu (présent en tant que perdu), que le moi peut avoir accès à la réalité : toutes opérations à l’orée de la constitution du sujet qui mobilisent la pulsion de mort comme centrale et fondatrice.

Si la pulsion de mort ne peut être absente d’aucun processus de vie, elle se confronte à Eros et c’est du jeu de leur nouage que procède la dynamique subjective elle-même.

Pourtant la compulsion de répétition témoigne d’un résidu inentamable qui échappe au nouage avec les apports libidinaux . C’est cette part de violence et de cruauté que le travail de civilisation tente de réduire : le civilisationnel se caractérise, nous dit Freud, par la sublimation et le principe de renoncement que le surmoi exerce ; ce renoncement est nécessaire à l’humanisation et Thanatos travaille ici pour le compte d’un Eros civilisationnel sublimé. Mais ce Surmoi, lié lui même, comme nous le savons, à des forces refoulées ou déviées, mais qui n’en sont pas moins actives, peut redoubler de sévérité si la détermination idéologique et politique ambiantes en accentue les effets morbides : c’est alors la culpabilité qui fait le lit de « la servitude volontaire », passion à se faire objet de l’Autre, réactivation de l’aliénation fondamentale et du masochisme primaire.

Renoncer est une nécessité vitale qui porte en soi son propre excès, s’il ne se lie pas à Eros.
Quand la répression est trop forte et que le verrouillage social ou étatique empêche toute expression ou manifestation d’agressivité, la pulsion de mort déniée, refusée, se transforme en force de destruction et en barbarie sur la scène du monde, et sur la scène intime psychique. Chacun refoulant la colère qui l’anime et qui ne trouve pas d’issue, se tient dans une « dépression flottante » où se perd dans l’activisme et le vain et insatiable besoin de consommer : objets fétichisés dont l’accumulation pare à la béance du Signifiant et à l’absence de sens. Retour inéluctable et périodique de l’archaïque. Le besoin d’amour et la peur de la mort ou de la séparation nous livrent tout aussi sûrement au désir de servitude qu’au désir de meurtre.

Les destins de la pulsion de mort seront donc différents selon la manière dont pulsion de vie et pulsion de mort se noueront aux structures symboliques et idéologiques, aux formations imaginaires et aux luttes sociopolitiques.

L’auteur, avec Freud, s’appuie sur les analyses de Marx des modes de production et des rapports de l’homme avec l’objet de sa production et de ce qui en résulte pour le psychisme des individus, pour comprendre les formes de l’aliénation fondamentale et structurelle qui précipite l’embrigadement en masse compacte et l’aliénation aux meneurs en tout genre : cette soumission au leader ne relève plus alors d’une position passive, mais d’une puissance active où le groupe se porte à le soutenir pour se soutenir lui même.

S’ouvre alors la lutte pour les biens, naissance du « pouvoir sur.. », dans une dialectique dans laquelle disposer de biens, c’est pouvoir en priver les autres ; privation imaginaire qui active une jalousie, une envie par rapport à l’autre supposé jouir de cette surabondance vitale que le sujet ne peut lui même appréhender, jalousie qui attise la haine jusqu’au besoin de détruire et qui vient solidifier le vieux socle de haine agressive archaïque et activer les rivalités fraternelles.

Se nouent ainsi, contraintes psychiques et contraintes matérielles où violence de proximité et violence des échanges se soutiennent exacerbant le « Malaise dans la culture », malaise qui ouvre sur la question Ethique : éthique du politique, éthique de la psychanalyse et ce n’est pas un hasard si le séminaire de Lacan de 1959-1960, intitulé « L’Ethique de la psychanalyse » est un travail centré sur le « malaise… ».

La question du politique est centrale pour l’auteur puisque c’est elle qui semble avoir inspiré le titre de l’ouvrage : « Le prince et l’hypocrite ». Question du politique inscrite au cœur de la psychanalyse en tant que reconnaissance des antagonismes et des discordances qui viennent remettre en question la fermeture des systèmes de pouvoir aussi bien que du système psychique. La négation portée par la pulsion de Mort peut ainsi devenir force subversive lorsqu’elle ouvre sur une œuvre à accomplir, c’est à dire lorsqu’elle s’articule à un lien vivant, tel est le fil rouge qui court au fil des pages.

