Claire Colombier |
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Si le titre même du livre convoque la question de la passe, ce lien se révèle encore plus substantiel dans l’ensemble du développement, où l’auteur nous invite sans cesse à nous déprendre de l’immobilité, du savoir constitué, pour opérer ce passage à vide sans lequel nulle parole, nulle création ne sont possibles. Cette déprise du savoir résonne d’autant plus que Paolo Lollo est un psychanalyste tel que Freud le souhaite dans La question de l’analyse profane : il fait preuve d’une vaste culture et convoque dans ce livre pas moins que la connaissance de l’œuvre de Freud et de Lacan, la philosophie, l’art, le politique, le maniement de plusieurs langues et la tradition hébraïque. Cette dernière est présente, en particulier, en exergue de chacun des passages auquel est associée une lettre de l’alphabet hébreu assortie de sa valeur numérique et accompagnée d’un bref développement sur sa signification. Cette lettre peut servir aussi de point de départ associatif dans le développement, comme c’est le cas dans le premier de ces passages, celui qui ouvre tous les autres : le passage zéro (sefer). Si les scribes babyloniens notent le zéro par un clou penché, séparateur, donc, de deux clous, l’hébreu n’a pas de lettre pour signifier le zéro. C’est le sefer, à la fois chiffre et lettre, qui en tient lieu, et dont l’association avec le zéphir nous renvoie au vide (sifr en arabe). Ce vide naît de l’évidement que désigne sefer – graver sur la pierre. Et c’est sur ce vide que se fonde la méthode analytique. Pour reprendre une expression de Léonard de Vinci à propos de la sculpture, la psychanalyse agit « per via di levare ». « C’est à partir du vide, produit par cette opération qui enlève du sens, que surgissent les dix passages qui suivent. » (p. 13) La peinture n’en est pas moins présente, via les œuvres de David Malkin, dont l’auteur nous dit qu’elles accompagnent son écriture, par leur invitation réitérée à aller « au-delà du visible ». Et « au-delà du connu ». Paolo Lollo fait référence à un certain nombre de concepts lacaniens et, en particulier, aux développements sur l’impossible, le nécessaire, le contingent et le possible, mais en les « travaillant » par d’autres références, en proposant des formulations qui en ré-inventent la portée, dans une sorte d’ « interprétation infinie ». Cette façon d’ « écrire autrement la psychanalyse » ne cherche précisément pas à susciter un accord ou un désaccord, mais se situe hors de toute polémique et offre à chaque analyste des espaces de pensée différents, qu’il va à son tour explorer. C’est une invitation à s’engager dans un travail similaire, à frayer ses propres passages, à partir de ses références pratiques et culturelles, qu’on peut, avec Freud, espérer riches et multiples. Ce style a aussi pour conséquence de ne pas réserver la lecture, parfois difficile, de ce livre à ceux qui seraient rompus aux concepts analytiques, mais au contraire de l’ouvrir à tous ceux qui voudront s’engager sur le chemin que nous propose l’auteur. D’ailleurs, des notes de bas de page, précisant des définitions de termes ou des références, vont dans ce sens d’une adresse à un large public. Ce travail s’inscrit en résonance avec celui d’Alain Didier-Weill, plusieurs fois cité, et notamment en tant que fondateur d’une insist-ution, Insistance, où travaillent des analystes et des artistes et à laquelle est consacré le dixième passage. Une insist-ution « aspire à devenir ce lieu où le sujet en formation n’arrête pas de passer la passe, un lieu où un sujet qui produit un signifiant est toujours de supposer qu’un passeur et un passant puissent, toujours, à tout moment, traverser l’espace analytique. » (p. 198) C’est la condition pour que la psychanalyse soit une « école de liberté et d’autonomie ». (p. 209) J’espère par ces quelques lignes vous avoir donné envie de lire Passages secrets de la psychanalyse. Si ce livre n’est pas à proprement parler clinique au sens classique du terme, j’y ai retrouvé ce que la psychanalyse permet de passage, toujours à refaire, de la mort à la vie, de l’immobilité au mouvement, du su à l’in-su. Bref ce qu’elle permet – et devrait permettre aussi dans les lieux institutionnels – d’une vie dé-sidérée qui s’invente à chaque pas. Claire Colombier |