Pascal Nottet Qu’est-ce que la psychanalyse?

EME éditions, collection «lire en psychanalyse», 2020

Christian Fierens

Psychanalyste, denier livre « Tenir pour vrai » chez Hermann.

Pour répondre à la question, on s’attendrait tout naturellement à s’appuyer d’une part sur l’expérience de la psychanalyse traditionnelle inventée avec Freud par les névrosés et d’autre part sur la mise en question du sujet telle qu’elle a été initiée par Descartes et reprise critiquement par Lacan. On attendrait la réponse d’un « retour à Freud » et d’un retour à la filière Descartes-Lacan. Ce n’est pas le cas ici.
Le propos du livre de Pascal Nottet s’inscrit précisément en contre-pied de cette attente. D’une part, pour poser la question, il ne faudrait pas d’abord retourner à Freud, mais à David Hume (1711-1776) dont la pensée a rendu possible l’invention freudienne. D’autre part, pour répondre à la question, il ne faudrait pas se baser sur la question du sujet, mais de ce qui précède cette question, à savoir l’empirisme des « affections de l’esprit » qui comprennent tout à la fois un aspect passionnel et un aspect social. Ou encore, partir des sujets névrosés (Anna O. et Cie) pour l’invention de la psychanalyse risque bien de centrer d’emblée la question de la psychanalyse sur la question d’un sujet préliminaire. À l’opposé, les autistes typiques sont d’emblée plongés dans les affections sans la question du sujet. Comme la psychanalyse est une question d’inconscient avant d’être une question de sujet, ce sont eux — les autistes typiques — qui jouent le rôle de pierre de touche pour débusquer la ou les fausses positions de ce qu’est devenue la psychanalyse aujourd’hui.
Au lieu de s’inscrire d’abord dans la question de la subjectivité pour ensuite constater que des affections l’affecte (subjectivité puis empirisme des affects), le propos de Pascal Nottet est ainsi de partir de l’empirisme des affections de l’esprit pour ensuite poser la question de la subjectivité : empirisme puis subjectivité. Empirisme et subjectivé, c’est le titre d’un petit ouvrage écrit par Gilles Deleuze à l’aube de sa carrière de philosophe et qui va marquer la suite de sa pensée.
Au dire de Kant lui-même, toute sa propre entreprise critique n’aurait pu avoir lieu si la lecture de Hume ne l’avait pas d’abord réveillé de son sommeil dogmatique.
Le jeune Deleuze s’assure dès le début de ne pas se laisser prendre dans le dogmatisme et dans la transcendance, en lisant Hume lui aussi. Se libérer de toute transcendance (toujours religieuse) permet de donner toute sa place à la philosophie avec le « plan d’immanence » (dont nous reparlerons plus loin)
Pascal Nottet se contente de lire Deleuze lisant Hume (Empirisme et subjectivé). Cette simple lecture, mais serrée à l’extrême, répétitive, incantatoire permet de poser la question — Qu’est-ce que la psychanalyse ? — en excluant toute référence dogmatique (« il n’y a pas d’Autre de l’Autre ») ; car Deleuze lui-même est constamment questionné et requestionné dans notre livre : « qu’est-ce que ça vient faire ? », « qu’est-ce que ça veut dire ? ». En dehors de toute référence transcendante et donc à construire et à inventer soi-même, le lecteur du livre de Pascal Nottet n’aura besoin de connaître ni Hume, ni Deleuze, ni l’autisme (autant de références qui pourraient encore servir d’autorités transcendant la question) pour suivre le cheminement de la question de Hume, de Deleuze et de l’autisme à même le texte de Pascal Nottet, le pédagogue, qui accompagne le lecteur tout au long de sa lecture (de Deleuze lisant Hume) et pour découvrir que, dans cette lecture, il est plongé dans la question « qu’est-ce que la psychanalyse ? » À lire Pascal Nottet lisant Deleuze lisant Hume, le lecteur se trouve dans la psychanalyse : « lire en psychanalyse ».

