Paul-Laurent Assoun

"L’énigme de la manie" La passion du facteur Cheval Arkhe Editions, 2010

Gérard Pommier est psychiatre, psychanalyste, professeur émérite de psychopathologie à l’université de Strasbourg, membre de Espace analytique, directeur de la revue La clinique lacanienne, cofondateur de la Fondation européenne pour la psychanalyse, et auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Que veut dire « faire » l’amour ? (Flammarion, 2010), Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse (Flammarion, 2004) et Les Corps angéliques de la postmodernité (Calmann-Lévy, 2002).

Note sur L’énigme de la manie de Paul-Laurent Assoun ( « transcription non réécrite par l’auteur » )

Je constate une fois de plus l’intrépidité de Paul-Laurent Assoun, qui aborde l’énigme de la manie, puisque énigme il y a. C’est peut-être la dernière du point de vue de la nosographie psychanalytique. La schizophrénie est déjà largement balisée, de même que les paranoïas, la mélancolie déjà un peu moins, quoi que dans un texte vraiment fondateur de Freud mais qui reste à déchiffrer, et c’est ce que je proposerai tout à l’heure. Quant à la manie, il y a de nombreuses citations de Freud qui sont collationnées par Paul-Laurent, mais il faut bien dire qu’il n’existe nulle part un texte unique. Quand je dis que l’énigme de la manie reste à établir, je ne parle pas de la description psychiatrique qui est déjà brosée. Je parle de ce genre d’énigmes qui sont dans les évidences d’observation et c’est bien le cas pour la manie, sans doute parce que c’est elle qui touche au plus près un des ressorts de la normalité, le genre de style hypomane qui nous prend lorsque nous arrivons à triompher, il faut bien le dire très sporadiquement, très cycliquement du vide d’objet de la cause du désir. C’est bien cela qui est fondateur pour l’ensemble de l’humanité : une sorte de cycle hypomanie/dépression, que nous pouvons vérifier pour chacun d’entre nous à chaque instant sans qu’il y ait pour cela de causes réelles.
Il est vrai que – pour la mélancolie Freud a bénéficié une fois de plus des avancées de Karl Abraham, mais on comprend tout de suite qu’il y a énigme lorsqu’il situe la manie au cœur même de la mélancolie et non pas comme son opposé – comme l’idée d’un cycle maniaco-dépressif pourrait le laisser entendre, ou pire encore, la dénomination « bipolaire », qui efface complètement la dialectique de cette psychose, de ce qui ne devient une psychose, que dans la mesure où notre hypomanie fondamentale, notre course en avant vers l’objet, est débridée par le défaut du nom. Je veux dire du nom propre qui arrime notre cycle à la culpabilité pour ceux qui prennent ce nom. Mais je vais trop vite dans ce qui reste seulement une pierre d’attente dans Freud, et que nous ne pouvons compléter que grâce à la question de la forclusion du nom avancée par Lacan.
Donc, coup de génie de Freud qui écrit à propos de la manie qu’elle est « une propriété » de la mélancolie, une propriété qui « demande le plus d’explications », « la manie n’a pas d’autre contenu que celui de la mélancolie ». On devrait donc pouvoir facilement déduire la manie de la mélancolie en s’aidant des différentes remarques sur la manie qui jalonnent l’œuvre freudienne. On devrait donc pouvoir, en s’attachant tout d’abord au processus, utiliser exactement les mêmes instances que la mélancolie, et c’est là qu’il y a une première question que je vais poser à Paul-Laurent. C’est une question terminologique, qui repose sur des incertitudes de traduction, qui finalement rendent le mystère encore plus opaque en français. Pour le dire en un mot, ces instances se présentent tout d’abord comme deux instances, celle du moi idéal, c’est-à-dire le moi introjecté par régression orale, et il y a ensuite l’idéal du moi qui persécute le moi idéal jusqu’à le précipiter dans le suicide. Il y a donc ces deux instances, moi idéal et idéal du moi entre lesquelles il y a un balancement mortel, et l’on comprend que ce balancement est ce qui donne l’allure d’un cycle. Mais s’il y a ce balancement, première question, on est obligé de supposer qu’il y a une troisième instance sur laquelle Freud ne s’attarde pas, mais elle est absolument présente, c’est ce qui se pose sous forme de la question suivante : Qui est-ce qui balance ? Il faut donc introduire un autre terme, le terme de celui qui balance, que Freud cite bien sous la forme d’un Ich. La topique et la dynamique impliquent donc bien trois termes et non deux comme pourrait le laisser croire l’allure cyclique, et la question qui se pose est celle concernant le Ich. C’est là qu’une simple erreur de traduction entraîne de très grandes difficultés par la suite, c’est que – en allemand – le Ich c’est aussi bien le « moi » que le « je », et dans ce cas, il me semble certain, car c’est seulement le contexte qui permet d’éclairer de quelle façon il faut traduire Ich, il me semble qu’il faut traduite par « sujet ». Il me semble que cette traduction permet d’éclaircir de beaucoup un certain nombre de problèmes. Il existe bien un sujet qui balance, mais il n’est pas arrimé, arrimé par son nom, c’est la lecture que je proposerais en me servant de Lacan.
