L’Invité du 13 décembre 2011 – Paul Audi pour

Lacan selon Jarry Verdier, 2011 Présentation Francis Cohen


Paul Audi

LE NOUVEL AMOUR

La rencontre de l’Un et de l’Autre
Un commencement sans origine, cette rencontre, une autre modalité de l’avènement de l’homme et de la femme de la Genèse. Un couple d’amants sidérants, sous la plume d’Alfred Jarry, leur destinée s’avère destination, une passe ?

Paul Audi confirme l’affinité pour la psychanalyse des pataphysiciens (1), il s’empare du « Surmâle »(2) d’Alfred Jarry, l’inventeur de la science des solutions imaginaires, la pataphysique, Jarry a voulu le sous-titrer « Roman Moderne » et organise sa rencontre textuelle avec le séminaire « Encore »(3) de Lacan.

 

Au début du roman une mise en scène de vaudeville réunit donc, une fois de plus Adam et Eve, André (anthropos, l’homme) et Ellen (la belle Hélène, la femme idéale) dans un château cossu dont le charme aristocratique ne dissimule pas complètement le caractère sadien, dans son parc une petite fille sera « violée à mort »(4), en compagnie de gens du monde peu respectables, de courtisanes et de quelques savants plus ou moins fous. Tout se passe dans l’avenir. La science-fiction, comme le nouveau roman (moderne) nécessitent un dispositif expérimental et mobilisent un protocole. Le provocant  propos d’André, son aphorisme : « L’amour est un acte sans importance puisqu’on peut le faire indéfiniment »(5) met le feu aux poudres. La jeune Ellen Elson le prend au mot. Ils s’enferment pour faire l’amour, d’un commun accord dans une sorte de « laboratoire de la luxure » où la jouissance va se trouver testée par un évaluateur compétent, un médecin. C’est là le lieu du véritable théorème « Dieu est infiniment petit » (6), proféré par le médecin. Infiniment renvoie à indéfiniment, le théorème du Surmâle est en vérité la réciproque de ce théorème du docteur. « Et pourquoi ne pas interpréter une face de l’Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ? »(7) La question de Lacan reste latente dans le propos d’Audi.

Mais grâce à Audi l’énoncé princeps du Séminaire « Encore » de Lacan – « La jouissance de l’Autre avec un grand A du corps de l’Autre qui le symbolise n’est pas le signe de l’amour »(8) donne consistance à l’aphorisme d’André, ce qui lui permet d’établir à la fois le théorème du Surmâle et d’en faire le titre de son ouvrage avec aussi le sous-titre ce clin d’œil ironique : « Lacan, selon Jarry » pourquoi pas Jarry au péril de Lacan…


Francis Cohen

Les surprises de l’amour
Même ainsi le théorème du Surmâle reste ambigu. Faut-il entendre que l’amour se réduit à l’acte d’amour, c’est cet acte qui serait  sans importance mais est-il ainsi proposé qu’il n’y ait que cet acte dans l’amour ? A l’instar du surmâle, Paul Audi, auteur du théorème décide et oriente ainsi toute la suite de son ouvrage. D’où les questions qui soutiennent sa quête et son enquête : « que signifie faire l’amour et que faisons-nous quand nous faisons l’amour ? » André prononce son aphorisme. A sa conception masculine rivée à l’acte et corrélée à la puissance sexuelle du mâle Ellen oppose une stratégie de surenchère féminine – cette chair dont le réel centre toute l’élaboration – qui surpasse l’acte et ses limites, l’amour est un sentiment.

Mais Encore ? Paul Audi déploie à travers les péripéties du roman de Jarry une théorie personnelle de l’amour, d’une singulière épaisseur, une réinvention.  Il délaisse le fond inquiétant de la crucifixion électrique du Surmâle, d’Hélène rédemptrice qui d’ailleurs s’est mariée avec un autre, met l’accent sur la formule canonique : « Il n’y a pas de rapport sexuel ». Son élucubration porte pourtant l’amour au second degré. L’amour de l’amour ne s’établit que de l’écrit   « ce qui ne cesse pas de s’écrire » (9). C’est le nœud modal de sa démonstration.

