« Panim\/Pnim L’exil prend-il au visage? »

Sous la direction de Céline Masson et Michel Ga Wolkowicz Editions EDK - 2009

 

Françoise Hermon-Vinerbet

Psychologue clinicienne et psychanalyste membre du cercle Freudien exerçant à la consultation médico- psychologique de Chaville a publié en …. dans la revue Patio no 3 L’inconscient à l’œuvre, « Trajectoire orale ». En 2008, dans le bulletin du Cercle Freudien « La destructivité en psychanalyse ».

Françoise Hermon-Vinerbet a lu « Panim/Pnim L’exil prend-il au visage? »

Je me suis pour la première fois de ma vie rendue en Israël en Octobre 2009 grâce au colloque intitulé : « La force du nom ». Reconnaissante à Céline Masson qui avait invité Delia Kohen à se joindre aux participants et à Delia Kohen qui, m’en ayant informée, m’a permis d’assister à ces échanges pluri disciplinaires entre les universités de France et d’Israël, j’ai accepté avec bonheur d’être passeur du bel ouvrage qui avait résulté de la rencontre précédente, celle de 2006 intitulée : « Panim/Pnim-L’exil prend-il au visage? »
Une première rencontre avait initié les deux autres, elle avait pour nom : « Shmattés-La mémoire par le rebut » et avait vu le jour en 2004.
Panim /Pnim L’exil prend-il au visage ? Ca résonne en mon for intérieur (Pnim en hébreux), avec : l’exil nous prend aux tripes et
la honte au visage (panim en hébreux)
C’est bouleversée par la violence étrange de cet écho, qu’à mon tour je vous invite à ce voyage.
Saisie par la difficulté de résumer le foisonnement de ces trente trois articles tous passionnants, c’est avec grand regret que j’ai opté de sacrifier à la clarté voulue de mon propos, la multiplicité et la singularité de chaque intervention. Je prie tous les auteurs que je n’aurai pas pu citer de bien vouloir m’en excuser.
Comment ne pas perdre la face en quittant son pays, comment trouver et retrouver ses marques quand cet exil qui est au coeur de ce qu’on a de plus profond se trouve inscrit dans une histoire et une géographie catastrophique, c’est le propos de la première partie de cet ouvrage; elle s’intitule:

 Visages, exil et métamorphose. Survivance et réminiscence

 Céline Masson Dans son introduction, met en exergue ses mots de E.Lévinas : « le visage c’est le fait pour un autre de nous affecter non pas à l’indicatif mais à l’impératif ». Elle nous dit « ce que l’on nomme langue maternelle, cette langue que j’apprends d’un visage, première place publique de rassemblement. Cette langue vient d’ailleurs, de ce premier exil qu’est la mère. »

 Michel Gad Wolkowicz ouvre lui le colloque en posant : »le visage comme construction de l’originaire ou malaise de la civilisation. »Il nous laisse sur une affirmation en forme de question : « La mémoire peut-elle se passer d’un visage et des Noms qui, seuls témoignent de l’insigne courage de se détacher de la masse? »
 Shmuel Trigano écrit l’article qui a pour titre  » Le visage est déjà un exil ». Grâce à sa concision et sa parfaite maîtrise de l’étude talmudique,  nous  entrons dans le coeur de la langue, entre l’hébreux et le français. C’est dans l’entre deux langues qu’il travaille la question de la voix contenue à l’intérieur (Pnim) du vu. Il insiste sur le paradoxe de la pensée biblique qui attribue une face, à celui qui dicta ses dix paroles à Moïse au Sinaï : panim el panim  » c’est à dire ,face à face.
Dieu dont l’image est irreprésentable fit l’homme à son image et à sa ressemblance, on réalise le désarroi de ce dernier lorsqu’il se voit dans le miroir  » comme s’il y avait un hiatus entre soi et soi….. on se redécouvre chaque matin dans le miroir en se demandant si l’on est bien adéquat à soi même….C’est l’étranger dans la demeure du moi que je  découvre chaque matin et que je dois accueillir en mon sein, « écrit Shmuel Trigano. C’est ce qu’il nomme : « le retrait dans le visage »
Le deuxième point de son argument est de poser l’existence de ce qu’il appelle « la voix dans le visage »
Le visage, au travers de sa traduction en hébreu Panim, porte la marque du pluriel, et c’est au « centre abstrait  » et « vide » de son dédoublement que se trouve l’essentiel, la voix « comme la matrice qui s’ouvre pour l’embryon d’autrui ».
S.Trigano conclut sur la profession de foi d’Israël qui est « Shema Israël », (écoute Israël) en ajoutant que la voix aussi est divisée et que c’est « ce qui la rend audible à autrui ». Israël s’intime à lui même l’ordre de s’écouter.