Articulation générale du livre
Pascal Nottet situe très largement l’entreprise de Hume, mais ne le cite pas.
L’œuvre de Deleuze est schématisée en trois petits livres (chacun de moins de 200 pages) : 1) lecture de Hume (Empirisme et subjectivité, 1953), 2) lecture de Kant (La philosophie critique de Kant, 1963), 3) ces deux lectures conduisent au livre testamentaire de Deleuze (Qu’est-ce que la philosophie, 1991).
Le gros livre de Pascal Nottet (400 pages) — Qu’est-ce que le psychanalyse ? Tome 1 – s’applique à lire la lecture deleuzienne de Hume (sous-titre du livre : avec Deleuze et depuis Hume), se focalise sur le premier chapitre de Empirisme et subjectivité et plus précisément sur les six premières pages de ce premier chapitre. Parcours minutieux de six pages de Deleuze en 400 pages de P. Nottet, c’est dire l’ampleur, la minutie et la rigueur du propos qui prétend traiter de la question : Qu’est-ce que le psychanalyse ? Le lecteur attendra les tomes suivants pour poursuivre la question infinie.
Hormis une préface engageante de Jean-Luc Yerlès, les introductions et les conclusions, le livre se présente en trois parties fort inégales : 1) présentation du projet de Hume (49 pages), 2) la question de l’entendement (15 pages) et 3) le problème qui se pose à Hume : comment se présente-t-il ? (255 pages).  
Ces trois parties correspondent à la lecture (stricte, rigoureuse, incantatoire) des trois premières parties du premier chapitre (« problème de la connaissance et problème moral ») de Empirisme et subjectivité : 1) énoncé du problème : les affections de l’esprit d’abord ou le problème moral, 2) complément du problème : l’entendement ou le problème de la connaissance, 3) comment le problème (au singulier) se présente-t-il articulant ensemble problème moral et problème de la connaissance ? Or, pour expliquer ce « comment » (troisième partie du livre de Nottet et troisième partie de premier chapitre du petit livre de Deleuze sur Hume), Pascal Nottet ne peut faire autrement que de nous entraîner déjà dans un double détour-dérapage du côté d’une part du petit livre de Deleuze sur Kant — La philosophie critique de Kant — (détour de 12 pages) et d’autre part du « plan d’immanence » du petit livre testamentaire — Qu’est-ce que la philosophie ? (détour de 138 pages).
En tenant compte de la complexité de la troisième partie, on peut diviser le livre de Pascal Nottet en cinq sections :
1) présentation du projet de Hume : affections (première partie, 49 pages),
2) question de l’entendement (deuxième partie, 19 pages),
3) comment le problème implique le devenir (première section de la deuxième partie, 38 pages),
4) la question du devenir implique et s’explique par
4a) la question de la faculté d’imagination (Kant 12 pages)
et surtout 4b) le plan d’immanence (Deleuze) (138 pages),
5) les principes d’association (67 pages).

1. Présentation du projet de Hume : la psychologie comme science de l’homme. Les affections de l’esprit
En 1687, dans ses Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Newton énonce la loi de l’attraction universelle, dont il n’est pas besoin de rappeler les prodigieuses conséquences dans le champ de la physique ; le pas décisif de Newton pour la physique, c’est de se séparer radicalement de la théologie et de la philosophie et s’en tenir à la stricte congruence entre les phénomènes et leur mathématisation. Hume se propose de faire une « science de l’homme », qui, elle aussi, ne devrait rien à la théologie et à la philosophie (à la transcendance) et s’en tiendrait aux phénomènes observables et à leur mathématisation. Or, l’esprit — supposé être l’objet de la psychologie, on pourrait dire la « psychè » ou encore le « sujet » — est entaché de ses connotations théologiques et philosophiques et, de plus, il n’est pas observable, il n’est pas phénoménal. Il est donc exclu de faire une science de l’esprit, une science de la psychè ou une science du sujet.
Une « science de l’homme » doit se fonder sur ce qui est observable, à savoir non pas l’esprit, mais les affections de l’esprit, qui se présentent tantôt comme passionnelles (et elles relèveraient du principe de plaisir), tantôt comme sociales (et elles relèveraient du principe de réalité). Loin de pouvoir se focaliser d’abord sur la psychè, le psychologue scientifique doit être fondamentalement un moraliste des affections passionnelles, un sociologue des affections sociales et un historien de l’histoire où s’inscrit la cohérence des unes et des autres, non sans impliquer — mais secondairement — la connaissance.
L’autisme typique infanto-juvénile se situe dans ce cadre préliminaire d’une science de l’homme, qui n’est pas centrée sur le sujet, mais sur les affections. Affections que Pascal Nottet rapporte à la psychanalyse pour les affections passionnelles, à la systémique pour les affections sociales et au cognitivisme pour la connaissance inhérente à ces affections.