 

Elle conjugue comme souvent dans le texte du Théorème du Surmâle les avancées lacaniennes de cette logique et la topologie laissée implicite. D’entrée l’aphorisme d’André Marcueil – le théorème du Surmâle – « fait trou dans l’assistance »(10) sidération qui fait signe d’un impossible, infigurable mais présent, la place laissée vide du paradoxe reporté indéfiniment « rajeunir le lieu commun sans effort vers le paradoxe »(11), reste le lieu commun, et un assaut d’érudition dans la référence d’exploits sexuels d’où émerge le record de « l’indien tant célébré par Théophraste »(12) qui en un jour le faisait plus de soixante dix fois ! »

«  Je crois à l’Indien murmura Ellen »(13) à la fin. La réplique vaut contrat, elle sera prolongée après la procédure expérimentale (un congrès aurait dit Freud) qui suppose le  « lit de plein emploi à deux »(14) le cadre où vont se déployer les équations de Lacan les « quanteurs de la sexuation » qui président à l’écriture de la jouissance masculine et féminine, incommensurables. Même si maintenant c’est une installation en trois dimensions qui supporte les ébats des deux amants. Alors nouvelle relance d’Ellen, « Nous ne nous sommes pas encore aimés pour le plaisir » la déclaration d’André suit  « Je t’adore. » C’est le prélude au jaillissement poétique, l’amour a changé de raison. Une passion à laquelle répond la chanson funeste du rossignol et, «  horreux amoureux »(15), Ellen agonise.


Delia Kohen

Du mirage au miracle
Ces étapes soigneusement repérées contribuent à étayer l’hypothèse d’Audi, la théorie de Lacan, articulée dans «  Encore » permet de mesurer la portée du livre de Jarry, précurseur génial d’une conception de l’amour trop moderne pour son temps. Audi prend appui sur la situation du roman pour élaborer sa conception propre de ce sentiment qui n’est plus tout à fait celle de Lacan, non sans mobiliser avec rigueur et dextérité toutes les ressources de l’arsenal rhétorique du psychanalyste au profit de sa vision qui substitue au « mirage de l’amour », pessimiste constat de Lacan un « réconfortant » miracle de l’amour.

Cette métamorphose de l’amour repose essentiellement sur la matérialisation du signe de l’amour, apparente référence à Encore mais qui s’adresse aussi à Jarry dont l’intérêt pour le signe ne s’arrête pas au mot. De la fin du roman « Ellen Elson est guérie et s’est mariée », Paul Audi ne retient que l’ultime phrase : « Elle a fait substituer par un joaillier habile à la grosse perle une bague qu’elle porte fidèlement, à une des larmes solides du Surmâle. »(16)
Parce que « ce qui supplée au rapport sexuel c’est précisément l’amour » déclare Lacan, dans « Encore »(17). Le départ pour notre auteur d’une construction minutieuse qui allie les ressources de la logique modale qu’utilise Lacan à l’art du paradoxe et au savoir faire poétique commun aux deux auteurs piliers de son élaboration. Le trou dans l’assistance repéré au début du Surmâle rejoint le trou de l’anneau final non sans la lettre, « le bord du trou sans le savoir. »(18) La logique de la suppléance est modale, comment passer de ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, le rapport sexuel, à ce qui ne cesse pas de s’écrire, de « ce qu’il en est de la négation quand elle vient prendre la place d’une  inexistence. »(19) Le destin se traduit alors dans la contingence de la rencontre.

La rencontre c’est le destin que Paul Audi oriente et prolonge, il propose pour destination à la fois une adresse et du doigté. Paradoxe, l’invention de ce nouvel amour s’inscrit dans l’espace ouvert cette fois non du rapprochement mais de la disjonction des textes de Jarry et de Lacan.

Francis Cohen

Notes :
(1) Cf les travaux de Michel Arrivé sur Lacan cités par Paul Audi
(2) Alfred Jarry, Le Surmâle Gallimard 1987 Œuvres complètes II p.190
(3) Jacques Lacan Encore Séminaire XX Seuil 1973
(4) Le Surmâle p.235
(5) Ibid p.189
(6) Ibid p.244
(7) Encore p.71
(8) Ibid p.11
(9) Ibid p.132
(10)Le Surmâle p.190
(11)Ibid p.189
(12)Ibid p.197
(13)Ibid p.200
(14)Encore p.10
(15)Le Surmâle p.258
(16)Ibid p.271
(17)Encore p.44
(18)Jacques Lacan d’u discours qui ne serait pas du semblant Séminaire XVII Seuil
(19)Encore p.132

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