Catherine Muller est psychanalyste membre de la Société de Psychanalyse Freudienne. |
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Contraste. Entre ce titre attractif qui s’adresse à un très large public et la première phrase du prologue qui déplace les lieux communs, une phrase qui surprend et fait signature d’analyste. Nous sommes tous nés, on pourrait s’attendre à une banalité du genre : nous sommes tous nés d’une histoire d’amour entre un homme et une femme. Non. Nous sommes tous nés d’un chagrin d’amour, celui de n’être pas exactement l’enfant attendu. Par la magie de ces quelques mots de départ, le chagrin est délicatement instillé dans l’écart irréductible entre l’attente rêvée et la rencontre avérée qui fait déception. L’expérience du chagrin d’amour est à l’horizon de toute vie affective, écrit Patrick Avrane, non sans ajouter : Pour qu’il y ait chagrin d’amour, il faut qu’il y ait amour. Une évidence qu’il ne craint pas d’émettre pour mieux nous montrer qu’il n’est pas si facile qu’il y paraît d’avoir accès au chagrin d’amour, que tout chagrin ne fait pas signe de l’amour. C’est à mon sens ce point parfaitement argumenté qui donne sa force à ce travail d’analyste. Il y a tous ceux qui, pour Patrick Avrane, ne sont pas pris dans la métaphore de l’amour. Si l’on compte les imposteurs ou bien ceux qui confondent, l’objet pulsionnel et l’objet d’amour, le chagrin d’amour avec la rage ou le désespoir. Nous les retrouvons dans cet ouvrage, en suivant notre narrateur qui a l’art de faire se rencontrer “les êtres de chair et de papier”, les histoires d’analysants et les créatures des fictions littéraires : Tristan et Yseut, Roméo et Juliette, Phèdre et quelques autres… . L’ouverture de cet ouvrage se fait « sur le triomphe du chagrin » avec Les souffrances du jeune Werther de Goethe, le paradigme du triomphe du chagrin d’amour qui se conclut par le suicide de Werther. L’analyse qu’en fait Patrick Avrane permet au lecteur de saisir aisément la mise en jeu dans le coup de foudre, des instances du moi idéal et de l’idéal du moi, de la rencontre du reflet et de la référence. Sa réflexion éclaire également la fonction protectrice qu’à pour Goethe sa mise en scène littéraire dans laquelle se nouent l’imaginaire, la réalité et l’expérience vécue de son propre chagrin d’amour. Le personnage de Werther réalise le fantasme de la mise à mort, par un sujet, d’une partie de lui-même, mais le sujet Goethe en tuant Werther se sauve. Il se sauve du désespoir, pour aimer à nouveau, cinquante ans plus tard. La part de perfection mise dans l’être aimé, à l’origine du coup de foudre, Goethe va la retrouver intacte à l’âge de 72 ans. Il s’éprend d’une jeune fille de 17 ans, aussitôt éconduit, l’amoureux chagrin souffre d’avoir aimé mais le risque pris de l’amour refusé a donné à cet être, à fleur de peau, une nouvelle vitalité, une véritable renaissance. Il en résultera l’admirable Elégie de Marienbad. Patrick Avrane répond ainsi à la question que nous pourrions lui poser : Existe-t-il un âge pour les chagrins d’amour ? Le coup de foudre peut surgir à tout instant et à ce grand âge, il témoigne simplement, de la vitalité des images inconscientes fondamentales. Ce qui importe c’est l’aptitude d’un sujet à l’amour. Le psychanalyste averti sait faire les distinctions cliniques nécessaires à l’exercice de sa pratique analytique. Je le cite : Le chagrin n’est ni une vengeance ni un renoncement à un désir c’est le résultat d’une défaite. L’objet d’amour rencontré dans la réalité n’a pas répondu à l’attente. Le chagrin est une défaite, certes, mais qui n’a pas la gravité du désespoir. Patrick Avrane revient à plusieurs reprises, sur la différence radicale entre le deuil amoureux et la mélancolie qui fige la perte en un destin implacable. Le chagrin d’amour ne transforme pas son objet en une chose indifférente, il le perpétue. Il le rend possible à nouveau. Cette possibilité de retrouver l’amour après le chagrin lui inspire cette remarque