2. La question de l’entendement. L’articulation des différentes affections
C’est le genre unique de l’affection qui peut être spécifié tantôt comme passionnel, tantôt comme social. Et c’est l’entendement qui opère leur articulation : le passionnel est employé pour l’intérêt du social (avec l’entendement, le passionnel est orienté vers la construction du social), mais aussi le social est employé pour l’intérêt du passionnel (avec le même entendement, le social est aussi ce qui reconnaît et promeut le passionnel).
Ainsi, dans la lecture que Pascal Nottet en fait, l’entendement est fondamentalement ce qui articule le principe de plaisir (passionnel) et le principe de réalité (social). Double mouvement aller-retour de l’entendement qui fait passer du passionnel (principe de plaisir) au social (principe de réalité) et vice versa. Pourtant ne doit-on pas reconnaître que les manifestations cliniques des souffrances de l’autisme typique relèvent d’un « au-delà du principe de plaisir » ou à son « en deçà » ? L’entendement (qui articulent les deux principes classiques) se révèlerait radicalement insuffisant à comprendre l’autisme typique. Nous voilà renvoyés à ne jamais oublier les affections en tant qu’elles ne sont pas encore articulées (avant l’entendement).
L’esprit (la psychè) ne peut devenir objet de science, « nature humaine » comme objet de science que s’il est affecté. Mais les affections seules ne font pas encore science. L’articulation de ces affections (passionnelles et sociales) se fait essentiellement par l’entendement, disions-nous, et c’est l’entendement qui ouvre la possibilité de la science humaine. Mais l’autisme typique — qui implique toujours déjà un en deçà de l’articulation du principe de plaisir et du principe de réalité par l’entendement — exigera autre chose qu’une « science de l’homme » (du côté d’un troisième principe au-delà et en deçà des principes de plaisir et de réalité).

3. Comment l’esprit (la psychè) peut-il devenir objet de science ?
Même si la question concerne la science (l’esprit devient objet de science en partant des affections de l’esprit et d’elles seules), la question est essentiellement philosophique (et non scientifique ou alors préscientifique). Comment l’esprit (qui relève essentiellement de la philosophie et de la théologie ou encore de la psychologie rationnelle) peut-il devenir quelque chose d’un tout autre ordre, objet (qui relève essentiellement de la science, qui, elle, écarte toute considération philosophie, théologique) ? Comment le feu de la philosophie pourrait-il devenir l’eau de la science ?
Ce devenir de l’esprit pourrait être interrogé de deux façons : 1) comment l’esprit devient-il une nature humaine (à entendre une nature objet de science) ? 2) Comment l’esprit devient-il un sujet ? On peut pointer ici l’enjeu de la « schizoanalyse » de Deleuze et Guattari : c’est de pointer justement la schize entre un tel esprit et un tel sujet et donc la nécessité du devenir de l’un vers l’autre.
Partons de l’esprit tel qu’il se donne. L’identité de l’esprit c’est identiquement l’idée dans l’esprit. Entendons l’idée au sens cartésien, à savoir n’importe quoi qui passe par la tête. N’importe quoi, c’est le chaos. Et tout d’abord, nous n’avons qu’une collection, un ensemble ou mieux un amas, car c’est une « collection » qui n’a pas d’album pour la contenir et la constituer comme collection et encore ledit « ensemble » d’éléments n’a pas rien pour assembler cet amas. L’imagination n’est fondamentalement rien d’autre que la réception passive de cet amas informe des idées de l’esprit.
On comprend bien sûr qu’esprit, idée et imagination recouvrent un seul et même point de départ : hors science, même s’il peut être récupéré par la théologie et interrogé peut-être par la philosophie.
Cependant, l’introduction du terme d’imagination permet de questionner plus avant le devenir inhérent à cet amas. Autrement dit, de reprendre à nouveaux frais les deux questions du devenir de l’esprit (inhérente à la schizoanalyse : 1) comment l’esprit devient-il une nature humaine (à entendre une nature objet de science) ? 2) Comment l’esprit devient-il un sujet ? À partir de l’imagination : nous pouvons poser deux questions équivalentes : 3) comment l’amas constitutif de l’imagination (« la collection sans album ») peut-il devenir un système ? 4) Comment l’imagination comme amas peut-elle devenir une faculté ?
Disons d’emblée que, pour Pascal Nottet, l’autisme infanto-juvénile se situe exactement au point de départ de ce devenir : esprit qui n’a pas encore développé sa nature humaine, esprit hors sujet, imagination sans système, amas sans faculté de synthèse. Mais en même temps, le même autisme infanto-juvénile est toujours déjà structurellement en attente de ce quadruple devenir. Pas moyen d’entendre ce qui se joue dans l’autisme typique si l’on ne pose pas la question de devenir-nature-humaine, de devenir-sujet, de devenir-système, de devenir-faculté.
Anticipant déjà la réponse par une référence au petit livre testamentaire de Deleuze, notre auteur propose d’emblée trois modes fondamentaux de ce devenir selon trois « facultés » : l’autiste est appelé 1) à devenir dans le champ de l’art avec la faculté de sentir (imagination), 2) à devenir dans le champ de la philosophie avec la faculté de concevoir et 3) à devenir dans le champ de la science avec la faculté de connaître.