Donc, ma première question est ainsi posée. Je ne reprends pas toute la description métapsychologique et même il faut le dire psychiatrique qui est parfaite, telle que la reprend Paul-Laurent, c’est également parfait. Dans ce rappel, je voudrais seulement souligner une notation très importante relevée par Paul-Laurent, et qui est laissée sous silence par la plupart des psychanalystes qui n’arrivent décidemment pas à comprendre que nous avons un corps, un corps qui réagit et que ces réactions elles-mêmes ont des effets psychiques. C’est là le point essentiel. Cette remarque qui est relevée dans le chapitre 2 de Malaise dans la culture, c’est que la manie est considérée comme un état d’intoxication sans toxique, formule lumineuse, en effet. La manie produit un toxique endogène, autrement dit des neuromédiateurs qui ont leurs effets propres et je vais y revenir moi aussi comme Paul-Laurent dans la fin de son travail.
Je viens de le dire dans la description classique et parfaite de la psychiatrie classique, il suffit de rajouter comme le fait Paul-Laurent, que dans la désinhibition généralisée de la manie, ce qui saute c’est le point de capiton : il saute dans le phrasé, dans l’agir, et dans la pensée. Et ce qu’il faut également interroger, c’est le triomphe, la joie débordante du maniaque. Ce sont là des affects comme vous l’aurez noté, mais des affects dont il faut comprendre le processus d’éclosion, à condition naturellement de ne pas s’embarrasser d’un mépris sommaire pour l’affect en général. Comme Freud le fait remarquer dans Psychologie collective et analyse du moi : « La doctrine de l’affectivité » est la « théorie de la libido ». Paul-Laurent a une très jolie formule à ce propos : « L’humeur est le thermostat de la pulsion ».
Mais je voudrais aller tout droit au problème qui est noté dès le début du chapitre 2, c’est que le virage potentiel de la mélancolie à la manie est tributaire d’un « événement », d’une mise en acte, événement dont je dois dire qu’il est forcément inconscient puisqu’il va être tout de suite masqué par la mise en acte. Un obstacle invisible a été levé, et c’est cet obstacle qu’il faut chercher à comprendre. Freud l’exprime très bien dans La psychologie des foules : « Le fondement de ces changements d’humeur est inconnu, quant au mécanisme du remplacement d’une mélancolie par une manie. La compréhension nous en fait défaut ». Comme le fait remarquer Freud dans un autre texte sur l’humour, ce revirement devrait être aussi « une explication de toute une série de phénomènes de la vie psychique normale ». Je laisse ce problème en pierre d’attente.
Avec le chapitre 3, je vais d’abord attaquer frontalement ma deuxième série de questions, d’ailleurs appuyées sur la première concernant la traduction. Ce sont des questions à propos desquelles je propose quelques hypothèses, en faisant un ou deux raccourcis conceptuels qui me semblent tout à fait freudiens. Le revirement, c’est ce qui est provoqué par un événement qui va entraîner une modification et elle va permettre plus exactement une identification du sujet et de l’idéal du moi. Le raccourci que je propose est très simple, c’est de considérer l’idéal du moi parmi les différentes acceptions qu’il pourrait avoir comme : « le père ». Je ne précise pas quelle instance du père, mais cela va apparaître parfaitement, c’est le père de la psychose. C’est bien là que certains Lacaniens sont embarrassés lorsqu’ils s’imaginent qu’il n’y a pas de père dans la psychose. Au contraire, il y en a un, un père terrible, un père sodomite, un père intuable, et c’est bien parce qu’il y a une identification du sujet à ce père-là qu’il se retrouve dans cet état maniaque. Il ne peut plus y avoir d’autocritique au moment de l’identification du sujet, (et non « du moi ») à l’idéal du moi. C’est donc bien un meurtre du père qui s’est produit, mais un meurtre selon les règles de la métapsychologie, un meurtre par identification au père.