clinique précieuse : le chagrin garantit la persistance de l’amour et peut être même qu’il protège du désespoir, de la perte irrémédiable. Car l’amoureux endeuillé continue à s’adresser à l’A au delà de l’objet disparu. C’est l’ouverture à l’Autre maintenue qui donne toute son efficience à la rencontre avec un psychanalyste. Ce dernier en ouvrant les portes de la langue, dégèle le discours, Il fait fondre le chagrin. Une possibilité qu’il tient de sa capacité à jouer de l’équivocité de la langue, à être un peu poète. Nombreuses sont les séquences de cures qui permettent à Patrick Avrane de l’illustrer. Si Le destin du chagrin dépend de la façon dont l’objet a été élu, selon que l’accent soit mis sur l’objet d’amour ou sur l’objet qui satisfait la pulsion, l’issue du chagrin s’avère très différente. Pour illustrer cette distinction, Patrick Avrane reprend l’histoire mythique de Tristan et Iseut.Cet amour là, est commandé par la pulsion orale, il ne se termine pas par un chagrin mais par une mise à mort. Et pour rendre compte de l’écart entre aimer un autre sujet que soi ou aimer l’objet de l’autre, il se saisit de Jules Verne dont il est un fin connaisseur, dans son roman « Le château des Carpates « . Ce récit lui permet de façon didactique de montrer que la possibilité d’aimer un autre sujet passe par l’acceptation de sa propreincomplétude. Aimer, c’est considérer que l’être cher peut offrir non seulement ce que l’on n’a pas, mais ce que l’on n’aura jamais et le chagrin signe qu’il y a eu perte. Accompagnant l’aphorisme de Lacan : aimer, c’est donner ce que l’on a pas, il précise : donner ce qu’on n’a pas, ce n’est pas offrir ce que l’on ne possède pas encore, mais que l’on pourra se procurer un jour, ce n’est pas mystifier, ce n’est pas d’avantage une affaire de troc d’objet, l’amoureux donne ce qu’il n’a pas, ce qu’il ne peut avoir : son être même. Le chagrin d’amour touche à cette vérité là, mise en scène par Marcel Pagnol dans La femme du boulanger et ses dialogues réjouissants que l’on retrouve dans ce livre. Une histoire qui commence mal et qui se termine bien. Le boulanger trompé et la boulangère infidèle, après une rectification de leur position narcissique, vont trouver dans le chagrin éprouvé, une possibilité de se retrouver. Il est important, nous assure Patrick Avrane, que tout amour traverse, ne serait-ce que de façon infime et non consciente, le chagrin. Car c’est à ce prix que l’amour peut perdurer. Du point de vue du psychanalyste, il n’y a pas lieu de se précipiter pour soigner un chagrin d’amour. Il est fondateur du sujet car le chagrin d’amour est en rupture avec les chagrins de l’enfance : il introduit l’autre dans sa vie. Patrick Avrane n’hésite pas identifier un chagrin d’amour véritable chez une petite fille de 5 ans, mais il se montre désemparé devant un petit garçon qu’il ne peut tirer de son désespoir, bien au delà du chagrin. A propos de la psychanalyse avec les enfants, je ne peux que vous inciter à lire ou relire Un enfant chez le psychanalyste, du même auteur. Le dernier acte de ces chagrins d’amour est consacré au chagrin de psychanalyste. L’auteur de ce livre en donne une démonstration à partir du récit que fait Anaïs Nin de ses compères le docteur René Allendy et Otto Rank qui tous deux, lorsqu’elle vient les consulter, la couchent sur leur divan. Pour Freud, il ne ferait aucun doute qu’il s’agit là d’une défaite de la cure, le psychanalyste ayant cédé devant le combat qu’il doit mener contre lui-même et ses propres démons qui voudraient le faire déchoir du niveau analytique. Ce qui m’amène à conclure sur la morale de la fable freudienne qu’illustre à merveille cet ouvrage : Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons. Ce qui pourrait inciter à vouloir écarter l’amour pour se protéger de la maladie et de la souffrance. Mais ce ne serait pas Freud s’il n’ajoutait aussitôt : mais à la fin on doit se mettre à aimer pour ne pas tomber malade…. Alors, allons au chagrin ! Catherine Muller. |