Paul-Laurent Assoun Tuer le mort. Le désir révolutionnaire

Paris PUF, 2015

Olivier Douville psychanalyste, Association Française des Anthropologues, E.P.S de Ville-Evrard (93), directeur de publication de Psychologie Clinique.

 

Dans ce livre, un psychanalyste, Paul-Laurent Assoun, s’aventure à soumettre les corpus freudien (le mythe du meurtre du père) et lacanien (le statut de l’objet « a » comme objet pour le désir) à la possibilité d’une extension de l’hypothèse de l’inconscient au collectif. Son travail s’inscrit donc logiquement à la suite de ses travaux (essais et articles) qui misent sur la fécondité des recherches psychanalytiques en anthropologie et en histoire. Arrachant au registre sympathique mais vain des curiosa ou autres excentricités, le psychanalyste va choisir un moment symptomatique de la Révolution française, celui de l’extraction des corps des rois, événement qui eut lieu lors des années les plus rudes de la Révolution française. Le projet de l’auteur de ce livre est habile en ce qu’il remet au jour un pan oublié de notre histoire ; de plus se révèle-t-il hardi dans sa tentative d’explorer ce que peut avoir de fascinant et de décisif ce que souligne cette anecdote à la mécanique de cauchemar, soit la façon dont le désir de rupture généalogique qui palpite au sein même de toute entreprise révolutionnaire s’articule avec la nécessité de rejouer, dans le réel, l’acte du meurtre du père. Il fut un temps où les Maîtres de la Révolution ne purent s’affirmer comme tels qu’en redoublant le parricide par une annulation des totems et des tabous qui donnaient encore lustre à la royauté naguère encore régnante, soit les tombeaux des rois rassemblés non sans coaliser encore sur eux un reste de piété dans la Basilique de Saint-Denis. Avec cette excavation furieuse, le sacrilège fait son entrée dans une scène idéologique et politique avide de créer un mythe de l’homme neuf.

Dans son nouvel essai, Paul-Laurent Assoun s’empare donc d’un épisode aujourd’hui méconnu de la Révolution française et qui se déroula au moment où la politique de la Terreur régnait sans partage sur la France. Cette terreur qu’annonça la naissance du Tribunal Révolutionnaire en mars 1793 fut aussi intériorisée en chacun, et chez tous elle se doublait, au-delà de l’effroi qui glace, d’un appel trépidant à toute idéologie promettant enfin le renouveau absolu. À la terreur, qui vrillait chacun dans l’angoisse du présent et de sa cohorte d’arbitraires sans recours, correspondait aussi la volonté politique de défaire la France de son passé et de son histoire, volonté qui ne pouvait que frapper d’illégitimité tout le passé despotique qui avait forgé jusqu’alors ce pays dans ses splendeurs certes, mais dans ses cruautés et ses injustices atroces aussi.
Premier constat donc : la terreur toujours se double de radicalisation, c’est sa fatalité – l’inverse est tout aussi vrai. Et dans le même temps que dans l’airain des utopies se forgeaient à l’aide d’emportements riches  d’intelligence politique ces principes durables de fraternité qui, aujourd’hui encore, aident la majeure part des citoyens à vivre ensemble dans notre pays, le pouvoir régnant, c’est-à-dire celui des montagnards et de leurs affidés, rêvant et fondant la société la plus égalitaire qu’on ait jamais pu théoriser, était gagné par une fièvre de radicalisation dont le caractère improductif et cruel ne saurait échapper à l’attention des historiens. Cette époque fascine et révulse parfois, tant il nous faut nous rappeler que la terreur est précisément terrifiante, faute de quoi, peut-être, se mettrait-on à l’aimer. La violence des idéaux faisait se refermer la main du politique sur la vie des hommes et sur la mort des rois.

De quoi et comment la cruauté de cette radicalisation est-elle, en ce livre, interrogée par le psychanalyste ? En octobre 1793, les tombeaux de cette Basilique de Saint-Denis qui enfermaient en l’élan gothique de ses flancs les dépouilles des monarques passés furent ouverts et les dépouilles des rois de France furent en vrac jetées dans les oubliettes de l’histoire. Telle était l’illusion enivrante qui allait jusqu’à profaner au-delà des dépouilles des rois tout ce qu’une culture s’était donné comme tabou des morts. Détruire le mort, le tuer, réduire à un pur néant ces misérables restes qui n’étaient souvent qu’une boue au-dessus de laquelle stagnait une odeur de putréfaction, telle était cette prescription de jouissance qui faisait du théâtre de la république un nouveau monde avide d’abolir à jamais les ruines sur lesquelles il prenait encore ses assises ; ainsi et par la folie formidable et la dérisoire énergie de ce geste fatal, il n’y aurait plus de généalogie royale, plus rien alors qui rappellerait les lois de transmission du pouvoir. Ce n’est pas même que les rois fussent morts, c’est bien que la royauté en tant que telle était devenue l’imposture qu’il convenait d’abattre en diluant dans la tourbe et l’abject les cadavres des souverains passés. L’idée de l’Universel se tenait accoudée sur la folie des commencements radicaux, cette folie où l’histoire irait se dissoudre dans une origine purifiée rendue enfin et à tout jamais intacte et inentamable.
On entend fort clairement la rhétorique qui commande l’engouement pour le sacrilège. Non, la Révolution française n’a pas uniquement été la source féconde et décisive d’une redéfinition des rapports entre les hommes et le pouvoir politique, elle a aussi voulu démontrer par le fait l’imposture qui aurait été au principe de tout pouvoir politique antécédent à son « règne ». Le débat entretenu par les révolutionnaires porte ici sur ce que voudrait dire ce terme de « régner ». « Les rois ont-ils régné ? » la réponse révolutionnaire se veut la négation implacable d’une telle question. En effet, si, par nature, seul le peuple peut et doit régner, car c’est en quelque sorte sa mission et son destin, alors il en découle sans la moindre ambiguïté qu’aucun roi n’a jamais régné. Le caractère implacable d’un tel raisonnement à quoi la raison fournit sa logique et la passion son énergie impose aux révolutionnaires d’éliminer à tout jamais, d’aucuns diraient de forclore, les vestiges encore trop intimidants de la royauté. Il fallait pour cela défaire ce que pouvait avoir de réminiscences transcendantales le corps du roi, cette abstraction qui fit l’ossature des trois ordres abolis (clergé, noblesse et tiers état) et que ne représentait que trop la dépouille de chaque roi, chacune inhumée dans sa pesanteur singulière, excessive et insolente.