 La deuxième partie de ce recueil, comme la première, se compose de neuf articles et s’intitule:

Le visage et l’exil dans le judaïsme

Je rends hommage à la clarté et à la concision du propos  de Myriam Revault d’Allonnes qui m’a permis de mieux cerner certains aspect de la pensée d’Hannah Arendt .
 » L’habitation du monde : qu’est ce qu’habiter le monde? »
« Jusqu’à quel point reste-t-on l’obligé du monde même quand on en a été chassé ou qu’on s’en est retiré  » se demande Hannah Arendt , elle qui l’avait vu s’effondrer et dont la vie  et la pensée semblent en accord avec ces mots de Walter Benjamin « Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir « . Ce qu’elle appelle le monde c’est, nous dit M.Revault d’Allonnes, l’espace qui relie et sépare les humains, » l’intervalle qui s »étend entre eux », c’est « l’entre »…. ».Parce que ce sont les hommes au pluriel et non pas l’homme au singulier qui habitent le monde, la pluralité est la condition de l’action en général « écrit Hannah Arendt. Mais là où ont échoué les totalitarismes c’est à maintenir vivante la possibilité d’une différence irréductible. La pluralité dont il s’agit est celle « d’individus inchangeables qui ont le monde en commun « .
« Etre privé de monde : le paria et le parvenu. »
Le paradoxe de l’homme l’exclu, privé de monde, qui selon elle en reste l’obligé se voit doublé par une ambiguïté particulière liée à la « condition juive « des temps modernes ». Selon elle, l’antisémitisme moderne, depuis que les juifs avaient acquis l’égalité des droits, consistait à soumettre chacun d’eux à l’exigence paradoxale d’avoir à « prouver que bien que juif il n’était pas vraiment juif ». Cette impasse été l’occasion pour Hannah Arendt d’emprunter à Bernard Lazare le concept bipolaire du paria et du parvenu. Le juif paria est à l’image du  » Shnorrer » (mendiant célèbre des histoires juives), les Rothschild, eux, sont à l’image des seconds, les parvenus.
« Face au malheur de l’acosmisme : l’amour du monde. »
H.Arendt reprend à Max weber le terme de l’acosmisme pour définir le malheur des peuples parias, privés du monde commun, se réfugiant dans ce que Jan Patocka appelle « la solidarité des ébranlés ». Ces derniers se voient privés de la juste distance nécessaire à tout individu pour être acteur parmi les siens et dans le monde commun. Le juif parvenu, lui, tenant pour rien son origine, trahit, nous dit H.Arendt, le secret de son peuple. Seul le paria conscient  de l’être peut en luttant contre l’injustice majeure qu’il subit, se révolter politiquement ou, comme l’ont fait Heine et Kafka,en produisant une oeuvre littéraire ou artistique.
Cette exigence de lutte, la barbarie nazie n’en a pas eu raison car alors même que tout espoir semblait banni, H.Arendt prônait la gratitude envers le monde, le « souci du monde  » et la responsabilité, pour que se perpétue la condition de « la continuité de l’expérience humaine car cette expérience, même quand elle s’exerce dans la solitude de la pensée ne cesse jamais d’être habitée par la pluralité » nous dit M.Revault d’Allonnescitant ces mots d’H. Arendt : « Rien peut-être n’indique avec plus de force que l’homme existe essentiellement dans la pluralité que ce fait que durant l’activité de penser sa solitude actualise sa simple conscience en une dualité. »

