Paul Audi De l’érotique

Galilée, 2018

Stéphane Habib
Psychanalyste et philosophe.  Membre de l’Institut Hospitalier de Psychanalyse de Sainte-Anne à Paris,  ainsi que du conseil d’administration et comité de rédaction de Tenou’a.
Dernier livre, Faire avec l’impossible – Pour une relance du politique (Hermann, 2017. A paraître en poche, chez Pocket, 2020) Prix Oedipe, le salon 2018.

Pour – Paul Audi

Il faudrait, naturellement, commencer par dire ce que contient ce livre, De l’érotique, et le situer dans le corpus de son auteur, Paul Audi. Ainsi l’on ferait comme il faut et comme d’habitude. Mais… ni ce livre ni son auteur ne sont comme il faut et comme d’habitude.
« Lisez-le ! » est la chose la plus juste à en écrire.
On se surprend à rêver d’un article composé de ces seuls deux mots et que la demande y soit satisfaite. Ceci fait on pourra rentrer dans le vif du sujet. Ce qui d’abord et avant tout est une promesse d’avenir pour autant qu’on en entende l’adresse. Ce livre tout entier est une adresse, la parole qui s’y écrit est adressée et ce n’est pas un détail. Tout d’abord historiquement, on se souviendra que Freud lui-même eut recours à cette écriture-là, celle dite du dialogue fictif quand bien même rien n’est plus vrai que ce qui se délivre dans et par cette fiction. La fiction de l’échange des paroles y est ce qui fait surgir la vérité. La lecture le prouve, nul besoin de recourir à quelque citation pour appuyer cela. A peu de choses près, il y va du dispositif analytique lui-même.
Comment ne pas penser que Paul Audi fait ainsi un clin d’œil à Sigmund Freud ? Comment ne pas sourire à ce clin d’œil en se rappelant que Freud écrit ce dialogue avec « un interlocuteur impartial » dans un texte qui est un acte en tant qu’il prend la défense d’un  psychanalyste, Théodor Reik, aux prises avec la justice pour pratiquer la psychanalyse sans porter le titre de Docteur en médecine : La question de l’analyse profane.
On aura raison de penser qu’à son tour Paul Audi écrit un texte qui est un acte et qui vise par là même à la transformation du monde comme il va : De l’érotique. J’ajoute que si ledit livre est une promesse d’avenir, c’est que pas moins que celui de Freud, à le lire, on en tirera les conséquences pour ce qui relève de la formation du psychanalyste. En cela – entre mille autres raisons – je tiens que De l’érotique est un grand livre dont la lecture est fondamentale dans ce moment curieux et déterminant qu’est en train de traverser la psychanalyse dans le monde.
C’est là précisément la promesse d’avenir dont je parlais pour commencer. En effet, il faut prendre la mesure de la manière dont Paul Audi écrit la philosophie. Et s’en inspirer surtout, oui, s’en inspirer. Il nous enseigne par le geste de son écriture qu’élaborer une pensée consiste à faire sortir toute discipline de son champ supposé. A frayer des passages, à créer des rencontres inattendues, à multiplier les ponts, à croiser les phrases et à altérer interminablement ce qui se donne pour déjà pensé, déjà advenu. Or la psychanalyse pâtit plus que jamais de sa claustration en soi. C’est en quoi, De l’érotique est proprement une promesse. Il s’agit d’un traité de déclaustration. Et tout se remet à vivre et à bouger. Il aura suffi pour cela de laisser se rencontrer la psychanalyse, la philosophie, la littérature, la poésie, la peinture, le cinéma… Ce qui arrive alors – et c’est désormais ce qu’il s’agit de faire arriver à la psychanalyse. Tout son corpus et toute son histoire appellent cette arrivée. Qu’on tende enfin l’oreille ! – ce qui arrive alors, disais-je, c’est la création, l’invention de formes et de concepts, la transformation de la langue et des mots. Le « devenir davantage » de Nietzsche dont Paul Audi fait surgir ceci que c’est l’autre nom de la libido. Osons le dire : ce qui arrive avec l’écriture de Paul Audi, ce qui revient, ce qu’il aura relancé, c’est la libido analytique
Voilà qui illustre bien ce bouleversement de la pensée et l’intranquillité sans laquelle tout devient dogme. On ne cessera, en tournant les pages de ce livre, d’être ébloui par ce qui s’y produit continument. Qu’on en juge : l’amour – dont l’ouvrage est le point final d’une trilogie qui lui est consacré depuis Le Théorème du Surmâle (Verdier, 2011) et Le Pas gagné de l’amour (Galilée, 2016) – s’y trouve pensé comme événement qui survient…au désir. A son principe, au principe de l’amour – ce principe qui est archè, à savoir commencement et commandement – il y a la réjouissance. Oui la réjouissance par laquelle Paul Audi discute la célèbre, la fameuse – trop ? – jouissance, non pour contredire la psychanalyse, mais au contraire pour bâtir avec elle. Et génialement « réjouissance » devient le nom, à côté du désir qui « prend plaisir à désirer », de cette « disposition » à jouir du bonheur de la rencontre d’une part et, encore un peu autrement dans ce qui s’y précise, « disposition du corps parlant et désirant qui rend possible l’avènement de l’amour. »