4. Les deux détours-dérapages (hors de la route proposée par Empirisme et subjectivité) :
a) du côté de La philosophie critique de Kant (1963),
b) du côté de Qu’est-ce que la philosophie (1991).

4a) Kant lu par Deleuze et la théorie des facultés
Pour son compte, Deleuze distingue trois facultés correspond à trois champs et aux trois Critiques kantiennes :
– la faculté de connaître ou entendement correspond au champ de la science et à la Critique de la raison pure ;
– la faculté de désirer (pas sans rapport avec la faculté de concevoir) ou raison correspond au champ de la philosophie et à la Critique de la raison pratique ;
– la faculté de sentir ou imagination correspond au champ de l’art et à la Critique du jugement.
In cauda venenum : pour Deleuze, c’est l’imagination de la Critique du jugement qui change tout : « l’imagination n’accède pas pour son compte à une fonction législatrice. Mais elle se libère, si bien que toutes les facultés ensemble entrent dans un libre accord. Les deux premières Critiques exposent donc un rapport des facultés déterminé par l’une d’entre elles ; la dernière Critique découvre plus profondément un accord libre et indéterminé des facultés, comme condition de tout rapport déterminé.(1)»
Nous pensons que l’imagination « kantienne » ainsi lue par Deleuze reprend en fait très largement l’architectonique kantienne(2). Mais là n’est pas directement notre question. C’est au contraire de situer l’imagination dans un devenir : le « devenir-faculté de l’imagination », implique ici la schize entre une imagination comme amas et une imagination comme faculté qui transforme cet amas en un système.
En ayant posé l’imagination comme la faculté qui fait que toutes les facultés ensemble entrent dans un libre accord, en ayant placé l’imagination comme l’architectonique même de la question des différents devenirs, Deleuze lisant Hume a déjà fermé la porte à toute transcendance, à tout dogmatisme : l’imagination n’est pas le moyen, l’instrument ou l’Autre qui causerait le devenir, le devenir nature humaine, le devenir sujet, le devenir système, le devenir faculté. L’imagination n’est pas un transcendant qui produirait le devenir. Le devenir se joue dans l’imagination. Il est immanent à l’imagination elle-même.