Je remercie Monique Jutrin qui dans son article « Un visage d’homme, tout simplement » : m’a permis d’entrer dans l’oeuvre fulgurante de Benjamin Fondane.                                                                           
Il fut la figure exemplaire du « juif paria » conscient de l’être (selon la conception de B.Lazare) qui éprouvant l’impossible Réel de l’expérience qu’il vivait, a transformé la douleur en beauté. « Pour moi en particulier dans le poème le judaïsme n’est pas à proprement un élément thématique ….mais un élément pneumatique… Ma poésie est une intériorisation de ma judéïté » écrivait-il.
Convaincu de l’impossibilité du retour, dans une première version, avant Auschwitz, de son poème « Ulysse » il écrivait : « juif naturellement, et cependant Ulysse ». Après le génocide ce vers est devenu : « Juif, naturellement, tu étais juif, Ulysse »; plus trace de division, et à la place de cependant, il fait apparaître une deuxième fois le mot juif. Ulysse est devenu deux fois juif par l’obscène force des choses.
La place vacante de Dieu, ce qu’il nomme l’hiver de Dieu c’est, peut-on lire:  » Quelque chose comme un rien solide, substantiel, créateur d’actes ». A travers la profondeur des ténèbres les plus compactes, du désespoir, de la colère, jaillit comme un trait de lumière créateur d’acte.
Benjamin Fondane, poète roumain, commença en 1929, et en français, son oeuvre poétique. Après Auschwitz, il décida d’en faire un seul recueil, avec pour titre : « Le mal des fantômes. »
Il soutenait que l’expérience poétique était « une pensée restitutrice  » alors que la pensée philosophique était « consommatrice. »
« J’avais, moi aussi, un visage marqué par la colère, par la pitié et la joie, un visage d’homme, tout simplement! ».
Je vous invite vivement à lire intégralement le texte de B.Fondane que M.Jutrin nous offre pour clore son travail remarquable, la préface en prose de l’Exil, de B.Fondane.

La dernière partie des actes de ce colloque comporte douze interventions qui traitent de la littérature (Proust,Quignard..), de l’architecture, de la peinture, de la sculpture,de l’anthropologie, de la philosophie, de la psychanalyse, selon des perspectives multiples et variées . Dans l’embarras du choix, je n’en donnerai qu’un aperçu  sommaire.