Et là, Paul Audi apparaît en inventeur de différence. Il est le philosophe qui fait la différence. Qu’il ne ressemble à aucun autre, certes, c’est le cas de chacun qui écrit, ce qui s’appelle vraiment écrire, mais surtout que la différence il la fait, la crée, la pense, comme Augustin (dont vous lirez de magnifiques passages du De trinitate sur l’amour, entre autres celui-ci : « On n’aime l’amour qu’autant qu’il aime déjà quelque chose, puisqu’il n’y a pas d’amour là où rien n’est aimé ») écrira la locution « faire la vérité » et Jacques Derrida ( lui aussi, apparaît ça et là dans des moments décisifs du questionnement de Paul Audi) la lira comme ce qui se construit, se travaille, à quoi l’on œuvre, très précisément comme cela donc, l’auteur de Créer – Introduction à l’esth/éthique, fait et fait passer la différence. Ainsi depuis cette disposition qui est disponibilité à l’accueil de l’événement, entendez de ce qui arrive imprévisiblement, incalculablement – et l’on aurait raison d’y voir un lien se tisser à l’éthique et au politique et à ce que je considère en même temps comme une définition minimale de la psychanalyse : accueil de ce qui vient – eh bien surgit l’affaire de la différence sexuelle, il dira plutôt « différenciation » et aussitôt il compliquera radicalement l’expression elle-même et les formules lacaniennes de la sexuation, le désir, le plaisir et la jouissance, l’unicité et la singularité, la signification et la « significativité », l’érotisme et l’érotique bien sûr.
Impossible de développer cela. Non pas par manque de place comme il serait aisé de l’avancer, mais tout simplement parce qu’alors je n’approcherais jamais la finesse des choses avec laquelle pense Paul Audi et, partant, vous risqueriez de ne pas prendre la mesure de la pensée à nulle autre pareille qui se déploie dans ce livre. Ce livre qui est bien plus qu’un livre et bien plus d’un livre.
Je ne voudrais pas ne pas faire résonner deux choses avant de vous laisser aller vous procurer cet ouvrage et annuler tous vos rendez-vous pour le lire d’une traite. Deux passages (et oui, il (se) sera bien passé quelque chose entre ces phrases qui arrivent et celles de Paul Audi) que je crois décisifs et non suffisamment médités :
1/ « Pourquoi, en somme, dans un domaine dont on peut dire que l’analyse, en la mettant au centre de l’expérience éthique, apporte une note origi­nale, une note certainement distincte du mode sous lequel l’amour, jus­qu’alors, a été employé par les moralistes, les philosophes, comporte une certaine économie de la relation interhumaine, pourquoi l’analyse, qui a apporté ici un changement de perspective si important, n’a-t-elle pas poussé les choses plus loin dans le sens de l’investigation de ce que nous devrons appeler une érotique à proprement parler ? C’est là certaine­ment une chose qui mérite réflexion. »
2/ « Quand je dis qu’on ne dépasse pas tel ou tel de ceux que j’énumère dans la même phrase, Descartes, Kant, Marx, Hegel et quelques autres, on ne les dépasse pas pour autant, en effet, qu’ils mar­quent la direction d’une recherche, qu’ils marquent une orientation, et que cette orientation, elle, si c’est une orientation véritablement faite comme ça, n’est pas quelque chose qu’on dépasse comme ça si aisément. On ne dépasse pas Freud non plus; on n’en fait pas non plus – on n’en a pas d’intérêt-le cubage, le bilan. On s’en sert, on se déplace à l’intérieur, on se guide avec ce qu’il nous a donné comme directions. »
Je pourrais finir avec un « à bon entendeur » et vous signaler qu’il y en a un, de bon entendeur, et que son nom est Paul Audi et qu’il est en train de construire une œuvre impressionnante. Mais alors je n’aurais pas pu indiquer ceci que ces extraits, on l’aura reconnu à la langue et à l’oreille, sont de Jacques Lacan et que tous deux proviennent d’un séminaire inépuisable dont le titre, nul hasard, est : L’éthique de la psychanalyse.
L’à venir tient à l’articulation de tout cela. La psychanalyse à venir reste, maintenant que Paul Audi a tracé la voie de l’érothique – c’est une chance –, à écrire. Il ne s’écrira pas sans Paul Audi.

Stéphane Habib

 

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