4b Deleuze et le plan d’immanence
Qu’est-ce que la philosophie ?
La philosophie est un constructivisme ; elle construit selon deux aspects : elle trace un « plan d’immanence » (pas de transcendance) et elle crée des « concepts » (création, mais pas à partir d’une transcendance). Voilà le devenir du côté de la philosophie (du côté du désirer et du concevoir, du côté de la raison).
L’importance de cette section est fondamentale dans le livre de Nottet : « plonger la praxis psychanalytique dans le champ de la philosophie constructiviste telle que Deleuze la conçoit (…) c’est engager cette praxis dans un devenir qui devient précisément ce que Deleuze entend par devenir » (p. 189), c’est le devenir d’une nature humaine, du sujet, du système, de la faculté ; mais chaque fois ce devenir c’est le devenir des deux termes de la relation où se définissent non pas seulement la nature humaine, le sujet, le système, la faculté, mais aussi l’esprit et l’imagination qui est leur lieu d’où ils deviennent. « Double devenir qui constitue le peuple à venir et la nouvelle terre ». On l’entendra dans le champ de l’autisme comme double devenir : devenir de celui qui souffre d’autisme, mais en même temps devenir de la personne qui prend soin. Idem pour la psychanalyse, double devenir : devenir de l’analysant, mais en même temps devenir et renouvellement de l’analyste qui n’en sort pas indemne.
Si l’importance de ce constructivisme deleuzien est telle qu’il ouvre la porte au devenir (sous ses quatre formes et en général), comment définir ce fameux « plan d’immanence » et les concepts qui le peuplent ?
Outre toutes les spécifications négatives de ce plan (ce n’est pas une méthode technique, ce n’est pas un état de connaissance, ce n’est pas une opinion), on doit déjà dire que le plan d’immanence vaut comme « image de pensée » et qu’il implique une « sévère répartition du fait et du droit » (p. 172) — Deleuze aura pris la leçon chez Kant. Et bien sûr, le plan d’immanence ou l’image de pensée « ne retient que ce que la pensée peut revendiquer en droit ». « En droit », de jure ou le « transcendantal » de Kant(3), qu’il ne faudrait surtout pas confondre avec le « transcendant » (comme Deleuze en a plus que la tentation et c’est dommage). C’est la force même du « plan d’immanence » qui s’impose dans son mouvement infini, image de pensée qui oblige à penser. On présentera (selon P. Nottet) le plan d’immanence par « des traits diagrammatiques, des mouvements de l’infini, des directions absolues de nature fractale, », etc. Mais aussi parce que le plan d’immanence est préphilosophique, il impliquera toujours « une sorte d’expérimentation tâtonnante (…) des moyens de l’ordre du rêve, de processus pathologiques, d’expériences ésotériques, d’ivresse ou d’excès (…) une ligne de sorcière » (p. 177). « Le plan d’immanence est comme une coupe du chaos, et qui agit comme un crible qui permet pour ainsi dire d’avoir prise sur lui. a) Ce qui caractérise le chaos, en effet, c’est moins l’absence de déterminations que la vitesse infinie à laquelle elles s’ébauchent et s’évanouissent. b) Le chaos n’est pas un état inerte ou stationnaire. c) Le chaos chaotise, et défait dans l’infini toute consistance. Le problème de la philosophie est d’acquérir une consistance » (p. 177).
« Nous posons, écrit Pascal Nottet, que l’effectuation d’un tel plan d’immanence, son usage, son orientation — avec l’ouverture d’un mouvement infini dont il se constitue — est le plus juste accompagnement clinique et thérapeutique qui puisse être accordé à l’autisme typique » (p. 218).
Il resterait ici de nombreuses questions en suspens à propos du « plan d’immanence ».
Par exemple :
– Pascal Nottet cite Deleuze : « Le plan d’immanence a deux faces comme Pensée et comme Nature, comme Physis et comme Noûs » (p. 268). L’évidence (cartésienne puis spinozienne) n’empêche pas qu’on la questionne. Et si le plan d’immanence devait plus fondamentalement toujours se révéler une surface unilatère comme une immense bande moebienne ?
– le concept d’Autrui — qui fait l’objet de nombreuses pages d’analyse —, peut être le concept des concepts, si tant est que le concept implique toujours l’autre. Position d’un autrui qui ouvrirait la possibilité d’un nouveau monde. Et si Autrui (alors même qu’il est un concept porté par le plan d’immanence) se mettait à contester radicalement le plan d’immanence, non pas simplement pour le courber, mais pour le changer radicalement (par exemple en le faisant passer d’une surface bilatère à une surface unilatère).
– matière et forme ? Le plan d’immanence pourrait-il être la forme dont les concepts seraient la matière ? Ou inversement, les concepts seraient une certaine mise en forme de la matière première qu’est le plan d’immanence ? Amphibologie du quatrième couple de concepts de la réflexion chez Kant : matière/forme ou déterminable/détermination.
Deleuze tranche : l’imagination en son devenir qui joue comme plan d’immanence « n’est pas un facteur, un agent, une détermination déterminante ; c’est un lieu, qu’il faut localiser, c’est-à-dire fixer, c’est un déterminable » (p. 286). S’ouvrirait ici toute la question du rapport, de l’équivalence entre le plan d’immanence et la topologie, en tant que cette dernière est toujours à faire(4), parce qu’elle implique l’erreur aussi bien que la correction, toujours en mouvement et jamais achevée.  
Après ce long détour par le plan d’immanence qui explique la nature même du devenir en tant que tel (c’est le même qui devient et il devient sans faire appel à quelque transcendance), le livre revient en même temps au travail clinique, thérapeutique accompagnant l’autisme typique et à la lecture de Hume par Deleuze (troisième partie du premier chapitre de Empirisme et subjectivité)