Cela, il ne suffisait point de le clamer, de l’écrire, de le faire savoir, dans une époque pourtant féconde en discours, en libelles et en intentions pédagogiques. Précipiter à tout jamais le souvenir des monarchies dans l’abîme sans retour, supposait de consumer toute une époque, celle dite par nous de l’« Ancien Régime », en s’attaquant pour la dissoudre à cet excès de réel, soit cette suite de cadavres royaux qui, en raison de sa simple survivance monumentale, indiquait encore qu’un ordre ancien puisse être tenu pour légitime et mémorable.

Aussi bien un postulat soutient ce livre sépulcral. Le voici tel que je me le représente : l’excès de réel qui aimante le dit « désir révolutionnaire » et contre quoi un tel désir vient buter, c’est l’inconscient.

C’est alors bien le collectif qui est hissé au rang d’objet d’investigation et non la psychologisation des comportements.

La césure est ici analysée entre, d’une part  la mise en place impérieuse du vocabulaire clos, désaffecté et implacable propre à la raison révolutionnaire et, d’autre part la logique des jouissances inconscientes. Jamais les révolutionnaires ne parleront de profanation. Ce terme tout rugissant d’une dimension sacrée est étranger à leur vocabulaire, tout de technique et de logique tissé. Toute la rhétorique de la remise à zéro, de la purification fonctionne ici à plein niveau. Qu’est alors le cadavre  pour une telle raison qui s’avance toute assurée de pouvoir tracer une démarcation définitive entre le licite et l’abject ? Le cadavre de ces monarques n’est rien de plus qu’une fluxion dont il faudrait épurer les consciences, les mémoires et les monuments. L’on ne cherchera ni sanctuaire, ni cimetière pour ces misérables restes. Et pourtant, nous indique le psychanalyste, dans la logique de l’inconscient il y a profanation et désir de profanation. C’est qu’on ne dissout pas un cadavre comme on fait tomber les statues des rois de Notre-Dame, ce que la Révolution a fait par ailleurs et tout aussi mécaniquement. Un cadavre n’est ni une effigie ni une statue. Quelque chose de l’increvable y insiste et y grouille, y suinte.

Et voilà le pathétique de l’histoire. Suffit-il de réduire un cadavre à un néant pour s’en débarrasser ? Suffit-il, en l’occurrence, de tuer le mort pour que la tension du rapport que les révolutionnaires entretiennent avec le corps de leur ennemi mortel s’abolisse ? Suffit-il d’aller au bout de cette jouissance qu’il y a à se faire le maître de la mort pour se retrouver enfin heureux et innocenté, pour s’enraciner dans cette sorte de paix où la raison triompherait d’être enfin réconciliée avec l’histoire ? Non. Des anecdotes déjà indiquent qu’un des destins de ces corps remis au jour par les excavateurs et les fossoyeurs  employés à cette tâche fut celui de finir non dans le néant mais dans des découpes qui firent de pièces détachées des corps excavés des  reliques. Ah ! ces bons restes d’Henri iv qui deviennent, à peine déterrés, objets de soin de la part de quelques terrassiers du lugubre.  Par le truchement de ces petites dévotions clandestines, de tels restes fonctionnent tels des défis à la volonté radicale de plonger chaque corps royal dans un même magma à dissoudre à jamais.  Là où l’on voulait abolir l’ancien une bonne fois pour toutes, le forclore, une mémoire performative se fait jour par le traitement de la relique.

Voilà pour l’anecdote qui ferait encore sourire l’historien lorsqu’il se penche au bord du charnier. Mais là n’est pas encore le pathétique ironique de l’histoire. Ces kaléidoscopes de détails dont l’auteur se fait le chroniqueur délicat et précis indiquent bien que, même déterré et destiné au charnier collectif, chaque roi conserve son individualité et cause, post mortem – des siècles parfois après sa mort – des mouvements d’estime ou de crainte différents dans cette mémoire populaire qui se révéla comme résistant à la volonté d’outrage. Mais il y a plus dans ce livre et qui nous renvoie à ce que peut avoir d’impossible le désir qualifié par Paul-Laurent Assoun de révolutionnaire, mais qui me semble être tout autant, sinon davantage, un désir de radicalisation. Renversons ici une perspective commune aux hégéliens que notre cher Alexandre Kojève fascine. Il est un moment où c’est bien la raison, lorsqu’elle se fait culte du Un et du commencement absolu, qui n’est que la ruse de la passion haineuse. Le corps de mon ennemi mortel s’il se réduit à un rien, à un néant, existe plus encore. Mais la haine qui visait l’autre étreint alors le sujet. Le crépuscule mélancolique débute par cette amère victoire. D’où des considérations qui, venant clore ce livre, offrent à penser le lien entre fanatisme et cruauté mélancolique de la tyrannie de l’Un. Plutôt actuel, n’est-ce pas ?

Olivier Douville

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