La pratique politique pourrait apporter un appui logique à la subversion, en venant à la rencontre de la pulsion désirante des masses, en activant non la plainte ou la demande, mais en travaillant à la séparation, à l’écart, à l’hétérogénéité d’une nouvelle donne. Telle est la bascule dont parle Lacan dans ce séminaire sur l’Ethique et qui concerne aussi bien l’acte psychanalytique que l’acte politique : question de l’acte, acte qui assume la perte, en place et lieu de la demande ou de la plainte qui tournent en rond dans la rancœur, le ressassement et les turbulences stériles : le problème n’est pas d’aménager le circuit fermé de la pulsion, mais de savoir couper, infléchir la répétition pour l’ouvrir sur de nouvelles mises en jeu psychiques et politiques afin « que là où était le ça, je dois advenir » pour ce qui est de la cure analytique et pour ce qui est du politique : se tenir à l’écoute attentive de la rumeur du Monde, car « le mot d’ordre et la décision du Prince ne tire son efficacité que de venir à la rencontre, d’être la pointe signifiante d’un désir qui cherche son moment de conclure ». Pour pouvoir faire acte, opérer un franchissement, le politique comme le psychanalyste doit être un bon interprète de la conjoncture : connaître la conjoncture clinique et celle de son temps pour pouvoir en temps opportun, rouvrir la théorie, déplacer les questions et les interrogations pour inventer les voies de la libération : « Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans l’œuvre continuée de Babel et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages ». Lacan.

Attention portée à la conjoncture, capacité à poser un acte « au moment opportun » (Freud), telle est la puissance du prince qui s’apparente à la position du psychanalyste. Le psychanalyste n’est ni spectateur, ni attentiste, mais partie prenante d’une histoire individuelle et collective ; dès lors son silence ne saurait être « vide », mais retenue, accueil, laisser advenir où tenir la place du mort, c’est présentifier « cet Autre au-delà de l’autre ».

 « L’hypocrite freudien » que l’auteur définit comme celui qui sait y faire avec la dialectique pulsion de vie, pulsion de mort, est celui qui ne se définit pas dans un rapport d’appropriation à l’objet, mais se tient dans l’équilibre d’un mouvement, justesse d’une position et justesse d’un dire qui s’oppose à toute commisération.
Faire circuler le leurre, le semblant, où il s’agit moins de leurrer l’Autre que de maintenir un rapport jouable avec le désir, moins de faire semblant que de « faire du semblant avec de la vérité » (Baudry), ce semblant dont joue l’analyste qui permet à son patient de passer de la figure terrifiante du surmoi archaïque, que chaque petit d’homme doit affronter pour grandir, à la figure apprivoisée, pacifiée, symbolisée du père sous forme d’œuvre à accomplir. Passer d’un pouvoir comme « emprise sur.. » à un « pouvoir de… » qui reconnaît la dette symbolique -dette symbolique qui ouvre au désir d’être, celui « d’exister en acte » de Spinoza- peut permettre d’entendre le fameux « ne pas céder sur son désir », non pas comme précepte entêté et rigide, mais au contraire comme un geste spinozien « ouvrant sur l’appétit », manière de se tenir en son centre en se laissant traverser par les événements et la pulsion de mort. C’est ici que nous rencontrons la question du féminin (si vite refoulée dans l’élaboration freudienne) dans la distinction, soulignée par l’auteur, entre une pulsion de mort ravageante qui a partie liée avec un surmoi destructeur, éreintant, et une pulsion de mort créatrice, se liant à Eros et soutenant un narcissisme suffisamment bon pour opérer dans la souplesse la « bonne distance ».
L’écriture, qui porte ce travail passionnant, rigoureux, exigeant et engagé donc courageux, me semble la mise en acte de ce jeu pulsionnel qui active la dynamique subjective dans une joie spinozienne, qui ouvre à l’accroissement de l’être et de la pensée ; la dialectique qui court de pages en pages, le jeu des contradictions, les interrogations, les remises en question ouvrent l’espace psychique dans un mouvement qui va contre le désenchantement, la mélancolie et la tristesse phallique.
Ce travail est enfin, et ça n’est pas le moindre de son intérêt, un appel aux psychanalystes, à leur responsabilité à penser les nouveaux enjeux de la Psychanalyse dans notre monde en devenir.

      Geneviève VIALET-BINE

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.