5. Les principes d’association
« Rien ne se fait par l’imagination, tout se fait dans l’imagination » (p. 295-296) : plan d’immanence oblige. Pour l’abord de l’imagination avec tout ce qu’elle implique (le devenir). Mais tout ce qui se fait ne se fait pas « avec l’imagination », puisque l’imagination première (humienne) n’est pas un pouvoir-faire ou une faculté.
La production de l’idée par l’imagination humienne « n’est qu’une reproduction de l’impression dans l’imagination » (p. 297). On retrouve la même affirmation dans la seconde synthèse de la « triple synthèse » qui justifie la déduction des catégories dans la première édition de la Critique de la raison pure (notons que Kant n’a pas cru bon de conserver cette triple synthèse dans la deuxième édition) : « de la synthèse de la reproduction dans l’imagination » qui suit « la synthèse de l’appréhension dans l’intuition »(5). L’impression reproduite n’est donc rien d’autre qu’une idée dans l’esprit, autrement dit une aperception dans l’intuition. Comme pure reproduction des idées ou des impressions dans l’esprit, l’imagination n’est encore que « fantaisiste et délirante » (p. 301). Certes, l’imagination est le lieu de la reproduction et même le lien de la reproduction des impressions. Mais ce lien peut encore être n’importe quoi, hybridation radicale, « dragons de feu » (qui lient eau et feu), « chevaux ailés » (qui lient terre et air). Bref : délire. Hasard. Indifférence. Chaos.
Comment l’imagination-fantaisie-délire (nous y lisons la deuxième synthèse de la triple synthèse chez Kant, simple reproduction) peut-elle devenir l’imagination qui ordonne (nous y lisons la troisième synthèse de la triple synthèse chez Kant, récognition dans le concept) ? Ce passage, ce devenir de l’imagination ne peut se faire que « sous l’influence d’autres principes » que ceux que nous avons parcourus jusqu’à présent. Ces principes sont ceux de l’association des idées.
Les idées ne se reproduisent pas seulement n’importe comment (conduisant à la fantaisie et au délire). Elles s’inscrivent aussi selon trois grands principes. Pour acquérir la constance et l’uniformité qui les rendent aptes à la science, les idées doivent se reproduire et être associées tantôt par contiguïté, tantôt par ressemblance, tantôt par causalité. Ces trois principes sont, pour Hume, les principes directeurs de l’imagination en tant qu’elle n’est pas seulement un amas, mais qu’elle est une reproduction ordonnée (dont l’ordre est garanti par ces trois grands principes). Elle ouvre la possibilité d’un statut consistant d’objet (et de sujet) pour la science.
Qu’il me soit ici permis de faire remarquer quelque chose que Pascal Nottet ne mentionne pas dans son livre : l’association avec ces trois principes est très précisément convoquée par Freud (qui ne cite pas Hume) pour expliquer la place et le fonctionnement des signes-perceptions ou des différentes strates de la mémoire (de la reproduction) dans l’appareil psychique de la Traumdeutung : « Le fondement de l’association, ce sont les systèmes mnésiques » — autrement dit la reproduction des « perceptions » (= des idées) dans l’imagination. Mais l’imagination ne reproduit pas ces perceptions ou idées en un seul système mnésique (système S), mais en plusieurs qui correspondent précisément aux trois principes auxiliaires. « Le premier de ces systèmes S contiendra en tout cas la fixation de l’association par simultanéité ; dans les systèmes se trouvant plus loin, le même matériel d’excitation sera ordonné suivant d’autres sortes de conjonction, si bien que, par exemple, des relations de ressemblance, etc. (de causalité, selon Hume), seraient présentées par ces systèmes ultérieurs.(6) »
Quelle est la portée de cette remarque que je me permets d’ajouter au travail de Pascal Nottet ? L’inscription des traces mnésiques (= signes-perceptions) permet de voir comment l’imagination — toujours déjà en devenir — est toujours déjà orientée — en elle-même, en son plan d’immanence — par ces principes d’inscription mnésiques (ressemblance, contiguïté, causalité) qui, selon Nottet, mettent en même temps au travail respectivement la condensation (métaphore), le déplacement (métonymie) et la présentation-présentabilité. Le langage est ainsi inhérent, immanent au mouvement même de l’imagination. C’est lui qui assure la constance et l’uniformité nécessaire à la consistance de l’objet et du sujet (troisième synthèse de la triple synthèse de Kant : récognition par le concept).
« Comment l’imagination devient-elle nature humaine ? » Comment l’imagination comme fantaisie et délire devient-elle l’imagination ordonnée où la consistance d’un objet et d’un sujet peut avoir lieu ? Ce devenir n’est pas sans les trois principes d’association, qui sont essentiellement des principes d’inscription et des principes de langage. Ces principes d’association sont « immanents au plan même d’immanence » et ils impliquent ce que Deleuze appelle « les personnages conceptuels » qui font la navette entre le plan d’immanence et les concepts (Autrui devant nécessairement jouer comme « personnage conceptuel »). C’est le mouvement infini du plan d’immanence déjà en jeu dans la première question et dans l’autisme typique, mais aussi le plan d’immanence (de l’imagination) qui implique déjà son développement langagier et transférentiel.