Visage, mémoire, survivance : le visage dans l’art, Portraits d’exil.
 Céline Masson écrit sur « le travail du visage ».
Son exposé est à la fois érudit et sensible. Qu’il s’agisse de Gogol, Rembrandt ou de Giacometti, on sent que son point de vue  toujours très personnel s’appuie non seulement sur sa pratique et sur sa théorie de la psychanalyse mais aussi sur sa pratique de la peinture.
« L’artiste déploie des formes qui sont d’abord les traces mnésiques apparaissant sur fond de nostalgie » nous dit-elle et elle cite Van Gogh parlant de la douleur qui accompagne sa création l’assimilant à celle d’un accouchement  » tu peux regarder l’enfant mais tu ne peux soulever la chemise de sa mère pour voir si elle est maculée de sang ».
C’est en reprenant la formule de Lacan qui définit le tableau comme » un piège à regard » qu’elle analyse la nouvelle de Gogol intitulée Le portrait. Elle décrit le malaise du peintre qui, persécuté par le regard du portrait qu’il vient d’acheter, le recouvre d’un tissu et s’aperçoit que ça ne sert à rien : « Le portrait est entièrement découvert et le regarde le vise, le fixe dans son for intérieur.
L’auto portrait nous dit Céline Masson, « n’est pas seulement miroir mais mémoire où l’histoire se grave en lettres ineffaçables « , et à propos des portraits de Rembrandt elle dit du portraitiste « Il est le sujet de son sujet et le portrait est ce qui revient du dehors au dedans et du dedans au dehors et forme alors le dessous du portrait « .
Florence heymann  Dans « Albums de famille, visages de la mémoire et de l’oubli », nous parle d’un album de famille où le vu, le dit et le non-dit s’entrecroisent nous laissant entrevoir un monde de silence. Nous sommes saisis par le vif de sa quête d’une réalité disparue, Czernowitz.                                                  
Dans un premier temps, cherchant à repeupler  le vide, elle enquête auprès de ceux qu’elle pense pouvoir l’aider ; ils restent laconiques et se montrent réticents à montrer les photos dont ils disposent par peur de voir disparaître ces précieux » petits rectangles de papier » : volonté d’oubli, impossibilité à se remémorer ou refoulement salutaire.
Puis la recherche sur « la toile » lui a facilité la tâche et elle a pu avoir accès à des petits fragments d’histoire imaginée grâce aux clichés, la vie paisible d’avant la catastrophe, ou au contraire, avoir accès à des clichés de la déportation. Ce sont parfois « des pierres qui permettent de reconstruire un monde perdu », mais ils peuvent devenir « les symboles de la contrainte et de l’emprisonnement dans un passé inacceptable » (F.Heymann « Le crépuscule des lieux).
Cet bel écrit s’ouvre sur un moment  incontournable de vérité  lorsque l’auteur nous livre le rêve qu’elle fit à la toute fin de sa recherche : son père lui apparaît dans un lieu inconnu alors qu’elle est entourée de sa famille et de ses amis. Voici le texte qu’elle a écrit dans le livre déjà cité : « Viens » dit-il « que nous parlions, nous avons tant à nous dire. Mais il reste obstinément muet et, alors qu’il cherche une place pour s’asseoir manque de tomber dans le vide. Avec horreur je m’aperçois qu’il est aveugle ».
F.Heymann conclut sur son voyage pour Tchernivitsy, en 2000, trente ans  après le début  de sa recherche. Elle y a fait des photos pleines de lumière et de couleur ; mais il advint  alors que les enfants de la pièce à laquelle  elle avait fait allusion au tout début de son article, « les Papieren kindern  » partis pour faire fortune en laissant leurs parents sans nouvelles se raccrocher à leurs photographies, les enfants de papier, sont devenus comme si ,dit- elle, les générations s’étaient inversées », des  » Papieren eltern » des parents de papier.

Les organisateurs de ce colloque terminent cette aventure éditoriale sur deux figures emblématiques de l’exil, de la mémoire et du visage.
D’abord Pascal Quignard  dans l’oeuvre duquel  Xavier Martin
repère «  les visages d’exilés », nous parle de ce premier exil qu’est la naissance, suivi de près par un second presque aussi radical, l’entrée dans le langage. X.Martinsouligne le désarroi dont témoigne P.quignard au moment où il lit l’absence sur le visage de sa mère: « Ma mère cherchant son mot devenait l’apparence d’elle même, comme si la recherche en immobilisant les traits, ou en fixant le regard, imposait son masque sur le visage, un masque en tout point ressemblant.

Enfin  Emmanuel Levinas que Muriel Gillbert place à coté de J.Lacan dans le titre du dernier article, Levinas, le philosophe qui a voulu « traduire ce non Hellénisme de la bible » en termes « helléniques », qui écrivait que : « Seule la rencontre avec autrui a pour nom visage » et que « Voir un visage c’est déjà entendre : « tu ne tueras point » ».

Françoise Hermon-Vinerbet

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