Cette hypothèse m’amène à en faire une deuxième, qui est de bien distinguer l’issue maniaque de la mélancolie. Cela arrive fréquemment, c’était le cas par exemple d’Althusser qui passait d’un état à l’autre. Il faut donc distinguer, cette sorte de passage d’apparence cyclique, de la guérison de la mélancolie. Vous savez que, du temps où il n’y avait pas de psychotropes adaptés, le mélancolique guérissait spontanément après avoir énormément souffert. Il y avait bien sûr la « queue de la mélancolie » qu’il fallait surveiller, mais l’issue était ensuite très souvent une guérison complète. Tout se passait comme si le sujet avait suffisamment payé, et comme si d’un seul coup, ayant comptabilisé sa souffrance, il pouvait considérer qu’il était quitte. Mais quitte de quoi ? Quitte de sa culpabilité intense, et c’est le terme qu’il ne faut justement pas oublier. Culpabilité de quoi ? Culpabilité d’un meurtre comme je le proposerai dans un instant. Culpabilité plus exactement d’un meurtre perpétré sur des frères, plutôt que sur des pères, sur une succession de frères à l’occasion des deuils de la vie, dont le mélancolique se considère comme coupable.
Au fond, j’ai toujours compris le succès des séries d’électrochocs de cette façon : le psychiatre inflige au mélancolique une souffrance terrible, et du coup, cela active le processus de paiement de la dette par souffrance. Je me suis demandé si on ne pourrait pas, plutôt que des électrochocs qui infligent une souffrance physique avec parfois des séquelles, les psychiatres ne pourraient pas donner au mélancolique, s’ils en avaient le courage, une série de coups de fouet. Ce serait plus honnête. Après tout, il s’agit de traiter non pas un masochisme qui est la surface psychologique des choses, mais une culpabilité intense.
Dans la manie, au contraire, je donne ma traduction de ce passage de La psychologie collective : « Quelque chose dans le sujet coïncide avec l’idéal du moi ». Et la compréhension devient vraiment plus claire, si l’on considère que dans le même texte « l’idéal du moi contient la somme de toutes les limitations auxquelles le sujet doit se résigner et c’est pourquoi le recouvrement de l’idéal devrait être une fête grandiose pour le sujet qui pourrait se trouver à nouveau content de lui-même ». Avec cette référence-là de l’idéal du moi, il me paraît clair qu’il s’agit bien du père. Du père en tant que castrateur, répresseur, sodomite, etc.
Vous aurez remarqué de plus que cette allusion à la psychologie collective qui fait la banalité de l’état hypomane, correspond parfaitement aux états d’effervescence de la foule, tels que par exemple ils sont décrits par Durkheim pour expliquer les grands moments révolutionnaires quand le père change de légitimation. IL me semble qu’il y a bien dans le texte de Assoun la même hypothèse qui est suggérée dans un passage très important de la page 44 où une comparaison est faite entre la manie et l’assomption jubilatoire du moi, c’est-à-dire selon cet ordonnancement qui veut que l’enfant se reconnaisse… quand donc ? Au moment où il est appelé par son nom ! Cette convergence, on comprend tout de suite qu’elle provoque un état d’ébriété du sujet, c’est-à-dire qu’être identifié au père de la jouissance, c’est à l’instant même la sécrétion des médiateurs de la jouissance : des endorphines qui fonctionnent en effet comme un toxique interne.
En ce sens Freud rapproche, d’une manière vraiment visionnaire, l’état maniaque de la prise de drogue : « Il doit y avoir dans notre propre chimie des matières qui produisent la même chose » (in Malaise dans la culture). Je soutiendrais donc plutôt l’hypothèse d’un parricide par identification, j’en ai déjà proposé le schéma dans mon livre sur Althusser, avec une description de la parole maniaque, qui culbute sans arrêt l’interlocuteur grâce aux jeux sur les mots tout à fait inattendus qui, après avoir détruit la signification, détruisent l’interlocuteur et, par contrecoup, risquent de détruire le locuteur, sauf s’il recommence aussitôt la même opération comme le fait constamment le maniaque. En fait, il s’agit d’une accumulation de la dette par meurtres continués, et plutôt que de dire comme le fait Paul-Laurent, que le maniaque a un « crédit illimité », je dirais plutôt qu’il a une dette illimitée. Le meurtre sur le moi idéal de la mélancolie a ainsi été transféré sur le meurtre d’un alter ego, d’un petit autre. Au fond, c’est le même processus que dans la persécution paranoïaque, au moment où il y a un passage à l’acte. J’aimerais soutenir que c’est là le fait déclenchant du retournement, qui fait passer de la mélancolie à la manie. C’est l’événement qui fait passer de