Conclusion
Le livre de Pascal Nottet met en résonance quatre grands thèmes : 1) l’imagination et son devenir à partir de Hume, 2) le plan d’immanence à partir de Deleuze (Qu’est-ce que la philosophie ?), 3) la spécificité du travail clinique avec l’autisme, 4) le questionnement du devenir de la psychanalyse : qu’est-ce que la psychanalyse ?
Le cheminement du livre — la méthode, dirions-nous — propose un cheminement pour le lecteur dans le champ de la pensée et de la pratique. Pour être « scientifique », c’est-à-dire pour partir des phénomènes (et non de chimères philosophiques ou religieuses), il faut partir des affections de l’esprit (empirisme), en tant qu’elles sont toujours déjà ouvertes à un devenir, le devenir de l’imagination, qui est en même temps devenir-système, devenir-sujet, devenir-faculté, devenir-nature-humaine. La primauté radicale de ce devenir implique qu’il n’y a pas d’autres racines et notamment pas de recours possible à une transcendance pour déployer ce devenir lui-même (d’où le plan d’immanence).
L’autiste est d’emblée plongé dans ces affections de l’esprit, où n’apparaissent pas immédiatement le système, le sujet, la faculté, la nature-humaine. Mais de droit, ces affections sont toujours déjà insérées dans un devenir (dans le plan d’immanence).
Le livre indique fermement le chemin pour une renaissance de la psychanalyse, qui devrait se faire non à partir de ses concepts, mais à partir de son devenir, lequel peut être vu comme un plan d’immanence jeté dans l’océan du chaos ou dans le réel. À faire et à refaire sans cesse, comme topologie.

Christian Fierens

(1) G. Deleuze, La philosophie critique de Kant, Paris, PUF Quadrige, 1998, p. 97.
(2) Voir F. Pierobon, Kant et la fondation architectonique de la métaphysique, Grenoble, Million, 1990.
(3) Pour Kant, le « transcendantal » s’oppose à l’« empirique », comme le nécessaire ou l’apriori s’oppose à l’accidentel. « Ma place est le fertile bathos (profondeur) de l’expérience et le mot : transcendantal, dont le sens, si souvent indiqué par moi, n’a pas même été saisi par le critique (tant il a tout examiné superficiellement), ne signifie pas quelque chose qui s’élève au-dessus de toute expérience, mais ce qui certes la précède (a priori) sans être destiné cependant à autre chose qu’à rendre possible uniquement une connaissance empirique » (Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, dans Œuvres philosophiques tome II, p. 161). Le « transcendantal » de Kant « transcende » certes la particularité de telle ou telle expérience, parce qu’il est immanent à toute expérience. Le plan d’immanence de Deleuze n’est-il pas précisément ce bathos, cette profondeur de l’expérience ?
(4) Voir C. Fierens, Lecture du sinthome, Toulouse, Érès, 2018.
(5) Kant, Critique de la raison pure, première édition, dans Œuvres philosophiques tome 1, Paris, NRF Gallimard, 1980, p. 1406-1409).
(6) S. Freud, L’interprétation du rêve, dans Œuvres complètes tome IV, Paris, PUF, 2003, p. 592 (mes parenthèses).

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