l’introjection du moi idéal d’une personne supprimée en pensée (à l’occasion d’un deuil, par exemple), qui fait passer cette introjection en projection, à partir de l’identification du sujet à l’idéal du moi. C’est ce qui arrive lorsque l’un des alter ego supprimés possède une caractéristique paternelle, à retrouver dans chaque cas. La caractéristique paternelle qui peut être celle d’un alter ego, au fond il me semble que le plus simple est de la considérer comme étant une caractéristique oppressive quelconque. Il est très facile de rencontrer un alter ego oppresseur, et de lui régler son compte, tout du moins en paroles, mais cela suffit pour que la mélancolie puisse brusquement s’inverser en manie. Le deuil révèle ainsi son véritable fondement qui est le crime. Pour cela, il ne faut pas oublier que l’objet pulsionnel introjecté, le petit a si l’on veut, dans la dimension objectale de la pulsion, c’est la même chose que le petit autre – ce qui a été d’ailleurs la première écriture de Lacan. Le petit autre détruit est incorporé par voie orale, c’est-à-dire réduit en effet à un objet pulsionnel, à un moi idéal pulsionnel. Que la mélancolie soit « surmontée », expression couramment employée par Freud, veut dire en réalité que c’est un petit autre qui est agressé à la place du sujet. C’est ce qui est bien résumé par Freud lorsqu’il écrit : « Le maniaque nous démontre de façon indéniable sa libération de l’objet dont il a souffert en se jetant comme un affamé sur de nouveaux objets ». C’est la surenchère maniaque, sa boulimie qui passe sans arrêt d’un objet à l’autre. En quelque sorte, on peut renverser à ce moment la phrase de Freud concernant la mélancolie où il écrit « L’ombre de l’objet tombe sur le moi », on peut l’inverser en écrivant que tous les objets sont mis à l’ombre.
On voit bien maintenant quel est le point commun entre la manie et la mélancolie, dans la mesure où « ce qui règne dans le surmoi est pour ainsi dire une culture pure de la pulsion de mort ». Cette pulsion de mort prête à suicider le mélancolique se retourne pour le maniaque en une agressivité portant sur l’essentiel, l’essentiel étant ici la déstabilisation constante de la signification.
Après ces questions vraiment hypothétiques, je voudrais dire toute l’importance qu’il y a à réfléchir au parallèle que fait Paul-Laurent Assoun entre l’état maniaque et les toxicomanies, au fond, l’une ne se différenciant de l’autre que par une prise de toxique exogène et l’autre, endogène. Au fond, nous sommes tous des toxicomanes par toxicomanie endogène dans la mesure où nous nous dopons dans notre action, au titre d’un résultat de notre hypomanie constante. La toxicomanie est en quelque sorte ce qui fait intervenir une pseudo-pulsion, qui met le manque en boucle, ce terme de pseudo-pulsion étant tout à fait freudien. (Vous pouvez trouver cela dans l’essai sur le refoulement). C’est vrai y compris, comme je viens de le dire, pour l’action ordinaire, qui provoque pour certaines actions des formes d’addictions qui produisent des neuromédiateurs et ensuite l’addiction à ces neuromédiateurs reproduit en boucle l’action elle-même. Ce sont donc des remarques d’une brûlante actualité, qu’il faudrait développer. Après tout, dans l’action aussi, il y a un terme parricide de l’action, puisque pour agir il faut prendre son nom. Au fond, plutôt que de parler d’objet perdu, il vaudrait presque mieux dire « personne assassinée ».
Enfin, dernière remarque sur la question du lien social, puisqu’après tout les principaux développements de Freud sur la manie sont dans La psychologie collective, il y a un paradoxe que souligne bien Paul-Laurent, entre la manie, qui est un état de folie subjective très individualisée, et la manie qui met le collectif en branle et d’ailleurs le collectif lui-même se met dans un état maniaque. C’est la fête. Encore une fois, et comme le fait bien remarquer Paul-Laurent, c’est la question du repas totémique, du moment d’effervescence de la foule qui lui offre son foyer originaire, dans une sorte de cérémonial maniaque. Il y a là une remarque d’une portée incalculable : car comment articuler l’idéal du moi privé sur un idéal du moi collectif ? Ce qui nous confirme dans l’idée que l’idéal du moi a toujours un pied dans le collectif.
Quant au cas enfin du Facteur Cheval, je manque un peu de documentation pour le discuter, mais je me demande s’il s’agit vraiment d’un cas de manie, car on ne trouve pas de références à une crise maniaque dans son histoire. Ne s’agit-il pas plutôt d’une forme mégalomaniaque de la psychose qui cherche à assurer le nom par une œuvre.

Gérard Pommier

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